Uber m'a tuer | Les mobilisations des chauffeurs contres les plateformes numériques
Alors que les gilets jaunes n’ont pas fini de battre le pavé (un autre mouvement parti sur une question de mobilité, notez bien), la sociologue Sophie Bernard nous explique comment sa consœur, Sarah Abdelnour, et elle-même ont enquêté dès l’automne 2015 sur une mobilisation inattendue : celle des chauffeurs Uber.
France, 2009 : assouplissement des règles qui régissaient le secteur dit de la « grande remise (l’expression est tirée des remises où les cochers garaient jadis les plus grands carrosses en attendant leurs maîtres.) La profession de chauffeur de luxe devient désormais « exploitation de voiture de tourisme avec chauffeurs (VTC). Et Uber se rue dans l’ouverture et s’avère très vite un cas d’école : celui d’une entreprise emblématique du capitalisme de plateforme, qui tire profit en même temps qu’elle participe d’une tendance à la dérégulation du travail et de l’emploi. Mais si cette réussite fulgurante semble répondre à une demande des travailleurs (on reste au masculin parce qu’il s’agit très majoritairement d’hommes), très vite beaucoup déchantent.
Une situation d’indépendance sous dépendances. — Sophie Bernard
Automne 2015. Après la mobilisation plus prévisible des taxis, ce sont les chauffeurs de VTC eux-mêmes – les « partenaires » en langage Uber – qui se groupent pour protester contre leurs conditions de travail. Intéressées par les profils atypiques de ces travailleurs mobilisés – des travailleurs indépendants, donc isolés, et normalement en concurrence les uns avec les autres –, les deux sociologues expliqueront précisément le caractère a priori improbable de cette mobilisation par leur statut professionnel, hybride sinon totalement ambigu - dans différents pays d’Europe, on assiste d’ailleurs à des tentatives de requalification de ces relations en contrats de travail.
Comment passe-t-on d’un engagement dans l’indépendance à une organisation collective ? Qui en sont les leaders ? Quels rôles jouent les syndicats ? Et quels registres d’actions pour quelles revendications ? Entre sociologie, ethnographie et science politique, Sophie Bernard raconte comment une entreprise s’installe, se rend irrésistible à coups d’incitants et de primes avant, très vite, dès que les chauffeurs sont assez nombreux pour être parfaitement interchangeables, de durcir conditions de travail et politique tarifaire. Baisse du prix des courses, hausse de la commission, concurrence organisée en interne y compris sur le plan qualitatif, travail à crédit (achat d’une berline), dépendance exponentielle aux applications… L’exercice se voulait lucratif et valorisant, il s’avère progressivement une forme moderne d’esclavagisme. Et Sophie Bernard nous dresse un portrait assez glaçant de ce qui attend travailleurs et travailleuses quand le marché de l’emploi se voit assimilé à un marché comme un autre, régi uniquement par une application informatique, donc par la seule loi de l’offre et la demande. Avec en filigrane cette ultime question : comment y résister ? Ou mieux : comment résister sinon collectivement ?
Sophie Bernard est professeure de sociologie à l'Université Paris Dauphine et chercheuse à l'IRISSO. Spécialiste des mutations du travail, elle a analysé les processus d'automatisation dans les services, et les transformations des modes de rémunération.
Elles mènent toutes deux actuellement une enquête auprès des chauffeurs de VTC travaillant par l'intermédiaire des plateformes numériques en France.
Le cycle Pour un numérique critique et humain 18-19
De décembre 2018 à juin 2019, au rythme d’un rendez-vous mensuel, nous aborderons les impacts du numérique sur le travail.
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