Des révoltes qui font date #48
1975-79 // Génocide au Cambodge après la prise de pouvoir des Khmers rouges
Sommaire
Le génocide khmer
Le 17 avril 1975, Pol Pot et son armée de Khmers rouges attaquent la capitale du Cambodge, Phnom Penh, et prennent la ville sans faire couler de sang. Ils évacuent la cité, prétextant l’imminence de bombardements américains, et installent un régime totalitaire maoïste dans tout le pays. Depuis la fin des années 1960, le pays connaissait des troubles politiques. Le roi Norodom Sihanouk avait abandonné en 1966 sa politique de neutralité dans la guerre du Vietnam et ne s’est pas opposé au passage des troupes nord-vietnamiennes sur son territoire, en route pour approvisionner le Sud. En 1969, il confiait le gouvernement au général Lon Nol, très anticommuniste, en échange d’une aide américaine bien nécessaire dans un pays dont l’économie se portait mal et qui était sans cesse attaqué par la guérilla des Khmers rouges. Dès 1970, les États-Unis larguent des millions de bombes sur le territoire pour tenter d’éradiquer les Viêt-congs mais cela ne fait que déstabiliser encore plus le pays.
1975 est l’année zéro pour les Khmers rouges : ils font en effet table rase du passé. L’Angkar, la direction du parti communiste du Kampuchéa (le nouveau nom du pays), prône une société sans classes, basée sur l’agriculture, et poursuit les intellectuels, les enseignants, les moines bouddhistes, les médecins – toute personne ayant une certaine éducation. Il s’attaque également aux artistes, considérés comme trop influents par leur lien de proximité avec le peuple. De nombreux musiciens ont ainsi été envoyés dans des camps de rééducation et n’en sont pas revenus. C’est le cas de Sinn Sisamouth et Ros Sereysothea qui ont disparu sans laisser de traces.
Les villes sont évacuées, la cellule familiale est brisée, le travail est collectivisé, chaque personne est envoyée dans un camp et doit participer aux travaux dans les champs, dans des conditions similaires à de l’esclavage. Il n’y a que peu de nourriture, et des milliers de gens meurent de faim et de maladies tandis que d’autres sont exécutés pour diverses raisons. Le nombre exact de personnes tuées ne sera jamais connu mais le chiffre de 1,7 millions est le plus communément admis, soit plus de 20% de la population de l’époque.
Le 25 décembre 1978, le Vietnam envahit le Cambodge pour éviter le chaos sur son propre territoire, mettant fin à la toute-puissance des Khmers rouges. Les années 1980 seront encore marquées par des combats entre opposants des diverses factions. Au niveau humain, de très nombreuses personnes meurent encore de malnutrition mais aussi à cause de la multitude de mines antipersonnelles éparpillées sur tout le territoire, et tentent de se réfugier à l’étranger. Des camps en Thaïlande les accueillent avant un départ, pour certains, dans le reste du monde. Les accords de Paris en 1991 mettent officiellement fin à une guerre qui a duré 21 ans.
Cette politique des Khmers rouges est un exemple typique d’un changement de société qui se veut révolutionnaire, qui part d’une base zéro mais qui a tout à fait raté son but (utopique) d’origine : créer l’égalité entre les personnes, sans l’influence capitaliste et coloniale occidentale, et sans religion. Le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle en Chine sont assez similaires sur ce plan. Ils ont abouti à un génocide de millions de personnes qui n’entraient pas dans le moule préétabli des doctrines écrites sur papier.
« Holiday in Cambodia » des Dead Kennedys
Peu après l’invasion des Vietnamiens au Cambodge, le monde découvre avec horreur le génocide, en partie grâce aux témoignages d’anciens cadres Khmers rouges qui voulaient se distancier de Pol Pot et de ses proches. Différents artistes s’en inspirent pour composer des chansons. C’est le cas de Joan Baez qui écrit en 1980 le morceau « Cambodia », une chanson folk accompagnée à la guitare acoustique dans le plus pur style des protest songs des années 1960. Mais les temps ont changé, aussi musicalement. Les hippies ont vieilli et leurs voix ne portent plus autant. Dans différentes villes américaines naît un mouvement radicalement différent, bien plus percutant au niveau du son : le hardcore (dérivé du punk rock). Les morceaux utilisent une base guitare / basse / batterie assez minimaliste, les chansons sont courtes, les sons sont agressifs et distordus, les rythmes sont rapides et priment sur la mélodie.
Parmi les divers groupes aux origines du style, il faut citer les Dead Kennedys, formés à San Francisco en 1978. Jello Biafra devient le chanteur et fonde un label de disques, Alternative Tentacles. Le second single du groupe, après « California Über Alles » (déjà un morceau très politique), sort en 1980. C’est « Holiday in Cambodia », et sur la face B, on retrouve « Police Truck ». Biafra a co-écrit ce morceau avec son ami John Greenway et s’est inspiré de deux thèmes très différents qu’il a rassemblés dans un texte quelque peu surréaliste. À cette époque, les journaux relayaient des informations concernant le génocide au Cambodge et cet événement a marqué Biafra. Mais son humour étant particulièrement corrosif, il a juxtaposé ce génocide à la vie de la jeunesse dorée des campus américains, aux fêtes rassemblant étudiants saouls et jeunes filles un peu idiotes qu’il verrait bien en vacances dans le pays ravagé qu’est le Cambodge.
Holiday in Cambodia
So, you've been to school for a year or two
And you know you've seen it all
In daddy's car, thinking you'll go far
Back east your type don't crawl
Playing ethnicky jazz to parade your snazz
On your five-grand stereo
Braggin' that you know, how the niggers feel cold
And the slums got so much soul
It's time to taste what you most fear
Right Guard will not help you here
Brace yourself, my dear
Brace yourself, my dear
It's a holiday in Cambodia
It's tough, kid, but it's life
It's a holiday in Cambodia
Don't forget to pack a wife
You're a star-belly snitch, you suck like a leech
You want everyone to act like you
Kiss ass while you bitch, so you can get rich
But your boss gets richer off you
Well, you'll work harder with a gun in your back
For a bowl of rice a day
Slave for soldiers till you starve
Then your head is skewered on a stake
Now you can go where people are one
Now you can go where they get things done
What you need, my son...
What you need, my son...
Is a holiday in Cambodia
Where people dress in black
A holiday in Cambodia
Where you'll kiss ass or crack
Pol Pot, Pol Pot
Pol Pot, Pol Pot
Pol Pot, Pol Pot
Pol Pot, Pol Pot, Pol Pot, Pol Pot
Pol Pot, Pol Pot, Pol Pot, Pol Pot
Pol Pot, Pol Pot, Pol Pot, Pol Pot
Pol Pot, Pol Pot, Pol...
And it's a holiday in Cambodia
Where you'll do what you're told
A holiday in Cambodia
Where the slums got so much soul
Pol Pot!
Biafra avait d’abord écrit une musique dans le style des Ramones mais les autres membres du groupe l’ont rejetée et ils ont alors composé quelque chose de sinistre et très menaçant qui illustre parfaitement le côté corrosif des paroles. La pochette du single intensifie l’impact du morceau : c’est en effet une photo prise par Neal Ulevich à Bangkok, lors du massacre de l’université de Thammasat le 6 octobre 1976 suite à des protestations d’étudiants. Le clip lui aussi insère des images fortes, non pas du génocide cambodgien, mais bien de soldats américains en hélicoptère lors de la guerre du Vietnam, de bombardiers et de victimes brûlées par le napalm, faisant référence aux bombardements américains sur le territoire cambodgien en 1969-1970.
Note : le texte original parle de « how the niggers feel cold » mais Biafra a changé « niggers » en « black » dans ses versions ultérieures quand le batteur afro-américain D.H. Peligro a rejoint le groupe en 1981 (mais ce n’est pas encore le cas dans le clip officiel).
Pour en savoir plus sur le génocide cambodgien :
Les films de Rithy Panh, en particulier le coffret contenant quatre documentaires sur le génocide et L’Image manquante
Le Cambodge en 1980
En fiction, La Déchirure de Roland Joffé
La musique au Cambodge avant les Khmers rouges sur mondorama
Texte : Anne-Sophie De Sutter
Images, à gauche : Paul Mannix, Female victims of the Khmer Rouge, Security Prison 21, Tuol Sleng Museum (via flickr), à droite : pochette du single « Holiday in Cambodia »
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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