Le Bonheur au travail (Martin Meissonnier)
En Europe, les chiffres font état d’un taux élevé de ce que l’on appelle « désengagement », c’est-à-dire du peu d’intérêt – voire de la souffrance – que représente pour beaucoup le travail rémunéré. Ceci ne vient pas sans une lueur d’espoir. Porté haut par de jeunes entrepreneurs dont les succès caracolent sur les réseaux sociaux, c’est le discours selon lequel le passage de l’ère industrielle à l’ère numérique présente une réelle opportunité de changement, une chance de redistribuer les cartes, d’essayer de nouveaux agencements. Certes, aux travailleurs du XXIème siècle il sera demandé beaucoup, mais peut-être leur sera-t-il rendu plus encore. N’y voyez pas un sursaut de bienveillance de l’industrie à l’égard de sa main d’œuvre, mais davantage une conséquence de l’hégémonie de l’innovation. Dans une optique de dépassement et de création permanente, ce sont les esprits aventureux qui, dans un monde multipolaire, s’avèrent les plus rentables pour l’entreprise.
Ce que propose Martin Meissonnier à travers ce documentaire, ce n’est pas un tableau exhaustif du monde du travail, mais un panel de situations toutes plus ou moins heureuses et toutes plus ou moins exemplaires de ce nouvel ordre des choses, formes d’organisation du travail que l’on regroupe aujourd’hui sous le nom de néo ou post-taylorisme. Alarmés par ce que le désengagement de leurs salariés peut présenter comme baisse dans la productivité, des managers tentent des réformes pour remettre du sens dans le travail. Le point de vue consistant à dire que dans une affaire bien menée ce qui est profitable à l’un bénéficie nécessairement à l’autre semble ici trouver tout le crédit nécessaire pour assurer de longue vie au capitalisme. Entre-temps, aucun de ces modèles ne remet en cause le fondement même de l’économie actuelle qui est de faire du profit au sein d’un système d’exploitation généralisée.
Commençons par les faux amis. Les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ont la réputation de pouvoir offrir à leur personnel toutes sortes d’avantages en nature à côté de salaires mirifiques. De tels aménagements (espaces verts, salles de sport, transports gratuits, cuisine 5 étoiles et garde d’enfants) ne représentent aucunement une avancée en terme de droit et d’organisation. D’abord ces cadeaux tiennent pour une part minime dans ce que dépensent ces sociétés en promotion de modes de vie au centre desquels leurs produits sont érigés en outils d’émancipation. Ensuite, de l’argent, ces compagnies en ont suffisamment, suffisamment même pour sceller le silence quant aux aspects moins enviables des contrats, tels que, par exemple, la disparition de l’espace privé comme celle du temps libre. La Silicon Valley experte en autopromotion dispense du rêve, une sorte d’idéal ultralibéral de réussite individuelle dans un régime de concentration du pouvoir. Malgré une position dominante dans l’innovation, ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher un modèle qui résiste aux jeux de pression du marché et qui soit capable de faire redescendre un peu de sa puissance au niveau de l’humain.
La question se pose alors : comment faire le bonheur des salariés quand les moyens dont dispose l’entreprise – parfois au bord de la faillite – sont limités ? Voire, dans le cadre austère d’un service public ? — Catherine De Poortere
Qu’il soit leader, philanthrope ou simplement avisé, il y a toujours un libérateur par qui le changement arrive. Un détour par l’historique du constructeur de motos Harley-Davidson permet de prendre la mesure de l’ambivalence de ces compagnies, dont la mue démocratique, la « libération » (terme employé par Isaac Getz, consultant scientifique du documentaire et co-auteur, avec Brian M. Carney de Liberté & Cie Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Flammarion 2016) semble ne pouvoir se traduire positivement que dans des conditions de gouvernance exceptionnelles. Dans l’histoire de la marque, son nom est Rich Teerlink. En s’inspirant des techniques de lean management japonaises, il est celui qui, dans les années 1970, sauve la compagnie de la faillite. « Nous avons compris que notre plus grand atout était le personnel qui franchissait les portes de l’usine chaque matin. » Dans la foulée, le constructeur de motos connaît un regain de gloire entièrement redevable à l’extraordinaire esprit de collaboration mis en avant par Rich Teerlink. En dépit de cette nouvelle prospérité économique, le départ à la retraire du leader signe la fin des réformes et un retour à une ligne autoritaire dominée par la recherche de profit. Un exemple parmi tant d’autres qui montre bien que, dans un système capitaliste, le pouvoir réel est aux mains des actionnaires pour lesquels les travailleurs restent des données négligeables et ce quels que soient leur marge de manœuvre et leur niveau de responsabilité.
L’erreur est de croire que les gens ne travaillent que pour l’argent. Les gens sont heureux quand on leur donne un but, une liberté de choix, de la transparence, quand ils peuvent être maîtres de leur destin. — Vineet Nayar, président de HCL Technologies
Une telle profession de foi tient néanmoins sous silence le fait que les contraintes économiques dans lesquelles s’exerce cette soi-disant liberté du travailleur peuvent en elles-mêmes être si élevées qu’être « maître de son destin » ne signifie plus grand-chose si ce n’est une demande plus aimable d’acquiescer à son sort. À l’heure actuelle, les enquêtes montrent que le système répondant aux spécifications du néo-taylorisme ou post-taylorisme et comprenant la rotation des postes, l’enrichissement et l’élargissement des tâches, la constitution de groupes semi-autonomes et de cercles de qualité ne remplit pas ses promesses. Sans la bienveillance d’une figure hors-norme, la polyvalence, la flexibilité et l’autonomie attendues de l’employé s’élèvent comme des exigences additionnelles que ne dément pas un maintien global voire un accroissement de la prescription et du contrôle.
Reste à considérer (mais ce n’est pas le propos de Martin Meissonnier, tout au moins dans ce documentaire) la voie alternative que dessinent ces nouveaux espaces du faire que sont les hackerspaces, fablabs et makerspaces. En se détournant des grandes organisations, les makers montrent qu’il est possible, non seulement de remettre du concret dans la culture numérique, mais aussi, et surtout de redonner du sens à la matière, à la fabrication et à la transmission sans finalité commerciale. En défendant des causes aussi diverses que l’autonomie, l’écologie, le progrès par la connaissance, le partage, le bien commun, ils mettent en avant l’idée que le travail peut véritablement être une source d’émancipation. Quant au bonheur, c’est une autre histoire, et c’est peut-être mieux de marquer une distance entre des aspirations légitimes qui ne portent que sur une portion déterminée du temps de vie, et des affects qui englobent l’existence en son entier, dans sa dimension laborieuse et publique, mais aussi dans sa dimension de loisir, privée, intime, personnelle.
Catherine De Poortere
article paru à l'origine dans Détours,
magazine gratuit de PointCulture
Le Travail #1 - septembre à décembre 2018
Le film sera projeté dans les PointCulture en ouverture de la saison 2018-2019 Le Travail :
- Vendredi 5 octobre à 18h - PointCulture ULB - Ixelles
- Samedi 6 octobre à 16h - PointCulture Bruxelles
- Samedi 6 octobre à 16h - PointCulture Liège
- Samedi 6 octobre à 16h - Auditorium de l'Université du travail - Charleroi