Des révoltes qui font date #64
15 avril – 4 juin 1989 // Manifestations et massacre sur la place Tian'anmen à Pékin
Sommaire
Nouvelles réformes ?
En 1986, Deng Xiaoping, leader suprême de la Chine, avait demandé à Zhao Ziyang, Premier ministre puis Secrétaire du Parti communiste chinois, de prendre en charge un programme de réformes politiques. Les réformes économiques étaient en effet entravées par un système politique trop rigide, marqué par la corruption et les inégalités grandissantes. Mais au sein du Parti communiste, deux lignes s’affrontaient : réformateurs et conservateurs. Deng Xiaoping était au départ plutôt ouvert à la nouveauté, mais des manifestations étudiantes en 1986-87 le poussent à choisir le camp plus conservateur. Il limoge alors Hu Yaobang, le Secrétaire général du Parti et choisit comme Premier ministre Li Peng. Le gouvernement chinois est alors mené par deux groupes aux idées différentes, d’un côté Zhao Ziyang et de l’autre Li Peng. Leurs dissensions jouent un rôle important dans les événements du printemps 1989.
L’élément déclencheur d’un vaste mouvement de révolte
Le « mouvement du 4 juin » ou « massacre de la place Tian’anmen » commence en avril 1989 avec un événement particulier, un déclencheur quasi anodin mais qui prend très vite des proportions gigantesques, comme c’est souvent le cas dans de nombreuses révoltes et révolutions. Hu Yaobang meurt le 15 avril des suites d’une crise cardiaque. Il a toujours été admiré par le peuple pour le courage qu’il a montré à la fin de la Révolution culturelle et pour son côté réformiste. Dès le 16 avril, des rassemblements spontanés ont lieu partout dans le pays, demandant sa réhabilitation. Le 18, quelques milliers d’étudiants et civils se regroupent sur la place Tian’anmen. Le mouvement gonfle très vite : dans la nuit du 21 au 22, ils sont déjà 100.000 sur la place qui est alors bouclée par la police. Ce rassemblement est pacifique, mais divers slogans appelant à des réformes apparaissent. Au cours du mois de mai, le mouvement prend encore plus d’ampleur, à Pékin mais aussi dans le reste du pays, où les étudiants sont rejoints par des ouvriers en grève. Le 13 mai, un millier d’étudiants commence une grève de la faim, marquant un tournant décisif dans les manifestations : le gouvernement entame des discussions avec les étudiants mais il n’y a que peu de résultats.
Au même moment, Mikhaïl Gorbatchev est en visite dans le pays, amenant avec lui toute la presse internationale – ce qui a de l’importance dans la couverture de la révolte. Les médias étrangers sont plutôt favorables au mouvement de revendication des étudiants et ils s’intéressent de près aux événements. Même la presse locale est, pour une fois, peu touchée par la censure, et l’information se diffuse rapidement dans tout le pays. Il y a un réel désir auprès des jeunes manifestants et plus largement du peuple d’un basculement vers un régime démocratique. Le mouvement est pacifiste et ressemble par moments à une grande fête. Même des conservateurs rejoignent la foule.
« Je n’ai rien », l’hymne des manifestants
Dans les jours qui mènent au massacre, un chanteur rock, alors âgé de 24 ans, Cui Jian, se rend fréquemment sur la place Tian’anmen, discutant avec différents meneurs du mouvement étudiant. Sa chanson « Je n’ai rien » (« Nothing in My Name » ou 一无所有), composée en 1985, était devenue un hymne de la révolte en cours. Trompettiste et guitariste, il avait formé en 1984 son premier groupe rock, influencé par les Beatles, les Rolling Stones et les Talking Heads. Il est à la source de ce style en Chine, avant lui aucun chanteur n’avait quitté le domaine de la variété, à part quelques reprises de standards occidentaux. D’ailleurs, même les artistes européens ou américains ne se produisaient pas sur les scènes chinoises, à part quelques-uns, approuvés par le Parti communiste, de Jean-Michel Jarre aux Chieftains, sans oublier Wham !.
Cui Jian veut sortir du circuit bien rôdé de la pop et s’exprimer librement. Dès ses débuts, il compose des chansons qui expérimentent au niveau de la musique et des textes. Ceux-ci parlent d’individualisme, de liberté et de sexualité et sont fort éloignés des ballades pop sirupeuses de l’époque. En 1986, il se produit sur la scène du stade des Travailleurs de Pékin et ceci marquera un grand tournant : le public entend pour la première fois un artiste qui dit frontalement et ouvertement ce qu’il pense. Il se démarque totalement, avec sa guitare et son look de rocker. C’est là qu’il interprète pour la première fois son futur morceau phare, « Je n’ai rien » devant une foule subjuguée.
Je n'ai rien
Je t’ai demandé sans fin, quand viendras-tu avec moi ?
Mais tu me ris toujours au nez, je n'ai rien
Je veux te donner mes rêves, je n'ai rien
Mais tu me ris toujours au nez, je n'ai rien
Oh, quand viendras-tu avec moi
La terre tourne en dessous de moi, la rivière coule à côté de moi
Mais tu me ris toujours au nez, je n’ai rien
Pourquoi te moques-tu de moi ? Parce que je n’abandonne pas ?
Dans tes yeux, est-ce que je n’aurai jamais rien ?
Oh, quand viendras-tu avec moi ?
La terre tourne en dessous de moi, la rivière coule à côté de moi
Ecoute, j’ai attendu trop longtemps,
Alors je vais te faire une dernière demande,
Je veux te prendre par la main
Et t’emmener avec moi
Cette fois, ta main tremble
Cette fois, tes larmes coulent
Serait-ce pour me dire que tu m’aimes même si je n’ai rien ?
Oh, viens avec moi maintenant
La terre tourne en dessous de moi, la rivière coule à côté de moi
Oh, viens avec moi maintenant
Je t’ai demandé sans fin, quand viendras-tu avec moi ?
Mais tu me ris toujours au nez, je n’ai rien
Je veux te donner mes rêves, je veux te donner ma liberté
Mais tu me ris toujours au nez, je n’ai rien
Les paroles, prises au premier degré, parlent d’une jeune fille qui méprise un garçon parce qu’il n’a rien, mais si on cherche le sens caché, on se rend vite compte qu’il s’agit d’une métaphore pour décrire une jeunesse sans libertés et abandonnée par son gouvernement. Le titre chinois, « Yi wu suo you » ne possède pas de sujet et se traduit littéralement par « Ne rien avoir ». Il peut donc être compris doublement comme « je n’ai rien » ou « nous n’avons rien ».
À Tian’anmen, Cui Jian enchaîne, les yeux bandés, avec un autre morceau, « Un morceau de tissu rouge », demandant à la foule d’également se bander les yeux. Ce bout de tissu renvoie au brassard remis par Mao aux Gardes rouges le 18 août 1966, lors d’un rassemblement sur cette même place. Il donnait ainsi sa bénédiction pour la poursuite de la Révolution culturelle. C’est ce bandeau qui cache les yeux de l’artiste sur la pochette du disque.
La répression et la massacre
À la tête du Parti communiste, les avis divergent et c’est finalement la voie de la répression qui l’emporte. Le 19 mai, Zhao Ziyang est limogé et la loi martiale est votée le jour suivant par les partisans de la ligne dure autour de Li Peng, soutenu par Deng Xiaoping. L’armée tente de prendre le contrôle de la ville tandis que la population pékinoise envahit les rues et construit des barricades pour tenter de contrer son avancement. Dans la soirée du 3 juin, et le 4, des soldats tirent, blessant et tuant de nombreuses personnes (aucun chiffre exact des victimes n’existe à ce jour – les estimations allant de 186 tués à 10.000). L’arrivée des tanks sur la place Tian’anmen le 5 juin marque la fin de la révolte étudiante et le début d’une sévère répression dans tout le pays – aujourd’hui encore, ces événements ont été gommés de l’histoire chinoise et il est impossible de trouver des informations à ce sujet sur les sites internet locaux.
« Je n’ai rien » était un morceau contestataire qui a donné à la foule l’espoir d’une vie plus libre et plus ouverte, mais ces souhaits ont été anéantis par le massacre et la répression qui ont suivi, et le milieu du rock chinois connaîtra un contrecoup dont il mettra plusieurs années à se relever.
Texte : Anne-Sophie De Sutter
Image de gauche : place Tian’anmen, une photo de Mores (wikicommons)
Image de droite : Cui Jian, une photo de Mario Pires (en creative commons via flickr)
Les autres photos viennent du site officiel de Cui Jian.
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
Dans le même dossier :
- Grandir est un sport de combat « Olga » d'Elie Grappe
- Tragique dissonance : « Chers Camarades ! » d’Andreï Kontchalovski
- « The Revolution Will Not Be Televised » – Gil Scott-Heron
- Mouvement des gilets jaunes / Un documentaire de François Ruffin et Gilles Perret
- Opposition à la 2ème centrale nucléaire à Chooz / Une ballade du GAM