Les malheurs de Sophie : « Playlist » de Nine Antico
Sommaire
Pas de matelas
Sophie dessine comme elle regarde les hommes : avec appétit et détermination. Elle a deux idées fixes : publier une BD et, comme le dit la chanson, que l’amour véritable vienne à elle. Constamment à l’affût, elle voit en chaque homme un amant éventuel, en chaque rencontre une possibilité d’embauche. Mais Paris étant Paris, le chemin s’annonce plein d’épreuves et, tant sur le plan professionnel que sentimental, les mésaventures s’enchaînent à un rythme vicieux. Par exemple, on lui dit qu’elle est trop vieille pour entrer dans une école d’art. Il est vrai qu’à 28 ans, n’avoir pour compagnon d’insomnies qu’un matelas infesté de punaises pourrait en décourager plus d’un(e). Pas Sophie. Entre autres boulots alimentaires, elle occupe un poste de serveuse, en duo avec sa meilleure amie (Laetitia Dosch), elle aussi aspirante artiste.
Combien d’espoirs fugaces, de déceptions minuscules agrémentées de toutes petites erreurs de jugement peut-on supporter sans donner l'impression de faire du sur-place ? De s'enliser ? De répéter le même schéma ? Les mésaventures de Sophie donnent lieu à une succession de vignettes d’un comique acide. Cette construction a le mérite de mettre en évidence les limites de la bonne volonté. Car ce n’est pas seulement une question de malchance, de mauvais choix, de mauvaises rencontres ou d’inadéquation. Dans tout ce qui déraille, dans chaque porte qui se referme, dans chaque personne qui ne répond pas ou qui soudain fait volte-face, se rejoue inlassablement la même scène de l’exclusion. Sur cet échiquier, Sophie n’est pas la plus mal placée, loin de là. Pour peu qu’elle ne fasse pas trop de vagues, le fait d’être blanche, jolie, sociable, ambitieuse et culottée devrait lui assurer un niveau d’intégration acceptable.
Hors des cases
Il n’y a rien de particulièrement original dans les galères de cette héroïne aussi bien actuelle qu’intemporelle. En confiant à la fiction des éléments de son propre parcours ou de celui de ses proches, l’objectif de Nine Antico n’est pas de créer un personnage atypique, hors norme, inadapté. Comme le montre une pratique de la bande dessinée longue de deux décennies (Le Goût du paradis, Girls Don’t Cry, Coney Island Baby), la cinéaste souhaite avant tout réaliser des portraits qui sonnent juste. Le format syncopé de ce premier film tourné en noir et blanc renvoie à une intention qui s’est fait jour progressivement, d’abord sous la forme graphique. En croquant ses proches, Nine Antico a eu envie de leur donner une voix, des histoires, de faire entendre leurs questionnements, leurs errances, leur musique intérieure… Ce sont des détails, des observations de ce genre que met en scène Playlist, des bouts de vécu saisis sur le vif, sans début ni fin, et qui suivent tantôt le fil d’un désir, tantôt celui d’une idée, tantôt celui du mauvais coton quand ils prennent un chemin buissonnier, pas forcément le pire d’ailleurs.
Dans un récit constitué de décors très balisés, la dépiction du milieu de la BD introduit une note de fraîcheur bienvenue. Les métiers du dessin, on les connaît mal. De façon très diffuse, ce qui apparaît en pointillé est à la fois singulier et représentatif. Singulier du fait d'une activité qui prend sa source à la marge des flux commerciaux reconnus. Représentatif car on retrouve là tous les travers du monde de la microentreprise et du management moderne. Les pérégrinations de Sophie, qui la conduisent d'une maison d'édition à une école d'art, d'un salon de vente à la fréquentation de quelques auteurs et potentiels lecteurs, lui donnent à jouer le rôle d’un Candide dont le comportement somme toute aimable se heurte de plein fouet aux pratiques déviantes dont elle n’a pas les clés.
Les chansons d'amour
On pourrait penser que la cinéaste, qui a longtemps collaboré avec la presse musicale tout en œuvrant à son propre fanzine, s’en donne à cœur joie en proposant, de manière un peu redondante, sa propre playlist – des morceaux issus de la mouvance lo-fi des années 1990. Mais comme tous les éléments de style du film, les chansons ont aussi leur part à jouer dans une narration quelque peu facétieuse. La voix off (interprétée par l'auteur-compositeur Bertrand Belin) participe de ce même jeu de dupes. Il ne s'agit pas, en effet, de prendre au pied de la lettre l’extrême sentimentalité du titre de Daniel Johnston (« True Love Will Find You in the End »). Cette émotivité, cette fragilité pleine de désarroi qu'exprime la musique contredit le caractère frondeur de l'héroïne qui l'entend dans sa tête. Il y a là un décalage révélateur d'un désir sans rapport avec son objet réel.
De chair et de mots
De la musique, un mélange de sérieux, d’humour, de rêve, de réalisme, un ton légèrement provocant sur un fond de délicatesse – et toujours beaucoup d’émotion... La rom-com arty, genre auquel on pourrait rattacher Playlist, a ses époques de prédilection et ses références incontournables. Nine Antico cite la nouvelle vague – Truffaut –, la comédie italienne des années 1950, Woody Allen. Pour le spectateur, Frances Ha de Noah Baumbach est une évidence. La série Girls un peu moins. Et pourtant. Sans se montrer aussi leste que Lena Dunham, les filles que filme Nine Antico sont, à l'instar des vibrantes New-Yorkaises, des êtres de chair et de mots.
Le duo d’actrices Sara Forestier–Laetitia Dosch contribue largement à inscrire le film comme un objet singulier dans un genre qui, on le constate, ne demande pas mieux que de muter. La cinéaste cale son regard sur leur subjectivité en mouvement. Le plan fixe a fonction de laboratoire qui les laisse libres de déambuler. On observe comment elles occupent l’espace, comment elles habitent cet espace bien particulier qu’est leur propre corps. Et si pour Sophie rien ne se passe de manière fluide, ni avec les autres ni avec elle-même, ce n’est pas qu’elle est mal dans sa peau. C’est bien plus subtil que cela. Les punaises de lit ou le kyste vaginal sont des images révélatrices d’une héroïne sans cesse contrainte de se déplacer et de faire preuve d’ingéniosité pour mener à bien les actions les plus ordinaires. Loin de n'être qu'une coquetterie, ce côté volontiers burlesque du personnage endosse la question de la place des femmes dans l’histoire du cinéma. On en a fait des êtres polis, gracieux, oublieux de leurs organes, des silhouettes taillées pour le désir dont ne s'exhibent que les morceaux les plus excitants. Le corps des femmes porte aujourd’hui de nouvelles interrogations au cinéma en termes d'actions, de narrations et de limites. Ainsi, les errances et protestations d'un personnage aussi déterminé que Sophie peut l'être, signalent que le rôle qui lui convient, et l'emploi correspondant, n'existent tout simplement pas encore.
Texte : Catherine De Poortere
Crédits images : © Atelier de production
Agenda des projections
Sortie en Belgique le 18 août 2021.
Distribution : September films
En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes :
Bruxelles, Le Palace, Le Stockel, UGC Toison d'Or, Kinograph
Jodoigne, L’étoile
Liège, Sauvenière
Louvain-La-Neuve, Cinescope
Namur, Cinéma Caméo
Nivelles, Ciné4
Rixensart, Ciné Centre
Stavelot, Ciné Versailles
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
Dans le même dossier :