Des révoltes qui font date #05
17 décembre 2010 // Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant s'immole à Sidi Bouzid
La Tunisie vivait depuis longtemps déjà sous un régime autoritaire et un pluralisme de façade. La situation politique et sociale annonçait la fin du règne de Ben Ali qui ne contrôlait plus entièrement le pays, lequel croulait depuis des décennies sous la corruption généralisée et le népotisme.
Le 14 janvier 2011, après quatre semaines de manifestations continues – grèves, sit-in, protestations contre le chômage qui touche la jeunesse, et plus particulièrement les jeunes diplômés, mais aussi contre la corruption et la répression policière – le président et sa famille s’enfuient du pays.
Un film militant bousculé par une révolution essentiellement non violente.
Le projet initial de Nadia El Fani n’était pas de réaliser un film sur cette révolte mais plutôt d’ausculter la société tunisienne dans son rapport à la religion à travers le mois du ramadan. C’est en août 2010 (six mois avant que ne débute la révolution), en pleine période de jeûne et peu avant la réélection du président Ben Ali, que la cinéaste franco-tunisienne était revenue à Tunis – ses films, jusque-là, ont tous été tournés en Tunisie – pour filmer un pays ouvert au principe de liberté de conscience (du moins plus ouvert que ses pays voisins) et questionner – ou placer, puisqu’elle va à leur rencontre – certains de ses concitoyens face à leurs propres contradictions… une manière de susciter le débat, pour aborder enfin le problème de la séparation du religieux et du politique.
Sur un sujet aussi délicat que celui de la religion, j’avais bien conscience que quand j’allais à la rencontre des gens, le fait d’être avec eux, devant la caméra, c’était quand même plus facile pour engager la conversation. Alors que je n’aurais rien obtenu de ce que je capte dans le film, au niveau de la « détente » des gens par rapport au sujet, si j’avais été derrière la caméra. D’abord parce qu’il y a une complicité un peu humoristique – les Tunisiens aiment bien la légèreté et prendre les choses un peu comme ça… – et aussi par le fait que je les bouscule et que j’aille très loin… Ils peuvent [donc] se permettre de faire quelques pas… — Nadia El Fani, entretien avec Anne Tézenas du Montcel pour UniversCiné, octobre 2011
Cette période du ramadan était de fait un choix délibéré de la part de la réalisatrice pour évoquer quelquefois l’écart entre ce qu’exige le quatrième pilier de l’islam et son observation au quotidien par une partie des citoyens… comme le montrent ces quelques plans volés où des hommes, en pleine journée, « dé-jeûnent », cachés derrière les vitres aveugles d’un café-restaurant. D’autres, interrogés dans la rue, font état de leurs petites entorses à la règle pour continuer à travailler le jour durant, sans pour autant pouvoir l’avouer publiquement par crainte de la vindicte. Par ces plans montrant ou évoquant des petits arrangements avec cette pratique culturelle et cultuelle, la cinéaste militante, laïque et féministe attire notre regard sur des pressions sociale et religieuse qui pourraient empêcher le pays d’entrer dans une ère progressiste – enfin débarrassé du religieux primant sur le politique – où les hommes et les femmes seraient égaux, où il y aurait davantage de justice sociale, où l’on pourrait vivre librement.
Aujourd’hui, tout se joue sur une question de morale religieuse. Et il est très difficile maintenant de contrer le parti islamiste à un niveau politique parce que lui, il se base sur un problème de morale. Là-dessus, on a du mal quand on est démocrate. — Nadia El Fani, opus cit.
C’est en plein montage (en France, durant l’hiver 2010) de son film initial que la cinéaste est rattrapée par l’histoire de la Tunisie et la révolution en marche. Le pays traverse en cette période un moment décisif. La société civile a enfin le pouvoir de s’exprimer librement et de s’engager en faveur de la citoyenneté et de la solidarité ; les premiers débats sur la laïcité apparaissent sur les réseaux sociaux… Nadia El Fani prend conscience qu’elle doit se rendre sur le terrain et filmer absolument tout ce qu’elle voit en train d’émerger.
Des débats s’engagent un peu partout dans la ville devenue une agora permanente et extraordinaire entre hommes et femmes, jeunes et vieux, pro-ceci et anti-cela… La cinéaste filme cette parole libérée, y compris des affrontements entre féministes et islamistes lors de manifestations. Un mot revient sans cesse – et peut se lire sur des murs taggés de la ville – : « Laïcité ». Pour Nadia El Fani, c’était le plus important : témoigner du combat des femmes, qui sont les premières à la demander, et montrer la détermination de jeunes qui la réclament.
« Le matériau est passionnant et, par la vertu de l'histoire, Laïcité Inch Allah est un document utile à la compréhension du printemps arabe », écrit Thomas Sotinel dans sa critique. « Quant aux défauts du film, ce sont sans doute ceux de la réalisatrice. Sûre de la justesse de sa cause, elle en fait essentiellement intervenir les partisans. On se rend compte que les laïcs tunisiens ne sont pas issus du petit peuple et que leur moyenne d'âge est plutôt élevée. » – Thomas Sotinel, in Le Monde, 20/09/2011
La réalisatrice a cependant l’honnêteté de ne pas cacher cet état de fait. Elle expose son point de vue – et s’expose, quitte à en payer le prix fort, comme le montreront la censure et les intimidations dont elle sera victime peu après la sortie de son film. Il s’agit pour elle d’un film militant en faveur d’une société plus juste et égalitaire, d’un combat pour le changement de l’article 1 de la Constitution tunisienne – qui décrète que l’islam est la religion d’État – et un moyen de demander la démocratie au pouvoir en place.
La fin du film, ouverte, incertaine en ce début de l’année 2011, invite à la réflexion, aux confrontations d’idées comme le montrent ces derniers plans d’une table ronde à laquelle participent, entre autres, la cinéaste et le philosophe, anthropologue et islamologue tunisien Youssef Seddik. Quelques interventions du public fusent… La question d’une laïcité ouverte et tolérante est devenue essentielle dans le débat qui traverse la société tunisienne – à ce moment et aujourd’hui encore – et sans doute plus généralement, dans le processus de démocratisation des pays arabes.
Marc Roesems
Quelques références pour approfondir le sujet :
Plus jamais peur (Au cœur de la révolution de jasmin) (Tunisie – 2011 – 74 min) de Mourad Ben Cheikh
Même pas mal (France – 2012 – 67 min) de Nadia El Fani
Révolte (France – 2014 – 208 min) de Cédric Tourbe
Le cinquième volet de cette série documentaire s’intéresse plus particulièrement à la situation de la Tunisie en 2011.
Kelmti Horra (World Village – 2012) d’Emel Mathlouthi
Le premier album d'Emel Mathlouthi, chanteuse, auteure-compositrice et productrice tunisienne, figure du printemps arabe, autant influencée par Bob Dylan que Cheikh Imam. Elle mêle ici mélodies arabisantes et arrangements électro, guitares électriques et orchestre de cordes, alternant l'arabe littéraire, le tunisien, l'anglais et le français.
The Rough Guide to Arabic Revolution (World Music Netword – 2013)
Cette compilation rend hommage aux printemps arabes en réunissant chants traditionnels, chansons et rap qui ont relayé les messages de protestations en Tunisie, en Égypte, en Lybie ou en Palestine.
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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Cet article fait partie du dossier Saison 2020-2021.
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