Qu'est-ce qu'un bon père ?
En prenant le risque de « perdre la face », l'être exposé à l'émotion s'engage aussi dans un acte d'honnêteté : il refuse de mentir sur ce qui le traverse, il refuse de faire semblant. Cela peut même, en certaines circonstances, apparaître comme un acte de courage que d'oser montrer son émotion. — Georges Didi-Huberman, « Quelle émotion ! Quelle émotion ? »
On trouvera peut-être étrange ce rapprochement entre Captain Fantastic, drame de Matt Ross et Cigarettes et chocolat chaud, « dramédie » (utilisons le terme puisqu’il existe) de Sophie Reine. Étrange et risqué tant le succès du premier, représenté par un Viggo Mortensen habillé de rouge et hirsute, risque de trouver quelques arguments supplémentaires dans le peu de séductions avancées par le second, la popularité de Gustave Kervern et de Camille Cottin ne pouvant se mesurer à celle de la star américaine. Et puis, sans rien savoir encore de leurs contenus respectifs, un Captain Fantastic fait tout de même plus rêver qu’un Cigarettes et chocolat chaud repris – ce que la majorité d’entre nous ignore – au refrain d’une chanson de Rufus Wainwright.
S’il faut rendre justice au travail de Sophie Reine, ce
n’est pas forcément parce que son film est génial (il n’est pas mauvais non
plus), c’est avant tout pour réparer cette injustice qui veut que sur un sujet
similaire, un enjeu de société majeur, le point de vue américain emporte la mise et ce, sans
que l'idéologie qu’il impose soit véritablement discutée, en
particulier dans son dénouement problématique.
[Avertissement au lecteur qui n’aurait pas vu l’une ou l’autre de ces œuvres : la suite du texte « divulgache » pas mal d'éléments d'intrigue].
On part d'une situation commune : les aventures d'un homme resté seul avec ses enfants après la mort de son épouse. L’un (Viggo Mortensen / Ben) tient à poursuivre le projet qu’il avait
en commun avec la défunte de vivre en autarcie dans la nature. Axé sur l’idée
de survie en milieu hostile (paradoxalement dans cette optique, la nature l’est autant que la société), son modèle éducatif convoque l’enseignement de diverses techniques de combat incluant initiation au maniement des couteaux, apprentissage de la chasse et maîtrise du langage considéré comme une forme de lutte. La vie pourrait-elle se concevoir autrement que comme un affrontement de chaque instant, ce type d'éducation, radicale et autoritaire, s'avérerait performative, violente et productrice de violence.
Le héros de Cigarettes et chocolat chaud est quant à
lui d'un tempérament tout différent. Ses conditions de vie ne sont pas non plus les mêmes. Pour payer le loyer de son humble petit appartement, Denis Patard (Gustave Kervern) doit en effet cumuler travail de jour et travail de nuit, ce qui lui
laisse peu de temps à consacrer à ses filles. Non que celles-ci s’en
plaignent étant encouragées, signe qu'on leur fait confiance, à développer leur autonomie, ce qu’elles font avec un brin d'hystérie et beaucoup d'imagination. Denis Patard,
comme Ben, récuse les règles et tient la loi en horreur. Mais chez lui, cette attitude de refus ne se résume pas en un discours nihiliste susceptible de justifier l'exercice d'une autorité abusive sur ses enfants. Son rapport avec ses
filles résulte plutôt d’un bricolage quotidien fait d’amour, de maladresse et d’ignorance. Timide, mal dans sa peau, boulimique accro à la malbouffe, l'adulte que Denis est censé incarner n'est pas très convaincant ; entre un travail de caissier à Jardiland et des activités nocturnes
dans un sex-shop, il a tout du loser inapte à remplir ses devoirs de père. Son
éducation – si tant est que le mot convienne à la vague camaraderie qu’il entretient
avec ses filles – se borne à encourager chez ces dernières ces formes de résistance douce que sont la joie et la créativité.
Qu’il s’agisse de marginalité choisie ou de marginalité involontaire, pour Denis autant que pour Ben, il semblerait que l’impossible deuil de l’épouse / mère adorée, n’ait pas été un facteur déterminant, mais plutôt le point de bascule vers le déséquilibre.
Quelle pourrait être la légitimité d’un mode de vie alternatif mettant en jeu
l’avenir des enfants ? Les deux films suivent des chemins parallèles qui ne
se rejoignent pas mais la question qu’ils posent est la même.
Par légitimité, il faut entendre quelque chose de
plus profond que le seul jugement de la société, plutôt un questionnement
moral sur l’emprise paternelle et ses limites.
Contre toute attente, c’est le plus fort, le plus
belliqueux qui renonce à faire valoir son système de valeurs. Sur des
motivations qu’on peut comprendre (santé des enfants, souci pour leur avenir…), Captain Fantastic rentre dans le droit
chemin : les enfants emménagent chez le beau-père fortuné pour réintégrer le cours d'une scolarité normale. De leurs aventures antérieures, ils conservent une santé éblouissante doublée d'une intelligence hors
du commun. De fortes individualités font de bons citoyens, c'est l'idéologie américaine sous son plus beau jour.
Cigarettes et chocolat chaud propose un dénouement bien plus subversif. Au risque de se voir retirer la garde
de ses filles, Denis Patard refuse de se
rendre à une convocation des services sociaux. En revanche, il n'est rien qu'il ne tenterait pas pour améliorer le cadre familial. Il faut dire
que loin des petits surdoués qui font honneur aux préceptes éducatifs de Ben, ses propres filles sont
assez étranges, étrangeté qui va pour l’une jusqu’à présenter les symptômes
d’une maladie neurologique. Qu’à cela ne tienne, avec toute l'apparence du flegme le plus incurable, avec toute la sensibilité rentrée qui le
caractérise, Denis Patard tient bon. L’unité et
la bizarrerie de la famille seront préservées. Sans rien exiger, il obtient de la société une forme de reconnaissance pour sa famille, essentielle et exemplaire : celle du droit d'exister à sa façon. On
laissera à Sophie Reine la responsabilité d’un tel optimisme. À sa décharge, il semble qu'elle ait puisé des éléments de scénario dans sa propre histoire en guise d'hommage à son père, auquel le film est d'ailleurs dédié. Ce qui nous importe, c'est de saluer le choix opéré par elle de sauver la faiblesse, et dans son geste, d'ériger la faiblesse en bravoure. Plutôt qu’un
héroïsme primaire qui, au final, promeut l’obéissance au service du pouvoir et de la norme, cette bravoure digne et
peu ostentatoire, c’est elle que nous aimons voir le cinéma défendre.
Catherine De Poortere
Un autre film aurait pu être discuté dans ce billet : La Vie sauvage de Cédric Kahn (2014), à la seule différence que la mère (Céline Sallette), vivante, entre en désaccord avec les vues de son mari (Mathieu Kassovitz) sur l'éducation des enfants. Hormis ce léger déplacement, la problématique est assez similaire à celle de Captain Fantastic, mais le traitement qu'elle reçoit lui donne une tout autre profondeur. À voir !