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Pointculture_cms | critique

« Shift » (Pauline Beugnies), journal et combats d'un ex-coursier

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En 61 minutes et 3 actes, le film de Pauline Beugnies, dynamique et intelligent, donne quelques clés de compréhension sur le capitalisme de plateformes qui gangrène le monde du travail contemporain, encore circonscrit – pour le moment – à certains secteurs d’activités mais qui, à l’heure de la crise sanitaire, a gagné en puissance… et pourrait, malheureusement, en inspirer plus d’un.

Sommaire

L’entreprise britannique de livraison de plats cuisinés Deliveroo a vu ses bénéfices considérablement augmenter depuis l’apparition de la Covid-19 partout dans le monde, du moins dans les villes où elle est – déjà – implantée. Ce qui est tristement logique. Avec le confinement et la fermeture de l’Horeca, beaucoup de personnes, ne voyant pas – ou ne voulant pas voir – la précarité du statut et des conditions de travail des coursiers, ont changé de comportement et se sont, en partie, rendues complices de ce type de « services ».

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Jean-Bernard Robillard, rue Lesbroussart, Ixelles

Jean-Bernard Robillard, le protagoniste (et co-auteur) du film, ne ressemble pas tout à fait à l’idée que nous nous faisons des (jeunes) coursiers travaillant aujourd’hui pour Deliveroo… Il était certes démuni – comme ils le sont tous – mais, au moment où il est engagé par l’entreprise, il a près de 40 ans. Ce qui n’est pas pareil lorsqu’on roule plusieurs dizaines de kilomètres par jour à Bruxelles, ville faite de creux et de bosses, à la seule force des mollets.

— « Je ne trouvais pas de boulot, j’avais un appart à payer, pas de chômage… Je n’ai pas eu le choix. J’y ai bossé d’avril 2016 à janvier 2018, une moyenne de 35 heures par semaine avec un contrat salarié via Smart. Je gagnais 1.500 euros net par mois. J’ai réalisé 5.347 commandes et parcouru près de 20.000 km. Les premiers mois, c’était cool. » — Jean-Bernard Robillard, site www.lacsc.be

Les premières images du film montrent notre homme, déterminé mais inquiet, devant le Palais de justice de Bruxelles. Les plaidoiries vont commencer… Deliveroo l’attaque en justice !

Rétropédalage temporel, cinq ans plus tôt, pour comprendre ce qui se joue ici et comment le héros du film en est arrivé à cette situation.

Shift se présente dès lors comme le journal filmé d’un ex-coursier qui raconte ses joies, ses déboires, son désarroi et son combat. Le film se regarde et se comprend à la fois comme un autoportrait (voix off du protagoniste et traces documentées par lui à différents moments de son aventure sociale) non dénué d’autodérision malgré la gravité de certaines situations, et le portrait d’un homme, de son combat face aux conditions de travail et au projet de société du capitalisme de plateformes.

Le montage serré et le recours à différentes sources (images tournées à la caméra professionnelle, autres images prises à la volée, au smartphone ou à la caméra pour casque de vélo, prises de vue par drone, images numériques et archives télévisées ; témoignages, entretiens et voix off) donnent une liberté de ton, qui permet au film d’échapper à certains codes balisés de nombreux films sur le travail ou standardisés pour des passages TV (alternant des séquences dans un environnement un peu impersonnel et des commentaires de spécialistes).

Le propos de Shift n’en est pas moins lisible ou moins compréhensible pour autant. L’astucieux enchevêtrement des sources et du rythme qui leur est imprimé – sans oublier une bande-son nerveuse et bien huilée – donne une dynamique cohérente avec le sujet haletant du film, pleinement incarné par le protagoniste qui, plus le film se complexifie, gagne en densité. Tout semble se passer comme si nous vivions les événements à la fois de l’intérieur (par la voix du narrateur – quelquefois preneur d’images et de sons) ou « tout juste » devant ou à côté (Jean-Bernard Robillard n’étant presque jamais hors champ de la caméra de Pauline Beugnies), nous laissant découvrir, pas à pas, l'épaisseur du sujet.

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Appli de Jean-Bernard

Le maillot à pois

Au début, tout semble « rouler » pour notre héros. Il a un horaire bien réglé, ne travaille pas les week-ends et réserve ses « shifts » à l’avance. Au moment de son engagement, les « shifts » ou tranches horaires sont de 3 heures. La première semaine, il est heurté deux fois ! Le danger est bien là… L’angoisse d’une possible chute et de ses conséquences graves est présente dans la tête de tous les coursiers mais l’adrénaline liée au danger et à la vitesse reprend le dessus, quelquefois de manière inconsidérée.

– « En fait, tu finis par aimer le risque. » — Jean-Bernard Robillard, "Shift"

Tout Bruxelles est cartographié dans sa tête. Il connaît les meilleures routes, les plus rapides, a appris à éviter tous les feux et les pires côtes. Jean-Bernard Robillard aimait son boulot et a assez vite reçu la récompense du meilleur coursier : le maillot à pois.

Échec de connexion

Puis les choses changent… On passe au second acte et le propos se complexifie. Si le titre du film fait référence à la tranche horaire dans le monde du travail, le premier sens du mot shift se traduit par changement.

Changement de stratégie de Deliveroo, qui impose désormais une nouvelle donne à ses travailleurs… et transformation personnelle de notre héros… comme la suite des événements nous le montre.

En juillet 2017, Deliveroo déménage le Service clients de Bruxelles à Madagascar (licenciant 14 personnes au passage), les nouveaux coursiers embauchés travaillent sous statut indépendant (donc plus comme les coursiers « première génération ») et un ultimatum est fixé au 1er février 2018 : tous les coursiers de Deliveroo doivent changer de statut et devenir indépendants car, selon l’entreprise, ce système leur sera profitable. Selon Mathieu de Lophem, General Manager Deliveroo (Benelux) de 2015 à 2018, « ce nouveau statut se prête beaucoup mieux au métier de livreur car il permet d’avoir plus de revenus, d’être plus flexible et de permettre au livreur d’organiser le travail autour de sa vie et non l’inverse. »

Les arguments avancés par la direction – une flexibilité appropriée, un esprit de « coolitude », un job d’appoint écologiquement « propre » pour des jeunes en soif de liberté – cachent assez mal la seule finalité de ce « modèle » économique : la rentabilité.

Plus qu’un modèle, il s’agit d’une idéologie qui ne reconnaît plus le travailleur en tant que tel mais comme un « partenaire occasionnel ».

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Coursier en attente...

Les coursiers apprennent ce changement de statut forcé par la presse, trois mois avant la date butoir.

Ils sont désemparés.

Désormais, ils ne seront plus payés à l’heure mais à la commande. Il leur faudra payer des cotisations sociales en tant qu’indépendants – qu’ils travaillent ou pas – et être en ordre de TVA. Cela veut dire aussi qu’il n’y a plus aucune couverture « accident du travail ». Tous leurs droits sont perdus et ils n’ont pas le choix.

Le protagoniste du film avait entendu parler du Collectif des coursiers… et décide de les rejoindre.

Un autre « personnage » apparaît... C'est Martin Willems (syndicaliste de la CSC), qui accompagne le mouvement de résistance du collectif.

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Martin Willems à la Bourse aux côtés des coursiers manifestants

Des actions sont menées : mouvements de grève, manifestations, lancement d’une pétition, tentatives de négociation avec Deliveroo… jusqu’à l’occupation des locaux de l’entreprise par le Collectif des coursiers…

Cependant, le combat est inégal. Pour les coursiers un peu trop « revendicatifs » ou « visibles », une « désactivation de compte » peut tomber (termes techniques qui reviennent à dire que quelqu’un est « viré »).

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Occupation des locaux de Deliveroo

Un pour tous

Pour communiquer rapidement sur le sort des coursiers, Martin parle à Jean-Bernard de la CRT (Commission administrative de règlement de la relation de travail). Il s’agit d’un service gratuit pour les citoyens, qui émet un avis consultatif sur le statut de travail adéquat, salarié ou indépendant. Cette commission, constituée d’un jury d’experts du travail (juristes en droit du travail, membres représentants de l’ONSS et de l’INASTI) a relevé plusieurs éléments pour qualifier la relation de travail que notre protagoniste avait avec Deliveroo : elle remet en cause sa soi-disant liberté d’organiser son temps de travail, pointe le contrôle hiérarchique exercé sur les livreurs et note, par ailleurs, que l’utilisation de la technologie GPS permet un contrôle exorbitant sur les coursiers.

Sa conclusion : la relation de travail de notre coursier avec Deliveroo est une relation de salarié et non d'indépendant.

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Jean-Bernard et Martin

Il s'agit là d'une victoire : les revendications sont légitimes et c’est la première fois en Belgique qu’une institution se prononçait sur le sort des livreurs.

Jean-Bernard Robillard se retrouve médiatisé… il lui fallait écrire, intervenir ici et là, autour de ce type d’économie, de ce capitalisme de plateformes...

Mais cette victoire est de courte durée : notre héros est cité à comparaître aux côtés de l’État belge.

Ironie de cette histoire, l’entreprise britannique attaque non seulement Jean-Bernard Robillard en justice pour avoir requis le service de la CRT (qui n’émet qu’un avis consultatif) mais aussi l’État belge, celui-là même qui, notamment grâce à la loi P2P, dite loi De Croo, a permis jusque-là à Deliveroo d'exister et de changer de stratégie !

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En plein désarroi... le courrier du huissier sur la table.

On change d'échelle avec la prise de conscience que Deliveroo s'organise à travers l'Europe. Ce faux statut d’indépendant n’est pas seulement un problème de coursiers, c’est aussi un problème social beaucoup plus vaste.

En 2017, 40 mobilisations ont eu lieu dans différents pays européens. Il y avait la volonté de se rencontrer et ce besoin de revendiquer ensemble, à un niveau international.

En novembre 2018, les coursiers créent la Fédération transnationale des coursiers à Bruxelles, où ils se réunissent, échangent, témoignent et tentent d'apporter de la matière aux syndicats pour réfléchir plus concrètement à ce type de problème au niveau européen.

Par ailleurs, l’un des points importants est celui des données : celles-ci sont censées être des données personnelles (celles des clients, des commerçants ou des livreurs) qui n’y ont pas forcément accès.

Une longue enquête de l’auditorat du travail auprès des coursiers a révélé des infractions de Deliveroo à la législation sociale. Ce qui donne lieu à un autre procès mais cette fois, c’est Deliveroo qui est attaqué en justice. Le juge devra trancher si la relation de travail à ses livreurs est bien salarié, comme le défend l’ONSS.

Le film devient militant… lorsqu’il s’agit de convaincre des livreurs nouvellement embauchés par Deliveroo et aucunement informés des droits, devoirs et responsabilités de leurs tâches… et, bien entendu, de ce à quoi ils peuvent prétendre…

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Martin Willems communique avec de jeunes coursiers et les informe sur leurs droits.

La tonalité de la fin du film est mitigée même si, dans cette aventure, notre coursier n'est plus aussi isolé ni démuni qu'il y a quelques années...

Le juge a invalidé la décision de la CRT sur la forme. Les discussions doivent reprendre sur le fond du dossier, fin 2021. Au même moment débutera le procès contre Deliveroo...

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Jean-Bernard Robillard et l'équipée sauvage...

Le film en ligne et Nosfuturs.net

Le film de Pauline Beugnies s'inscrit dans le projet de plateforme de créations documentaires et transmédias plus vaste, pensé et élaboré par le Centre Vidéo de Bruxelles, Nosfuturs.net, dont le thème est Le Travail qui vient.

Shift (Belgique, 2021, 61 min) est mis en ligne (à cette même adresse) et accessible à toutes et tous ce samedi 1er mai, jour de la Fête du Travail.

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