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Des révoltes qui font date #54

21 octobre 1967 // Tentative d'exorcisme et de lévitation du Pentagone en opposition à la guerre du Viêt Nam

The Fugs : "Tenderness Junction" (Reprise) -cover-banner
Sgt. Albert R. Simpson - Manifestation du 21 octobre 1967 devant le Pentagone
À l'articulation des champs activiste et artistique – entre l'écriture, la poésie, la chanson, l'édition et la provocation – Ed Sanders et Tuli Kupferberg du groupe "freak folk" The Fugs n'auront eu de cesse tout au long de la guerre du Viêt Nam de titiller le complexe militaro-industriel nord-américain. Jusqu’à régulièrement se faire arrêter, poursuivre devant les tribunaux ou ficher par le FBI.

Sommaire

1955 - 1965 – la première décennie d’une guerre de 20 ans

La guerre entre la République démocratique du Viêt Nam (Nord Viêt Nam), soutenue par la Chine et le bloc de l’Est, et la république du Viêt Nam (Sud Viêt Nam), soutenue par les États-Unis, la Corée du Sud, la Thaïlande, les Philippines, l’Australie, etc. allait durer vingt ans, de 1955 à 1975.

La guerre nord-américaine au Viêt Nam n’a jamais été officiellement déclarée et il y a longtemps eu un débat sur sa date de commencement. On considère souvent qu’un moment important de l’engagement des États-Unis dans le conflit est lié à l’envoi par John Fitzgerald Kennedy de 15.000 conseillers militaires en 1961. Mais c’est surtout à partir de 1965 que les États-Unis s’engagent lourdement dans la guerre, via des bombardements massifs (le demi-million de tonnes de bombes de l’opération « Rolling Thunder ») et une bataille terrestre particulièrement radicale au sud du pays (missions « search and destroy » et stratégie des « free fire zones » : tous les Vietnamiens qui demeuraient dans ces zones étaient considérés comme ennemis et tout homme en âge de porter les armes pouvait y être exécuté). En décembre 1965, il y a 185.000 soldats américains au Viêt Nam. Un an plus tard, ils sont le double, presque 400.000.

1965 - 1975 – une contestation grandissante aux États-Unis

Le 17 avril 1965, une première manifestation contre la guerre du Viêt Nam attire 20.000 personnes à Washington. Deux ans plus tard, le 15 avril 1967, entre 100.000 et 200.000 personnes défilent à New York contre la guerre. Le 21 octobre, 100.000 personnes marchent à Washington vers le Pentagone (détails ci-dessous).

Au début de la contestation, celle-ci est surtout le fait d’étudiants issus des classes moyennes et touche surtout les grandes villes libérales : New York, San Francisco, Boston, etc. Au cours des années 1970, au fur et à mesure que la guerre s’enlise, le mouvement s’élargit et se diversifie. Il est même rejoint par des anciens combattants revenus du front, par exemple les membres de l’organisation Veterans Against War. Les idées pacifistes font leur chemin dans l’opinion politique américaine et la perte du soutien populaire à la guerre sera – en parallèle aux revers militaires sur le terrain – l’une des raisons de la défaite américaine au Viêt Nam.

Mais dès les années 1960, en parallèle des grands rassemblements, des marches et manifestations, certains optent pour des formes de résistance plus radicales, par exemple en brûlant leurs documents militaires ou en tentant de fuir au Canada pour éviter l’enrôlement. Du 22 au 30 août 1968, de violents affrontements opposent forces de l’ordre et manifestants à Chicago lors de la convention du Parti démocrate. Les différentes branches de la contre-culture américaine y participent, dont les « yippies » (membres du Youth International Party d’Abbie Hoffman et Jerry Rubin), mais aussi Allen Ginsberg, Phil Ochs, le MC5, Norman Mailer, Noam Chomsky… ou Ed Sanders (du groupe The Fugs), qui s’en souvient très bien (la mémoire ravivée dans l’intervalle par la lecture de son dossier auprès du FBI) lorsque, environ 30 ans plus tard, il raconte – en vers – l’histoire de l’année 1968.

Ed Sanders - 1968, a History in Verse - extract 1

Ed Sanders : "1968, a History in Verse" - extrait 1

21 octobre 1967 : « Out ! Demons, Out ! », exorcisme du Pentagone

Comme évoqué ci-dessus, à la sortie du « Summer of Love » de 1967, le National Mobilization Committee to End the War in Vietnam organise une marche à Washington en direction du quartier général de la Défense, le célèbre Pentagone.

La composante artistique, poétique et libertaire du mouvement cherche à ce que ce jour d’action représente plus qu’une énième marche et cherche une idée pour titiller les médias, attirer leur attention, quelque chose qui parlerait à la fois au public de la contre-culture et aux révolutionnaires purs et durs... Et, « tant qu’à faire », qui permettrait de s’amuser en la mettant en place !

L’idée tombe : ils exorciseraient le Pentagone et tenteraient de faire léviter l’imposant bâtiment de 185.000 m³ à une hauteur de 100 mètres au dessus du sol ! — Philippe Delvosalle

Le jour J, Abbie Hoffman incite des couples à entourer le Pentagone d’un cercle de signes d’amour, Allen Ginsberg déclame des mantras, Norman Mailer lit un texte :

October 21, 1967 – Washington, D.C., U.S.A. – Planet Earth – We Freemen, of all colors of the spectrum, in the name of God, Ra, Jehovah, Anubis, Osiris, Tlaloc, Quetzalcoatl, Thoth, Ptah, Allah, Krishna, Chango, Chimeke, Chukwu, Olisa-Bulu-Uwa, Imales, Orisasu, Odudua, Kali, Shiva-Shakra, Great Spirit, Dionysus, Yahweh, Thor, Bacchus, Isis, Jesus Christ, Maitreya, Buddha, Rama, do exorcise and cast out the EVIL which has walled and captured the pentacle of power and perverted its use to the need of the total machine and its child the hydrogen bomb and has suffered the people of the planet earth, the American people and creatures of the mountains, woods, streams and oceans grievous mental and physical torture and the constant torment of the imminent threat of utter destruction… — Norman Mailer

Ed Sanders et les Fugs enjoignent les démons à quitter le bâtiment (l’enregistrement sera repris en face B de leur troisième LP Tenderness Junction qui parait sur le label Reprise, quelques semaines plus tard) :

L’acteur Michael Bowen a acheté 100 kilos de fleurs et les distribue aux manifestantes et manifestants qui les tendent aux jeunes militaires qui leur font face ou les enfoncent dans le canon de leurs armes, ce qui lancera l’idée de « flower power » et qui, immortalisé par le photographe de presse Marc Riboud, donnera « la fille à la fleur », la future photo iconique du mouvement. Chris Marker et François Reichenbach filment aussi les images de ce qui deviendra leur court-métrage La Sixième Face du Pentagone (1968, 28’).

Avant 1964, Ed Sanders poète, éditeur, activiste

Ed Sanders, le futur pont ou chainon manquant entre les générations Beat et hippie, naît à Kansas City dans le Missouri en 1939. En 1958, il arrive à New York – à Greenwich Village – en autostop. Il y étudie le grec.

En 1961, on retrouve déjà sa trace pour ses activités pacifistes : emprisonné pour avoir protesté contre le lancement de sous-marins nucléaires, il écrit « Poem From Jail » depuis sa cellule, sur du papier toilette.

peace-eye-bookstore-thefugs_com

En 1962, sous le signe de « l’œil oudjat » du faucon Horus (censé protéger, préserver, aider à maintenir le cap), il ouvre la Peace Eye Bookstore, une librairie qui fait office de lieu de rencontre pour la jeunesse bohème et radicale (voire « les petites frappes de la rue, les voyageurs, les visionnaires et les tarés », comme s’en souvient le poète Andrei Codrescu interviewé par Kembrew McLeod). C’est aussi depuis cette librairie du Lower East Side qu’il lance la publication Fuck You – A Magazine of the Arts et qu’il reçoit régulièrement la visite « intéressée » (perquisitions) des forces de police.

C’est également dans ce quartier [le Lower East Side] que le poète et éditeur Ed Sanders ouvrit la librairie Peace Eye où il multipliait les publications miméo [ou stencil] et répétait avec son groupe de rock underground rebelle, les Fugs. Peace Eye était située entre les avenues B et C, sur East Tenth Street, dans cette zone qui sera plus tard baptisée Alphabet City. Le coût de la vie y était moindre, mais l’existence plus rude. — Kembrew McLeod : "Downtown New York – Underground 1958-1976" - éd. Rivages Rouge

1964 : création des Fugs, entre folk bizarroïde et proto-punk

En 1964, avec le poète, dessinateur, activiste et éditeur Tuli Kupferberg, Ed Sanders fonde The Fugs. Le titre initial de leur premier album sur Broadside, en 1965, peut faire office de déclaration programmatique : The Fugs Sing Ballads of Contemporary Protest, Point of Views, and General Dissatisfaction. Leur musique est brute, ils chantent le sexe (« Boobs a Lot »), la drogue (« New Amphetamine Shriek ») ou le nihilisme (« Nothing » : « Monday, nothing / Tuesday, nothing / Wednesday and Thursday nothing / Friday, for a change / A little more nothing / Saturday once more nothing »). Leur fils spirituel (et futur complice de Kupferberg à la fin de sa vie) Jeffrey Lewis, y voit l’un des signes avant-coureurs du punk :

« The Complete History of Punk on The Lower East Side »

In '65 the Rounders met other beatnik intellectual thugs on East 10th Street
Who call themselves The Fugs

In April, they’re recorded by Harry Smith doing the Punkiest songs yet to exist
Lo-fi noisy shit about poetry, sex and drugs.

Avec leur style bien à eux, leur sens particulièrement aiguisé de la provoc’ (qui leur valu en 1969, dans une correspondance entre agents du FBI, d’être décrits comme « the most vulgar thing the human mind could possibly conceive »), Sanders et Kupferberg ne cessèrent de faire converger leurs convictions antimilitaristes et leur art (poésie, écriture, chansons, sens de la formule et du slogan).

En août 1965 ils intitulèrent une de leurs soirées « Night of Napalm » et à la fin de la même année, Ed Sanders avait un projet avec les cinéastes Shirley Clarke et Barbara Rubin pour un futur film intitulé Fugs Go to Saigon. William Burroughs devait y attaquer, déguisé en Carrie Nation, un repère de fumeurs d’opium à la hache, le poète et activiste afro-américain LeRoi Jones devait y jouer le rôle d’un agent de la CIA homosexuel, un combattant du Viet Cong devait prodiguer une fellation à un G.I. avec des dents empoisonnées, etc. ! Avec un tel scénario, le film s’avéra vite impossible à financer et ne fut jamais tourné.

1966 : « Kill For Peace »

En 1966, la même année qu’il publie son livre 1001 Ways To Beat the Draft (1001 manières de contourner la conscription), Tuli Kupferberg écrit la chanson « Kill For Peace » qui sortia à la fois en 45t et en album sur ESP Disk, le label new-yorkais culte qui faisait le mieux le pont entre freak folk et free jazz.

The Fugs : « Kill For Peace »

Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Near or middle or very far east
Far or near or very middle east
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace

If you don't like the people
Or the way that they talk
If you don't like their manners
Or they way that they walk,
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace

If you don't kill them
Then the Chinese will
If you don't want America
To play second fiddle,
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace

If you let them live
They might support the Russians
If you let them live
They might love the Russians

Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
(Spoken) Kill 'em, kill 'em, strafe those gook creeps!
The only gook an
American can trust
Is a gook that's got
His yellow head bust.
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, it'll
Feel so good,
Like my captain
Said it should
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill it will give
You a mental ease
Kill it will give
You a big release
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace

Le morceau allait rester une des chansons fétiches du groupe, régulièrement joué sur scène.

En 1971, la chanson réapparait dans W.R. : Les Mystères de l’organisme, le film que Dusan Makavejev a consacré à Wilhelm Reich. Dans une séquence impossible à tourner aujourd’hui à New York (ou dans toute autre ville nord-américaine ou occidentale d’après le 11 septembre 2001), Tuli Kupferberg s’y balade en treillis militaire et armé d’une mitrailleuse au milieu de badauds, de cadres et d’employés de bureaux – plus amusées qu’apeurés – fumant une cigarette au pied de leur immeuble.


1976 (et après) : Investigative Poetry

En 1976, Ed Sanders publie son manifeste Investigative Poetry pour une poésie documentée et documentaire, une démarche qui structurera son écriture pour les décennies suivantes avec par exemple une vie de Tchékov et une vie d'Allen Ginsberg en vers et une Histoire des États-Unis en vers, de plus de 2000 pages à ce jour. Les 220 pages de l'année 1968 de cette History in Verse abordent bien évidemment à de multiples reprises la Guerre du Vietnam et aux États-Unis la mobilisation contre cette guerre :

Ed Sanders : "1968, a History in Verse" - extract 2

Ed Sanders : "1968, a History in Verse" - extrait 2

Philippe Delvosalle

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