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Pointculture_cms | critique

« Une jeune fille qui va bien » de Sandrine Kiberlain

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Portrait d'une jeunesse sous l’Occupation par le prisme du récit d’apprentissage.

Irène a 19 ans, le théâtre est sa grande passion. À la maison, c’est elle qui tient la place de sa mère, ce qui ne l'empêche pas de préparer avec acharnement le concours d'entrée au Conservatoire. Mais de répétitions en répétitions, d’amies en amoureux, de cafés en salles de spectacles, de tablées joyeuses en apartés, le quotidien d’Irène a le goût des plaisirs qui ne durent pas.

Dans cet élan qui voit virevolter un personnage d’une séquence à l’autre, on reconnaîtra sans peine l’héritage de la Nouvelle Vague assorti à une façon très contemporaine de montrer les jeunes filles. Voyez Julie dans le film de Joachim Trier, Anaïs chez Charline Bourgeois-Taquet, Sophie chez Nine Antico ou encore Anne devant la caméra d’Audrey Diwan : leur vingt ans ont beau renvoyer à des époques très différentes, c’est la même énergie, le même esprit de décision, le même bouquet de flammes jetés dans le sombre fleuve de l’existence.

Pour son premier long métrage, Sandrine Kiberlain cale son regard sur celui d’Irène et, de ce fait-là, adopte la manière de voir d’une jeune fille anachroniquement moderne. Ici encore, Marivaux - inscrit au programme du Conservatoire - offre l'exemple d'une carte du tendre qui ne vieillit pas. Il y a quelque choses de la comédie romantique dans Une jeune fille qui va bien, un humour assez fin qui se confond à la bonne humeur ambiante, une maladresse qui mieux que les mots dit l'émoi des personnages et l'amour qui survient forcément là où l'on ne l'attend pas. Autre motif récurrent du genre toutes époques confondues : le rôle de confidente est dévolu à la grand-mère (merveilleuse Françoise Widhoff, cinéaste complice de Chris Marker et compagne d'Alain Cavalier) ; avec la bénédiction de cette femme en avance sur son temps, Irène va où bon lui semble, part seule à la rencontre des garçons et n'hésite pas à découcher en se moquant des conséquences que peut engendrer sa conduite sur elle-même et sur ses proches.

A vrai dire, tant de liberté étonne. Comme une mauvaise nouvelle que le décor s’efforcerait d'effacer mais que nul n’ignore, l'histoire d'Irène se déroule en 1942, au début des persécutions contre les Juifs. Une sérieuse anomalie surgit donc des manières affranchies qui dessinent la jeune fille. En cette période où une personne juive passe pour être de facto la cible de restrictions bien plus sévères, le carcan social qui, à cette époque, pèse sur la condition des femmes - surtout les jeunes - semble avoir oublié Irène.

S’il y a beaucoup à dire sur les effets potentiellement iconoclastes que peut produire à l’image l’apparente désinvolture d’un personnage que l’on sait condamné, l’idée se défend aussi dans ce qu’elle dit du rapport que le cinéma entretient avec la jeunesse, âge de tous les possibles. Il en va de même pour le concert de louanges à l’endroit de Rebecca Marder rappelant l’accueil enthousiasmé qui a salué la performance de Renate dans Julie en 12 chapitres. Sans remettre en cause les qualités d’interprète de ces actrices, l'émotion qui les entoure excède tant leur personne que les personnages qu'elles incarnent. Ce qu'elles représentent, à travers leur âge, leur beauté, leur fraîcheur, leur vivacité, tout ce qu'on appelle le charme ou l'éclat, c'est un état fugitif renvoyant à l’essence même du cinéma qui est de filmer ce qui va disparaître.

Ce qui fait que loin d’être une aberration historique, Irène répond en réalité à l’archétype de la jeune fille en fleur. A travers elle, en mêlant souvenirs personnels et grande histoire, Sandrine Kiberlain exalte une vie qui s’affirme en dépit d’un contexte de menaces et violences au commencement d’une guerre dont on ne prend pas encore la pleine mesure. Irène, c’est le refus de sacrifier un début prometteur sur la connaissance posthume de la fin brutale. Loyal envers son parti-pris de subjectivité, le film ne montre dès lors pas ce que son héroïne ne veut pas voir. S’il fallait trouver une formule pour ce récit inclassable, documenté mais fantasmé, flou et néanmoins pertinent, ce serait de rendre la jeunesse à sa légèreté.

L’idée de raccrocher un portrait de jeune fille au récit de l’Holocauste n’est pas non plus sans fondement historique. On songe à Anne Frank, que l’on a pu retrouver récemment dans le bel essai d’animation d’Ari Folman, à Hélène Berr, à Charlotte Salomon… Or si parmi tant d’autres, celles-ci en particulier nous sont restées en mémoire, c’est que, bien avant de rejoindre les rangs des victimes du régime nazi, elles furent des artistes. Anne Frank et Hélène Berr écrivaient, elles ont laissé des journaux intimes, Charlotte Salomon a inventé un langage pictural duquel ont été conservées des centaines d’œuvres sous le titre Leben? oder Theater? En ce qui concerne l’existence imaginaire d’Irène, il y a l'art de la scène, un art vivant qui ne laisse pas beaucoup de traces. Une part significative d’Une Jeune fille qui va bien est consacré à ce travail de création éphémère, si proche de la vie comme le soulignait Charlotte Salomon, et qui, contrairement au cinéma, ne fait pas œuvre sinon dans l’instant.

Comme souvent chez les acteurs qui se mettent à filmer, on sent chez Sandrine Kiberlain un intérêt appuyé pour la technique des autres telle qu'elle se traduit dans le langage et les gestes, un rapport d’égal à égal, presque d’observation sur ce qu'un tel travail sur soi peut ouvrir comme manières d'habiter le monde. Tout au long du film, les évanouissements répétés auxquels Irène est sujette, évanouissements tantôt feints tantôt subis, manifestent on ne peut plus clairement comment l'actrice parvient à s'emparer et à se jouer de sa propre vulnérabilité. Ainsi, plutôt que de signifier par le cours des événements la fin inéluctable vers laquelle elle s'achemine, le film s'en tient à ce subtil transfert qui relègue l'angoisse à la périphérie. Dans cette ellipse, le cinéma vole à la photographie son pouvoir de suspendre éternellement un moment de bascule, de sorte qu'à deux pas de la ligne d'ombre, Irène peut encore répondre au regard qui s'attarde sur elle.


Texte : Catherine De Poortere

Crédit images © Cinéart


Agenda des projections

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Sortie en Belgique le 06 avril 2022.

Distribution : Cinéart

En Belgique francophone le film sera projeté dans les salles suivantes :

Bruxelles : Palace, Vendôme

Wallonie : Ath L'écran, Charleroi Quai10, Liège Sauvenière, Louvain-la-Neuve CinéScope (à partir de 13.04), Mons Plaza-Art, Namur Caméo, Nivelles Ciné4, Tournai Imagix, Stavelot Versailles

Luxembourg : Utopia

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