Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | focus

À Mons, Emelyne et Achille sont sur un vélo…

Emelyne Duval L'Abécédaire, double page
"Les Talents d’Achille" célèbrent les 50 ans de la disparition du poète surréaliste Achille Chavée. L’élan qu’il a donné à l’imagination libre vit chez de multiples artistes. Notamment dans les dessins et collages d’Emelyne Duval. Révolution surréaliste pas finie !

Sommaire

Le poète Achille Chavée, surréaliste et hennuyer, est décédé en 1969. Divers hommages lui sont rendus sous la houlette du Centre Daily-Bul & C° sis à La Louvière. « L’ABCD'aire » de Chavée est édité, illustré par Emelyne Duval. Cette dernière, dessinatrice et collagiste, expose un large travail inspiré par les mots du poète à La Maison Losseau, à Mons (Siège du secteur littérature de la province de Hainaut).

De quoi la révolution surréaliste est-elle le nom, encore aujourd’hui ?

Dans son ouvrage sur la longue histoire du productivisme et la manière, dense et immersive, dont il a organisé l’imaginaire moderne, Serge Audier évoque plus d’une fois le surréalisme comme une force imaginative ayant « fracturé le progressisme dominant à gauche », en ayant mis en évidence, notamment , « les arts dits primitifs et non occidentaux », dynamique culturelle indispensable pour déconstruire l’hégémonie de la culture savante, eurocentriste, et introduire de l’hétérogénéité, de la diversité de pensée.

Dans une perspective historique plus large, on pourrait dire que, par-delà les différences de contenu et de contexte, la révolution surréaliste est au XXème siècle ce que la révolte romantique fut au XIXème siècle : une dénonciation d’un certain rationalisme occidental et du capitalisme industriel. — Serge Audier

Achille Chavée a magnifiquement porté ce programme dans le contexte industriel, ouvrier et culturel du Hainaut. C’est une sensibilité qui reste fondamentale au-delà du XXème siècle tant ce rationalisme productiviste constitue toujours la base du système dominant, néolibéral.

Une pratique du collage comme mode de sentir, total, et pour détourner, subvertir les flux d’images quotidiens

Dans sa pratique continue du collage, Emelyne Duval s’inscrit naturellement dans l’héritage de ce surréalisme, plus exactement dans la pratique d’une révolution surréaliste permanente qui favorise des « disciplines » d’insubordination, de désobéissance, au niveau de la pensée, du sensible. Avant même de parler de collage, on devrait plutôt évoquer une respiration visuelle, tant l’artiste donne l’impression de respirer grâce à ce travail quotidien sur le flux d’images, inhalant sans cesse des motifs, des silhouettes, sans âges, datées ou toutes fraîches, et les exhalant recomposées, découpées et réagencées. La grande diversité de gestes, physiques et mentaux, nécessaires à cette activité produit l’oxygène vital, pour elle et celles et ceux qui se penchent sur ses œuvres, collages et dessins, et en hument la liberté sauvage, sous des dehors de doux décalages.

Les images rayonnent comme un mode d’emploi d'une vie partagée entre toutes les espèces, toutes les occurrences du vivant, l’humain retrouve la nature multiple, sans frontières anthropocentrées

Ce ne sont que des « belles images » ! Pas dans le sens niais que l’on peut donner à cette expression. Mais parce que, quasiment toutes, elles évacuent toute forme de manichéisme entre les différentes formes de vie, appelées au contraire à s’associer, à composer entre elles. Les écluses de la procréation entre humain, végétal, animal, minéral, animé et inanimé, sont largement ouvertes, sans plus aucun complexe. Plus la moindre rivalité, compétition, tout « collage », toute forme d’association, sont présentés comme l’ouverture vers d’autres possibles, une manière de court-circuiter notre culture dominante basée sur toute une série d’antagonismes culturels (féminin-masculin, chaud-froid, sec-humide, etc.). C’est pourquoi ces images sont si rayonnantes, même quand elles convoquent des symboles funèbres ou dépressifs. Même si tout n’est pas rose et que s’affichent, ici ou là, des physionomies catatoniques ou des personnages-composés interloqués par ce qui leur arrive, figés comme avant une crise de grand tremblement, d’ivresse d’au-delà.

Je me vermine et je me cache sous les couvertures, de nouveaux accès aux espaces de liberté

Voyez le dessin « Je me vermine ». (du poème « Je me de de » d’Achille Chavée). Le visage est envahi, traversé par des corps étrangers qui pointent comme des antennes, la jeune femme elle-même engendre de la vermine, à la manière dont poussent cheveux et ongles. Mais l’ensemble, tout en intriguant, semble s’opérer de manière harmonieuse, un nouvel être apparaît, de nouvelles complicités se forgent entre parasites et organisme parasité. De nouvelles beautés, décloisonnées, plus respirantes, s’élaborent, irradient. À aucun moment, l’artiste ne se cantonne à illustrer littéralement les mots de Chavée. Prenons « Je me cache sous les couvertures ». Il n’y a pas de couverture. L’image évoque l’enfouissement délicieux sous les draps, obscurité et protection matricielle, pendant lequel l’imagination part librement à rebours, pour trouver au fond du lit, loin de tout et si près de soi, des bonheurs très simples, des presque riens qui deviennent des mondes, ainsi l’image de ces jambes approchant un soleil végétal, nouvel astre autour duquel tourner, roue florale à actionner pour voyager, tête en bas, dans les airs.

La matière complexe des compositions, puisées dans les restes de ce qui était déjà des formes de collages, cahiers, livres annotés, notes, anthologies de sentiments, fragments de temps passés

Du côté des collages, c’est la matière qui attire, agrippe. Particulièrement perceptible dans la vitrine où Emelyne Duval présente , autour de « l’Abécédaire » qu’elle a illustré, les recherches et expérimentations, à partir de bouts de papier, morceaux de cartons, autant de fragments démembrés de livres, de cahiers, de carnets de note, chargés de l’âme de ceux et celles qui les ont maniés, de ce qu’ils y ont lu, de ce qu’ils y ont inscrit et où viennent s’immiscer des personnages découpés, échappés d’autres livres, des ustensiles surprenants, des organes volants, des combinaisons technologiques loufoques. Les textures de cartons éméchés, la trame décousue et apparente d’un dos de couverture, le motif décoratif, tel un papier peint d’un intérieur d’une autre couverture, où viennent voler des yeux égarés d’où sortent des influx striés, où un plongeur acrobate reste suspendu, plié dans son saut.

Le collage pour laisser advenir l’indispensable impensé, impensable

Et voyez ce « Il arrive que l’on pense à des choses impensables ». Une tête de femme sur le corps d’une autre femme, elle tient, devant sa bouche et son nez, un boîtier, probablement appareil photo ou caméra. Une sorte d’organe extérieur qui s’incruste, boîte noire qui interfère en injectant des images, des photos, forcément hors de tout contrôle, multipliant les sources de l’impensable. Source de déstabilisation, source aussi de nouvelles sensations qui peuvent engendrer de l’addiction. En arrière-plan, surtout, un buvard, de cette texture qui absorbe, en provenance de ce qui nous entoure, nous affecte, et au croisement de l’intime et de l’extime, bien plus que ce que l’on pense retenir (à la manière de notre cerveau qui enregistre beaucoup plus d’informations que celles dont nous avons conscience et qui referont surface à un moment ou un autre, au fil de nos collages interprétatifs du monde). Ce buvard est décoré d’une constellation de traits d’encre, ramification rythmée d’invisibles écritures, oubliées, plus exactement des restes d’écritures, la part de l’écrit qui n’a pas été retenu dans la version officielle, c’est le surplus d’encre conservé dans le buvard, évoquant la part que le langage rationnel n’a pu fixer et qui attend de reparaître.

Chaque image est un monde, un roman. Les ramifications – explicites et implicites, voulues et involontaires, convergentes et divergentes – entre les images et les mots du poète forment un monde infini. Il est possible de rêver indéfiniment devant chacune des œuvres, en imaginant surtout tout ce qui les rassemble en une seule volonté d’échapper aux assignations d’un marché capitaliste qui entend maîtriser le flux d’images qui nous inonde.

Pierre Hemptinne


Emelyne Duval : À petits pas

Jusqu'au dimanche 8 décembre 2019


Maison Losseau
(Siège du secteur littérature de la province de Hainaut)
37-39 rue de Nimy
7000 Mons


Par ailleurs, Emelyne Duval a illustré L’ABCD'aire d’Achille Chavée, édité par le Centre Daily-Bul & C° et participe à une exposition collective au Daily-Bul (La Louvière)