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« Absence et ordonnée d’Anaïs » : une fiction radio de Joachim Glaude - Interview

Joachim Glaude - photo Némo Camus - bannière
‘Absence et ordonnée d’Anaïs’ est une fiction radiophonique qui se présente comme un 'road trip' contemporain entre Bruxelles et Sarajevo. La force inaltérée du format audio permet encore et toujours de redéfinir un imaginaire qui n'appartiendra qu'à chaque auditrice et auditeur. Le réalisateur Joachim Glaude convoque ici la mémoire de ses différents protagonistes à travers l'omniprésence de voix qui forment le cœur même d'un fil narratif hanté par une phrase qui revient comme un fil rouge : « Je suis née à Sarajevo, une nuit de février où il avait beaucoup neigé... ». Une œuvre qui agit comme une immersion dans le passé et le présent à travers un parcours de vie marqué par les fêlures de l'Histoire. Nous avons rencontré Joachim Glaude qui nous parle de la genèse de cette création, de son travail et de ses projets à venir.

- David Mennessier (PointCulture) : Comment travailles-tu la matière sonore ?

- Joachim Glaude : Comme une matière qui porte en elle un sens, une matière qui est la trace d’une réalité qui préexiste et déborde cette matière.

Si je fais une prise de son à l’endroit X et à l’instant T, ce lieu et ce moment sont inscrits dans l’enregistrement et je dois donc à cette réalité du respect. Pour autant bien entendu que la prise de son soit réussie, c’est-à-dire qu’elle soit pertinente, qu’elle raconte ce lieu et ce moment. — -

Et c’est bien tout l’enjeu d’une prise de son. Qu’il s’agisse d’enregistrer une voix, une ambiance, un instrument de musique, un geste, une situation… la question à se poser est toujours « qu’est-ce que ma prise de son documente ? » Si elle ne documente rien, alors elle est bonne pour la poubelle. Quand il s’agit de la travailler, c’est donc encore une fois la notion de respect qui me vient en premier à l’esprit. Je ne suis pas un sound designer, je n’ai jamais été très bon à manipuler électroniquement les sons. J’aime utiliser des sons concrets. Par exemple, si j’ai besoin d’une nappe sonore, je vais faire passer un avion et l’intégrer organiquement dans le récit. C’est probablement mon amour pour les audio-naturalistes comme Chris Watson et les ethnomusicologues comme Alan Lomax qui est à la base de cette approche.

- Pars-tu systématiquement d'un récit rédigé en amont où est-ce que c'est ton travail de collecteur de sons qui détermine le fil narratif à venir ?

C’est un aller-retour. L’histoire induit des sons à enregistrer et en même temps, quand j’écris, tous les sons que j’ai enregistrés jusqu’ici sont quelque part dans mon esprit et induisent probablement mon écriture. Par exemple, je vais peut-être avoir l’idée de situer une scène dans un marché parce que je sais que j’ai de belles prises de son de marché et ça va générer une situation particulière, un dialogue avec un·e marchand·e de légumes. Mais si j’écris une scène qui se passe dans une piscine et que je n’ai pas de sons de piscine, j’irai en enregistrer. Il serait inconcevable d’utiliser des sons que je n’ai pas enregistrés moi-même. Mais pour être honnête, Absence et ordonnée d’Anaïs est ma première réalisation, alors c’est un peu prématuré de dégager des méthodologies de travail. Mais oui, en tout cas voilà comment j’ai travaillé. Je suis allé à Sarajevo pour faire des prises de son de la ville, c’était indispensable. J’aurais probablement pu m’en sortir avec des sons enregistrés dans d’autres villes car la radio permet ça. On peut situer les personnages dans un lieu avec très peu d’éléments sonores. Mais éthiquement, je devais y aller. Et puis, au-delà de ça, je ne me serais pas senti légitime d’écrire sur une ville dans laquelle je n’ai jamais mis les pieds. D’ailleurs c’est ce voyage à Sarajevo qui a déterminé des lieux dans lesquels se passent les scènes du père.

Joachim Glaude : "Absence et ordonnée d'Anaïs" - texte - photo Nemo Camus

Joachim Glaude : "Absence et ordonnée d'Anaïs" (texte) - photo (c) Nemo Camus

- Comment se déroule le montage d'une fiction comme celle-ci ? Le vois-tu comme un work in progress dans lequel les propositions musicales et textes lus sont générés en studio au moment des rencontres ou tout est très écrit à l'avance ?

Le texte préexistait intégralement aux enregistrements des voix. Il est évident que les actrices et acteurs ont fait des propositions, lors des enregistrements, dont j’ai tenu compte, mais sans jamais perdre de vue la forme globale que je suis finalement le seul à maitriser. Pour le rôle d’Anaïs, Mercedes Dassy s’est vraiment accaparé le texte et l’a restitué avec ses mots propres. Je tenais très fort à ça : il fallait que les éléments essentiels à l’histoire y soient, mais la manière de les dire lui appartenait. Et c’est pour ça, je crois, qu’elle est si juste. Mercedes est formidable, c’est une danseuse et une chorégraphe indispensable… et elle est brillante comme actrice. Phillipe Allard, qui joue le rôle du père, était plus fidèle au texte, mais son statut dans la narration l’exigeait probablement. En revanche, il a fait énormément de propositions quant à la manière de colorer le texte d’une intention ou d’une émotion particulière. Au montage, j’avais des directions très différentes d’une prise à l’autre et c’est extraordinaire de pouvoir piocher dans chacune de ces propositions pour créer des ruptures aux moments opportuns. Voilà peut-être une des belles particularités de la radio, elle permet le jump-cut beaucoup plus naturellement qu’au cinéma.

- Est-ce que cette histoire s'inspire de faits réels ?

Le cadre historique est réel : les guerres d’éclatement de l’ex-Yougoslavie et plus particulièrement le siège de Sarajevo, qui a duré près de quatre ans (avril 1992 – février 1996). La crise politique qu’a traversée la Belgique en 2010-2011 est à la base de mon intérêt pour l’ex-Yougoslavie. On parlait d’une possible scission de la Belgique. À l’époque, je travaillais à la Première (RTBF radio) et je mettais donc énormément de journaux parlés et d’émission politiques à l’antenne. Aussi cette crise était absolument omniprésente, je veux dire elle l’était pour beaucoup de monde, mais le fait de travailler dans un média, entouré de journalistes, d’expert·e·s politiques… c’était encore autre chose. Donc je pense que j’avais besoin de prendre du recul, d’inscrire cette crise dans l’Histoire, peut-être pour dédramatiser ou désamorcer l’angoisse, je ne sais pas bien. Mais en tout cas, je me suis demandé à quoi cette crise pourrait aboutir dans le pire des cas… Et alors c’est mon adolescence qui a refait surface, car en réalité les guerres de l’ex-Yougoslavie étaient pour moi la première expérience de guerre médiatisée en direct et ça se passait à quelques centaines de kilomètres. À l’époque, je faisais celui que rien ne touche, j’écoutais Nevermind de Nirvana en boucle, mais il faut croire que j’ai été plus secoué que ce que je l’aurais cru… et vingt ans plus tard, l’adolescent que j’avais été rencontrait l’adulte que j’étais devenu et ça a mis en branle un processus de remise en question, de prise de conscience qui a été assez brutal. Quelque part, cette fiction en est l’aboutissement. Elle clôt un chapitre de ma vie, vraiment et surtout elle en ouvre un nouveau.

- Cette fiction prend-elle sa source dans des endroits et via des rencontres qui t'ont marqué ?

Il y a de mes proches et de moi-même dans ce récit : des petites phrases, des traits de caractère, des situations… Mais comme je suis pudique, je nous ai très bien cachés. Aucun personnage n’est une personne réelle en particulier mais chacun·e de nous est un peu dans chaque personnage. — -

Alors oui, ce sont évidemment des rencontres qui sont à la source de tout ça, d’ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? Et puis je pourrais aussi entendre ta question autrement et te parler de toutes les rencontres qui m’ont permis de croire en moi, de tous ces ateliers que j’ai suivis pour me former : Art Zoyd, Phonurgia Nova, l’ACSR (Atelier de création sonore radiophonique), Musiques et Recherches… Ces structures et les programmes pédagogiques qu’elles mettent en place sont indispensables et précieux… Je suis souvent resté très en retrait dans ces ateliers, je n’ai pas beaucoup parlé aux personnes formidables que j’y ai rencontrées, mais je les ai écoutées, ça oui…

Mercedes Dassy dans "Absence et ordonnée d'Anaïs" de Joachim Glaude - photo Nemo Camus

Mercedes Dassy dans "Absence et ordonnée d'Anaïs" de Joachim Glaude - photo Nemo Camus

- Comment dialogues-tu avec les différent·e·s intervenant·e·s qui participent à la réalisation sonore de cette fiction ?

Je dirais, de manière « naturelle ». Et bien sûr ça ne veut rien dire, rien n’est « naturel » n’est-ce pas ? Bon je vais essayer de répondre quand même. À part Mercedes Dassy que je ne connaissais pas du tout, je me suis tourné vers des personnes de confiance. Autant pour leurs qualités artistiques qu'humaines. C’était très important d’être bien entouré et de pouvoir me reposer sur la sensibilité de chacune. Pascale Schaer, qui a fait la prise de son et que je connais depuis vingt ans, a été à ce titre extraordinaire. Tu sais, même si mon métier d’ingénieur du son m’a permis de voir comment les autres dirigent, je n’avais jamais dirigé des acteurs et actrices et j’avais un peu peur de me planter. Mais je savais aussi que Pascale serait là avec la justesse de son écoute. Au fond, elle a guidé les acteurs et actrices autant que moi avec un vocabulaire plus concret que le mien et donc nous étions assez complémentaires. C’est aussi ça le rôle d’une bonne preneuse de son et elle est la meilleure que je connaisse… Anna Muchin aussi a été indispensable. Quand on s’est rencontrés pour parler de la musique qu’elle allait composer, elle m’a cuisiné sur le scénario, elle a attiré mon attention sur des choses qui lui posaient question et qui n’étaient pas encore bien ficelées. Donc quand je disais que le scénario préexistait aux enregistrements, je peux maintenant nuancer et te dire que mes collaborateur·rice·s ont influencé mon écriture, m’ont poussé à la préciser.

- Comment imagines-tu l'espace d'écoute d'une fiction que tu réalises ? Est-ce que l'idée d'immersion est importante ou est-ce que tu penses que tout type d'écoute est recevable (radio, podcast, salle de cinéma...) ?

Nous – faiseurs et faiseuses de radio – ne maitrisons pas l’espace d’écoute de notre travail. Nous n’avons aucune idée ni du où, ni du comment. Nous ne pouvons qu’espérer que les auditeur·rice·s seront dans un environnement propice à la bonne réception de nos histoires. Je dirais que l’attention particulière que demande la création radiophonique est à mi-chemin entre la lecture et l’écoute de musique. Mais la réalité est que notre travail sera peut-être entendu dans une auto avec une attention périphérique, il faut en être conscient mais sans pour autant faire de trop grands compromis et devenir à ce point easy listening, c’est un équilibre à trouver. Le grand luxe, ce sont évidemment les écoutes collectives en public. Nous avons là une qualité d’écoute très particulière qui ressemble assez à celle d’un public de théâtre.

Personnellement, j’écoute surtout de la radio en marchant, je trouve que la marche permet cette attention-là. Alors oui, j’invite les gens à écouter de la radio en se baladant. C’est ce qu’au Canada on appelle la balado-diffusion, c’est leur mot pour ‘podcast’. — -

- De qui te sens-tu le plus proche artistiquement par rapport à ton travail personnel et à ton approche de la narration autour de la matière sonore collectée ?

- S’agissant du respect de la matière sonore dont je parlais, je pourrais citer l’ingénieur du son Steve Albini qui a enregistré entre autres artistes Nirvana, PJ Harvey, Iggy Pop, Nina Nastasia, Low, The Breeders, etc. Il ne se considère pas comme un producteur mais comme un preneur de son qui se met au service de ce que proposent les artistes dans une optique de fidélité, non seulement à la musique, mais aussi à l’espace dans lequel cette musique est enregistrée. C’est cru, c’est lisible, c’est vrai. Un peu comme les enregistrements de Rudy Van Gelder d’ailleurs (qui a enregistré au moins la moitié de ce qu’Impulse et Blue Note ont sorti dans les années 1960).

S’agissant de narration, Virginia Woolf a été une révélation, cette manière de raconter des histoires complexes et foisonnantes en ayant une focalisation narrative très forte. J’aime le rapport au temps et à la narration de Gus Van Sant et particulièrement dans sa trilogie Elephant, Gerry et Last Days, cette manière de raconter des choses fortes et brutales sans en avoir l’air, en s’attachant beaucoup à l’anecdotique. Je me dois aussi de citer Chantal Akerman dont le livre Ma mère rit m’a énormément aidé à décomplexer mon rapport à l’écriture. C’est une écriture d’apparence simple, dans le sens où elle ne cherche pas à faire du style, mais qui est bouleversante et excessivement belle. Je retrouve ça dans les livres de Patti Smith aussi.

- Selon toi, que manque-t-il comme moyens dans le domaine de la création radiophonique pour que sa qualité soit mieux reconnue et que son rayonnement s'étende ?

- À ce titre, la création radio n’échappe pas à toutes les autres formes d’expression, ce dont elle a besoin c’est de visibilité et de relais médiatiques. Donc elle a besoin d’articles comme celui-ci et merci, vraiment. Mis à part ça, la création radio souffre probablement un peu du fait que, dans la tête des gens la radio, c’est soit de la musique, soit du talk, au mieux sait-on qu’on peut faire du reportage. Mais ce qu’on appelle le documentaire de création ou la fiction, c’est malheureusement une niche, alors qu’aucun·e d’entre nous, je crois, ne cherche à faire des programmes pour initié·e·s. En tout cas, moi, je crois très fort à la radio comme forme d’expression populaire et accessible gratuitement. Je n’ai pas cherché à faire une histoire compliquée, et même si la forme narrative est exigeante, elle ne l’est pas plus qu’un bouquin ou une série TV. Oui il y a des flash-backs, oui il y a des superpositions d’espace-temps, mais pour peu qu’on prenne le temps d’écouter avec une certaine attention, ça se laisse écouter sans notice explicative, enfin il me semble.

Joachim Glaude - photo Nemo Camus

Joachim Glaude - photo (c) Nemo Camus

- Sur quoi travailles-tu en ce moment ?

- Je ne me suis pas encore remis à écrire. Écrire, ça n’a rien de naturel pour moi, je dois me forcer, et dans la plupart des cas, je préfère me promener le nez en l’air dans la ville. En plus j’aime bien écrire dans des lieux publics comme la Bibliothèque royale ou l’espace café de PointCulture… Il faudra peut-être que je patiente encore un peu. Mais j’ai des idées, bien sûr… je voudrais interroger plus frontalement la complexité et l’ambiguïté des rapports familiaux, de ce qui se transmet de génération en génération et je voudrais le faire avec légèreté, peut-être en chansons. Voilà ! Une comédie musicale radiophonique, ça j’aimerais bien. Avec un rôle pour Lio. Je ne suis pas superstitieux et si je partage ça, c’est surtout pour m’obliger à m’y coller, parce qu’à partir du moment où c’est publié, mon sens du devoir va faire le reste. Sinon, je collabore aux travaux radiophoniques d’auteurs et d’autrices, soit techniquement pour le mixage ou le montage, soit comme coréalisateur et ça me fait un bien fou, et aussi ça me donne une confiance en moi que je n’ai pas toujours.

Interview (par e-mail) : David Mennessier (mai 2021)



Absence et ordonnée d'Anaïs est diffusé ce lundi 31 mai (22h) sur La Première (Par Ouï dire)

Au-delà de cette diffusion, elle reste écoutable sur le SoundCloud de l'ACSR
et sur toutes les plateformes habituelles de podcast et de streaming