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"Azadi", film de tous les contrastes

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migration, Grèce, Lampedusa, naufrage, migrations, crise migratoire, lesbos

publié le par Simon Delwart

En farsi, "azadi" signifie "liberté". Entièrement tourné sur l’île grecque de Lesbos, située à quelques encablures des côtes turques, ce documentaire de Sam Peeters se penche sur l’existence de ces femmes et ces hommes qui, autochtones et allochtones, anonymes et conscients d’une nature humaine partagée, coexistent sur ce qui est désormais l’une des zones tampon majeures de la crise migratoire en Europe.

S’ouvrant sur une séquence de mer houleuse, filmée en caméra subjective au ras de l’eau, le film suggère d’emblée le caractère inhospitalier de cette étendue liquide qui, si elle ne manque pas d’une beauté spectaculaire, s’est vue devenir le théâtre de vagues de migrations allant s’intensifiant durant cette dernière décennie. Cette mer se nomme Égée, du nom du roi qui, croyant son fils Thésée vaincu par le Minotaure, monstre mythologique mi-homme mi-taureau, s’y serait jeté de désespoir et aurait péri. Dès le début des années 2000, les arrivages progressifs de migrants, venus d’abord d’Afghanistan, puis d’Irak, à une époque où les civils de ces deux pays subissent une guerre largement orchestrée par les États-Unis de George W. Bush, rythment le quotidien des pêcheurs grecs, seuls éléments vraisemblablement immuables de ce décor, depuis le présupposé suicide du roi Égée.

L’un de ces pêcheurs se confie à la caméra de Sam Peeters : « Cela fait dix ans que ça dure. En 2009, un bateau a coulé. Dix personnes sont mortes. J’ai ramené des cadavres d’enfants jusqu’à la côte. […] Qu’aurions-nous pu faire ? Continuer à pêcher alors que des gens se noyaient juste à côté de nous ? ». Mus par l’empathie et l’urgence d’une crise humanitaire sur laquelle ils ne peuvent littéralement fermer les yeux, du fait de la proximité qu’ils entretiennent avec celle-ci, ces pêcheurs, à mille lieues des sphères de décision européennes, se substituent aux garde-côtes grecs et endossent ainsi une responsabilité qui dépasse de loin le cadre de leurs prérogatives. Acte doublement courageux, quand on voit ce qu’il peut en coûter de venir en aide à des migrants illégaux, à l’image des poursuites judiciaires lancées à l’encontre du militant français Cédric Herrou, notamment relatées par le film de Michel Toesca, Libre, et, plus récemment de Carola Rackete, capitaine du Sea-Watch 3 ayant forcé son entrée dans le port de Lampedusa, avec, à son bord, quarante personnes naufragées.


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Revenons à Lesbos. Quand celles et ceux qui tentent la traversée de la mer Égée parviennent à parcourir sains et saufs les quelque six kilomètres qui séparent Lesbos des côtes turques, ils trouvent refuge dans le camp de Moria, qui compte aujourd’hui près de 14.000 personnes, pour une capacité initiale de 3100 individus. Ceux-ci y effectuent alors une demande d’asile. C’est là que l’attente commence avec, telle une épée de Damoclès, la perspective d’être expulsé et renvoyé en Turquie, voire plus loin, selon la provenance de l’individu en question. Mais depuis mars 2016, tous les « nouveaux migrants irréguliers » arrivant en Grèce peuvent être renvoyés en Turquie, sans autre forme de procès, au motif que celle-ci leur octroie des conditions de sécurité similaires à celles trouvées à Lesbos, fruit d’un accord passé entre l’Union européenne et la Turquie.

Cet accord, bien que jalon décisif de la crise migratoire européenne, n’est à aucun moment mentionné explicitement dans le film. Contacté par PointCulture, Sam Peeters confirme qu’il en allait bien de son intention : « Pour accroitre l’expérience cinématographique et renforcer la connexion émotionnelle, j’ai préféré éviter d’utiliser un surplus d’informations, par ailleurs déjà évoquées dans le synopsis. […] Dans une version plus ancienne du film, j’ai utilisé du texte en introduction pour expliquer le contexte, mais j’ai finalement décidé que cela serait mieux sans ». Si ce choix délibéré et conscient sert effectivement la cinématographie du film, par ailleurs majestueuse, il dessert quelque peu la compréhension de la problématique par le citoyen profane et désinformé, faisant de l’objet filmique et de son synopsis des éléments indissociables l’un de l’autre. Cette question semble pertinente puisque, de l’aveu du réalisateur lui-même, « ce n’était pas un choix facile, mais finalement, cela m’a semblé être la meilleure option ».


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Un autre parti pris notable de Sam Peeters est d’avoir laissé leur anonymat aux différents intervenants du film. Dans le chef de ce pêcheur dont on connaît déjà l’héroïsme, ainsi que de cette octogénaire grecque qui, pour avoir recueilli et nourri des migrants, fut candidate au prix Nobel de la Paix, ce choix dans la réalisation est intéressant, en ce qu’il suggère une universalité de la nature humaine censée transcender les patronymes et, par voie de conséquence, leurs origines sous-jacentes. De cette façon, le réalisateur propose de mettre davantage en exergue les similarités qui existent entre autochtones et migrants que leurs différences. Ce procédé est également utilisé avec les protagonistes migrants eux-mêmes, en revêtant, cependant, une dimension supplémentaire chez eux. En effet, le fait de refuser de mettre des noms sur les visages tend à rappeler la façon dont nous, Occidentaux, pouvons envisager les personnes migrantes, comme des non-personnes, leur niant ainsi leur qualité d’individus à part entière, et ce faisant, leur humanité. Et Sam Peeters de confirmer : « Les raisons sont les mêmes que celles pour lesquelles le contexte n’est pas clairement explicité. Le rendu aurait été moins cinématographique. Et en même temps, je voulais humaniser le concept de « réfugié » ou de « migrant », en leur donnant un visage ».

Donner un visage donc. C’est effectivement ce que Sam Peeters s’est employé à faire, avec son sens de la photographie indéniable et cette faculté à faire oublier sa caméra à ses intervenants, les séquences d’interview étant d’une singularité remarquable dans leur composition et dans la façon, si cinématographique, avec laquelle les protagonistes se mettent en scène. C’est particulièrement le cas des témoignages d’un migrant pakistanais sur lequel le documentaire est centré et qui, dans ses échanges avec ses camarades d’infortune ou dans ses aveux face à la caméra, livre une tranche de vie, certes personnelle, mais assimilable, sinon au ressenti, au vécu de tous ces individus dont l’existence s’est suspendue au camp de Moria. En cela, le réalisateur parvient, malgré un film relativement court, à retranscrire un tant soit peu le parcours complexe et tortueux de ces individus qui, pour la plupart, verront leur demande d’asile rejetée. Raison couramment invoquée : le récit de leur itinéraire migratoire serait incohérent. Cette problématique est, par ailleurs, superbement traitée par le documentaire de François Pirot, Eurovillage, dans lequel il parvient à capter, au-delà de l’attente, tous les rouages d’une bureaucratie sclérosée face à l’urgence humanitaire.


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En définitive, le film de Sam Peeters entretient d’évidents parallèles avec le sublime Fuocoammare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi, Ours d’Or à la Berlinale de 2016, et témoin de la crise migratoire sur l’île de Lampedusa, au travers des destinées respectives, qui jamais ne se croisent, d’un petit garçon italien et de migrants, pour la plupart venus d’Afrique. A cet égard, Azadi est le film de tous les contrastes, non pas celui qui explicite, mais celui qui, par le langage de l’image, donne à ressentir plus qu’à comprendre. Des images du camp de Moria, (véritable bidonville en Europe !), aux plans s’ouvrant sur une nature grandiose et des touristes blonds qui, soit se prélassant, soit jouant au ballon sur la plage, nous font prendre conscience de nos œillères, celles que nous arborons, consciemment ou inconsciemment, en ignorant le sans-abrisme, pourtant bien visible et omniprésent dans notre routine citadine et aseptisée.


Simon Delwart


Le film sera projeté au Festival des Libertés le 23 octobre.

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