Christophe Meierhans (Extinction Rebellion) : « Ne rien faire serait déjà beaucoup »
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Il faut agir, c'est urgent. Il nous faut travailler pour contrer la destruction du vivant qui a lieu sur notre planète. Pourtant, à bien des égards, la meilleure chose que l'on puisse faire à l'heure actuelle pourrait bien être, justement, de ne rien faire. Car l'effondrement écologique en cours est dû au fait que, prise dans son ensemble, l'humanité travaille trop. — Christophe Meierhans
Tous sur terre ne travaillent bien sûr pas autant, ni de la même façon. De par leurs modes de vie, tous n'occasionnent pas la même quantité, ni le même type de travail. Il est essentiel de bien distinguer entre qui fait quoi sur terre et avec quelles conséquences. Différentes parties de l'humanité portent des responsabilités historiques différentes et il convient de rendre justice à ces asymétries. Cependant, au-delà de ces distinctions importantes, le résultat reste le même pour toutes les espèces : le travail humain étouffe la vie sur terre.
Travail ?
Du point de vue de la thermodynamique, le travail correspond à l'énergie fournie par une force pour transformer l'état du système qui subit cette force. Selon la théorie du Big Bang, l'Univers est en expansion. À mesure qu'il s'étend, l'énergie émise au moment de la conflagration initiale est dépensée, jusqu'à ce que, dans quelques milliards d'années, il ne reste plus que de la matière inerte. C'est ce que l'on appelle l'entropie. En tant qu'êtres vivants, tout le travail que nous fournissons vise à contrer ce mouvement de dégénérescence de l'univers vers le chaos. Travailler signifie ainsi employer une certaine quantité d’énergie à créer et maintenir un ordre défini qui nous permette de survivre. À ce titre, il n'y a bien sûr pas que les êtres humains qui travaillent. Tout organisme vivant, arbre ou amibe, dépense lui aussi de l'énergie pour permettre sa propre survie, et celle des siens : lui aussi travaille. Il travaille à réorganiser des éléments de son environnement de manière à se les rendre utiles. La vache dépense de l'énergie à arracher et broyer l'herbe, puis à la digérer plusieurs fois afin d'être en mesure d'en tirer les nutriments qui lui sont essentiels pour vivre. Ce faisant, la vache transforme son environnement : l'herbe arrachée n'est plus présente sur le sol, l'herbe transformée par l'organisme de la vache est rejetée, le sol est piétiné, du méthane est relâché dans l'atmosphère, etc. De la même façon, lorsque nous construisons une maison, nous transformons un espace donné, de manière à ce qu'il puisse nous servir d'abri : nous arrachons de la végétation, nous creusons et déplaçons de la terre, nous amenons des matériaux venus d'ailleurs (eux-mêmes issus d'un autre travail de transformation). Nous travaillons ainsi à donner forme, à établir et à maintenir à cet endroit un nouvel ordre qui nous soit propice.
Si nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation d'urgence écologique, c'est que, dans l'ensemble, sur terre, une quantité beaucoup trop importante de ce travail thermodynamique est effectuée. Or, de façon plutôt évidente, il se trouve que ce travail excédentaire est d'origine humaine. L'espèce humaine a ainsi transformé la terre à un tel point; elle y a établi un ordre nouveau à une telle vitesse qu'une grande partie des autres êtres vivants sur terre n'arrivent plus à suivre. Nous les avons, pour ainsi dire, mis au chômage technique ; ils ne parviennent plus à exécuter leur propre travail thermodynamique, par manque d'espace, de ressources, ou alors, ils ont eux-mêmes été l'objet de la transformation occasionnée par le travail humain.
À bien des niveaux, au-delà du fait qu'elle soit fondamentalement injuste, cette mise au chômage des autres espèces vivantes pose problème. Même en écartant l'aspect moral de la question pour ne se concentrer que sur un point de vue anthropocentriste, en acceptant donc la mise au chômage forcée de milliards de travailleurs thermodynamiques comme étant un effet collatéral éthiquement acceptable de notre propre entreprise de transformation du monde, on s'aperçoit que notre survie en tant qu'espèce reste compromise. Car notre propre travail de (sur)vie dépend du travail de toutes ces espèces que nous n'hésitons pas à mettre au chômage. Or, il s'agit d'un travail que nous sommes tout à fait incapables d'effectuer nous-mêmes, ou du moins, sans que l'énergie que nous devions y consacrer en devienne rédhibitoire.
Le problème du "surtravail" humain n'est pas uniquement dû au fait qu'il y ait beaucoup d'humains sur terre. — C. M.
Bien sûr, comme pour toute espèce vivante, une surpopulation conduirait à son effondrement (à sa mise au chômage), car les ressources et la place viendraient inévitablement à manquer. Une des caractéristiques du travail humain, lorsqu'on le compare au travail des autres espèces, est qu'il a, au cours des siècles, pris des formes extrêmement diverses et complexes, à tel point que le lien entre dépense énergétique et (sur)vie en devient difficile à tracer (a-t-on par exemple véritablement besoin d'un smartphone pour vivre bien ?).
Pourtant, cette diversité et cette complexité peuvent, elles aussi, être ramenées à une quantité cohérente de travail thermodynamique effectué. Or, comme les conditions propices à la vie sur notre planète sont menacées par une trop importante et rapide transformation de l'environnement terrestre ; comme toute quantité de travail thermodynamique effectué engendre une quantité correspondante de transformation de l'environnement et que, finalement, prenant de la place et consommant les ressources disponibles, cette transformation empêche d'autres espèces vivantes d'effectuer leur propre travail, c'est bien cette quantité de travail qu'il nous faut urgemment diminuer.
Jusqu'à preuve du contraire, dans la réalité biophysique où nous vivons, il n'y a rien sans rien, 'there is no free lunch'. — C. M.
Toutes les espèces vivantes sur terre dépendent des ressources qui y sont disponibles et des conditions qui y règnent. Nous faisons tous partie d'un système complexe et dynamique qui, soumis à l'entropie, tend vers l'équilibre. Or, bien que toutes les espèces en fassent partie intégrante, du point de vue du système lui-même, elles ne sont aucunement nécessaires. Si, par exemple, l'atmosphère devenait irrespirable sur terre et la température beaucoup trop élevée, la disparition de la vie organique ne correspondrait à rien d'autre qu'au rééquilibrage du système-Terre à de nouvelles conditions géophysiques. En cela, la Terre n'est aucunement différente de Saturne, la Lune, ou Pluton. Le fait d'exister dans des conditions propices à la vie organique n'a d'importance que pour les êtres vivants eux-mêmes, dont nous, humains, faisons partie exactement au même titre.
Il nous faut donc travailler moins. Beaucoup moins. Il nous faut faire place aux autres vivants afin qu'ils puissent eux aussi effectuer leur part de travail, qui n’est nullement leur devoir, mais bien leur droit, car thermodynamiquement, vivre, c'est travailler.
Marché de l'emploi
Le travail occupe une place privilégiée dans nos sociétés modernes occidentales. Il représente pour beaucoup la contribution que chacun apporte (ou justement pas) à la société, ce qui confère au travail une valeur intrinsèque. La lutte contre le chômage, l'idéal du plein-emploi ne sont ainsi pas seulement des impératifs économiques, mais aussi une aspiration morale. L'existence même de l'argent que nous utilisons dépend du travail. Sans activité productrice, pas de crédit, sans crédit, pas de création monétaire. Que le travail reproductif, les soins, l'entretien, l'éducation et, de manière générale, tout ce qui œuvre au maintien de la cohésion sociale soient en comparaison si peu, ou pas du tout rémunérés en dit long sur notre rapport au travail et à la valorisation de ses différentes formes.
Comme le fait remarquer l'anthropologue David Graeber dans son livre "Bullshit Jobs", l'automatisation du travail humain n'a nullement réduit le temps de travail effectué par les humains. Bien au contraire, chaque mécanisation ou robotisation d'une tâche humaine a conduit systématiquement à l'augmentation de la quantité de travail thermodynamique final effectué. Ce qu'une personne était capable d'effectuer en une journée, l'est en une heure par la machine. Seulement, la machine, elle, peut fonctionner 24/24, tandis que les heures de travail humain qui auraient pu être libérées sont en général consacrées à plus de travail encore (sans compter le fait que toute machine requiert elle-même du travail pour être fabriquée et entretenue…). La notion "d'esclave énergétique", développée par Buckminster Fuller, est à ce titre très parlante pour illustrer la courbe exponentielle ascendante du travail thermodynamique effectué sur terre. L'esclave énergétique est une unité de mesure correspondant à la quantité d'énergie qu'un adulte en bonne santé est capable de fournir pendant un temps donné. Tout apport énergétique externe (feu, charbon, pétrole, énergie éolienne, etc.), tout outil, permet la démultiplication de la force de travail humaine, et donc, de son pouvoir de transformation de l'environnement. Ainsi, la quantité totale de travail thermodynamique que nous effectuons à l'heure actuelle sur terre par l'entremise de machines correspondrait, selon l'économiste Nate Hagens, à l'équivalent du travail de plus de 500 milliards d'êtres humains. C'est à ce chiffre qu'il nous faut nous référer pour se représenter de l'état du "marché de l'emploi thermodynamique" sur terre et comprendre l’ampleur et la raison du chômage technique que nous imposons aux autres espèces.
Travailler pour vivre
Dans nos sociétés, on doit travailler pour "gagner sa vie", c'est à dire, pour subvenir à ses besoins vitaux. Comme évoqué plus haut, au-delà de l'aspect pratique, c'est également une affaire de valeurs et de dignité… Mais combien d'entre nous travaillent-ils réellement à ménager les conditions nécessaires à leur survie ? De tout le travail que nous effectuons, quelle quantité participe véritablement à l'établissement et au maintien d'un ordre propice à la vie humaine ?
Bien sûr, nous ne vivons pas que pour survivre. Une vie "bonne" implique pour nous, comme pour toutes les autres espèces d'ailleurs, bien plus que la simple sustentation et protection (peut-on en effet dire d'un animal vivant dans un zoo qu'il vit une vie digne ?). Notre épanouissement, notre raison de vivre reposent sur une multitude d'autres dimensions, sociales, culturelles, spirituelles… Mais la question ne se pose-t-elle pas de la même façon pour ces dimensions-là également ? Combien d'entre nous, combien d'entreprises travaillent véritablement à enrichir et maintenir ces dimensions essentielles de la vie ? La vocation de Spa est-elle véritablement de nous donner à boire ? Les employé·e·s de Netflix travaillent-ils véritablement à développer un imaginaire qui nous permette de collectivement mieux faire face aux doutes existentiels et aux anxiétés de notre époque ? Zoom travaille-t-elle véritablement à préserver nos relations sociales ?
Il est évident que dans le système économique, politique et social actuel, pour la grande majorité des gens, le travail de chacun lui est essentiel afin de parvenir à gagner assez d'argent pour vivre, peu importe le type de travail dont il s'agit. Cependant, comme la mise à l'arrêt d'une partie de l'économie par la crise du COVID l'a bien mis en exergue, certaines activités sont bien plus "essentielles" que d'autres.
Et moi, alors?
Notre responsabilité individuelle face à l'effondrement écologique est souvent représentée comme étant celle de consommer de façon responsable. La logique de l'offre et de la demande s'est à tel point intégrée à nos vies que notre capacité d'agir semble s'être concentrée dans les choix que notre pouvoir d'achat nous confère : nous nous proclamons consomm'acteurs. Pourtant, la proportion écrasante du temps que nous dédions quotidiennement au travail lucratif le démontre : avant d'être consommateurs, nous sommes tous bel et bien en premier lieu producteurs. Nous travaillons avant de, ou pour consommer.
Mettons donc pour un instant les consommateurs entre parenthèses pour ne considérer que la partie "productrice" de nos vies. À quoi exactement travaillons-nous? À quoi employons-nous nos énergies lorsque nous travaillons ? Quelle transformation du monde occasionnons-nous par le travail que nous effectuons chaque jour, et dans quelles quantités ? Cette transformation est-elle bien nécessaire ? Est-elle souhaitable ? Quel est précisément l'ordre que nous contribuons à établir sur terre par nos efforts au travail ? Et cet ordre, est-il particulièrement propice à la vie ?
Soyons réalistes : tel que nous le concevons à l'heure actuelle, le travail, dans sa grande majorité, est tout simplement néfaste à la vie. Ne serait-il donc pas préférable de se dire, comme dans le film de Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch, L'An 01, qu' "On arrête tout" et qu' "Après un temps d'arrêt total, ne seront ranimés que les services et les productions dont le manque se révélera intolérable" ? Comparées à "The Great Reset" (les très sérieuses et très influentes propositions faites par Klaus Schwab et les élites mondiales du World Economic Forum pour une remise à zéro économique, sociale, politique, technologique, psychologique totale au sortir de la crise sanitaire du COVID), les résolutions prises par les protagonistes du film semblent particulièrement éclairées, sages et réalisables…
Comme nous le démontre la permaculture, ainsi que les savoirs traditionnels millénaires, pour s'épanouir, ce dont la vie a principalement besoin est qu'on la laisse vivre. Il nous suffirait donc de faire aussi peu que possible (ce qui n'est pas rien). Comment se fait-il alors que les héros de notre époque semblent encore systématiquement s'incarner dans la figure de l'entrepreneur passionné ne comptant plus ses heures de travail ? Savoir ce que l'on pourrait faire en tant qu'individu pour agir de manière efficace contre l'effondrement écologique et pour jeter les bases pour un futur viable nous hante tous. Se pourrait-il que, pour beaucoup d'entre nous, une réponse puisse se trouver dans une simple lettre de démission ?
Christophe Meierhans
Novembre 2020, texte écrit pour Le Magazine de PointCulture n°4
Photo de bannière : (c) Danny Willems / Kaaitheater