Droits des femmes : interview de Hafida Bachir (Vie Féminine)
- PointCulture : Vie Féminine, qui va bientôt fêter son centenaire, puise ses origines les plus profondes dans les combats des ligues ouvrières féminines chrétiennes et du « Syndicat de l’aiguille ». Sans redétailler ces cent ans d’histoire de votre mouvement, comment ces dernières années – par exemple depuis que vous y travaillez personnellement – avez-vous pu (ou dû) l’adapter aux spécificités et exigences des femmes de notre époque ?
- Hafida Bachir : Vie Féminine a traversé un siècle et il est toujours là grâce, justement, à sa capacité à se remettre en question pour s’adapter aux évolutions de la vie des femmes et à la société. Que ce soit au niveau de son projet ou encore de son organisation, Vie Féminine n’a cessé de prendre des tournants. Ce qui fait aussi notre spécificité, c’est notre ancrage dans le vécu et la parole des femmes en tenant compte de leurs difficultés mais aussi de leurs envies. Cette attention nous permet d’intégrer dans nos réflexions et prises de positions les tensions qui traversent les femmes et dès lors la société dans son ensemble.
C’est ainsi que ces dernières années, nous avons revisité la question des droits des femmes à la lumière de ce que les femmes nous ont confié à partir de leurs expériences. Ce qui en était notamment ressorti, c’est que, pour les femmes, les droits ne vont pas sans les devoirs alors que nous savons qu’il n’y a pas de contrepartie aux droits humains. Les femmes ont des droits simplement parce qu’elles sont des êtres humains. Ce lien droits/devoirs amène les femmes à demander que l’on mise plus sur l’information et l’éducation plutôt que sur la « lutte » pour le respect de leurs droits. Cette tension était pour nous éclairante pour le travail à poursuivre autour de la question des droits : il faut simultanément, collectivement, avec les femmes, informer, mobiliser et agir pour nos droits. La Caravelle des Droits des Femmes a permis de rencontrer ces objectifs et de tracer ensuite la route pour une mobilisation durable sur les droits des femmes.
- Il y a aujourd’hui (et peut-être plus qu’il y a dix ou vingt ans ?) de nouvelles générations de jeunes femmes qui rejoignent les mobilisations féministes, y compris avec des modes d’action plus souterrains, à plus petite échelle, par exemple en redonnant des noms de femmes aux rues, à la toponymie à 90% masculine, de nos villes ou en bombant le slogan « Laisse les filles tranquilles » dans ce même espace public… Comment une institution ayant plus pignon sur rue telle que la vôtre interagit-elle (ou pas) avec ces émergences de nouvelles initiatives et de nouvelles stratégies de sensibilisation ?
- Je dirais qu’il y a deux dynamiques qui nous permettent d’être au cœur de ces émergences. En interne, nous avons un réseau de jeunes femmes fort mobilisées sur les enjeux qui leur sont spécifiques, parmi lesquels on retrouve la question du sexisme dans l’espace public.
Ce qui est intéressant pour un Mouvement comme le nôtre, c’est d’avoir une diversité d’âges et d’origines qui permet également de travailler à la construction de solidarités féministes intergénérationnelles. — Hafida Bachir
Quant aux collectifs de jeunes féministes que vous évoquez, Vie Féminine y est fort sensible et avait piloté, il y a juste un an, une réflexion dans le cadre de l’Assemblée Alter Égales sur le thème de la participation des jeunes femmes aux luttes féministes aujourd’hui. Notre souhait était de mieux connaître ces collectifs de jeunes féministes et réfléchir avec elles aux conditions du dialogue avec les organisations féministes plus anciennes.
- Un élément qu’on retrouve fort dans le discours de Vie Féminine aujourd’hui, et qui tire peut-être son origine de l’ancrage initial du mouvement dans le milieu ouvrier féminin du début du XXe siècle, me paraît être la composante sociale de vos préoccupations, le fait de vous adresser en particulier aux femmes les plus fragilisées de notre société : les femmes sans emploi, les femmes seules, les femmes migrantes, etc.
- Effectivement. C’est avant tout le travail de proximité avec les femmes qui nous permet d’être au cœur de ces réalités sociales et économiques.
La montée de la précarité due aux politiques d’austérité et la mise à mal des solidarités a poussé Vie Féminine à encore plus préciser son projet dans ce sens. Notre approche de la précarité nous a également permis de mieux cerner ce qui se joue au niveau des femmes lorsqu’elles se retrouvent prises dans différents champs et responsabilités (enfants, couple, emploi, etc.). Au moindre accroc dans un de ces champs (divorce, santé, absence de revenus, etc.), elles peuvent basculer dans la pauvreté. — H. B.
Pour Vie Féminine, toutes les injustices et inégalités vécues par les femmes sont produites par le patriarcat, le racisme et le capitalisme. Nous épinglons et dénonçons les effets pervers de ces systèmes de domination sur la vie des femmes et en même temps, nous n’hésitons pas à réaffirmer notre ambition à transformer de manière radicale la société pour qu’elle soit solidaire, égalitaire et juste.
- Le cycle de rencontres « Au carrefour du droit des femmes » que vous organisez à PointCulture est lié au quarantième anniversaire de la Convention sur l’élimination des toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF, 18 décembre 1979). Cette convention, qui comporte trente articles, couvre les domaines politique, économique, social, culturel et touche – entre autres ! – à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à la participation politique, à la lutte contre les trafics et la prostitution, mais aussi à l’élimination des stéréotypes, etc. En tant que spécialiste, quelle est votre lecture de ce texte riche et complexe aujourd’hui ? En quoi est-ce encore un référent important quarante ans après sa signature ?
- Vie Féminine s’est intéressé à cette Convention déjà en 2009, à l’occasion de son 30ème anniversaire, en organisant une cérémonie pour faire connaître cet instrument international qui constitue un outil essentiel et le plus complet à ce jour sur les droits fondamentaux des femmes. Cette convention, qui a force de loi, donne une définition très large de la discrimination en reconnaissant les discriminations directes mais aussi indirectes, c’est-à-dire résultant de mesures qui, sans l'avoir voulu, placent les femmes dans une situation moins favorable que les hommes.
La CEDEF peut constituer un vrai levier pour les organisations féministes. Tous les quatre ans, l’État belge doit remettre au Comité d’experts de la CEDEF un rapport sur sa politique en matière d’avancées des droits des femmes. Nous pouvons prendre connaissance de ce bilan, en mesurer l’écart au regard de nos propres revendications et faire connaître nos critiques au Comité CEDEF. Nous pouvons de cette manière peser sur l’agenda politique national. Par ailleurs, la CEDEF est effectivement en application en Belgique. Cela signifie qu’un·e avocat·e ou un·e juge pourrait y recourir explicitement pour défendre les droits d’une plaignante. Malheureusement, ces leviers, qu’ils soient collectifs ou individuels, sont peu activés en Belgique, car la CEDEF reste encore fort méconnue des différentes personnes et organisations impliquées dans la défense des droits des femmes, ainsi que des femmes elles-mêmes.
Cette date anniversaire nous donne l’occasion de remettre en avant cet instrument essentiel qui permet de redonner une légitimité aux droits des femmes et à nos luttes collectives.
- La première rencontre de votre cycle, consacrée à la maternité, me semble être particulièrement exemplative de cette approche de la Convention où plusieurs domaines, plusieurs angles d’approche se croisent nécessairement dès qu’on aborde les questions de non discrimination des femmes. En effet, en matière de maternité, on touche à la fois au corps des femmes, à la réalité la plus biologique et concrète de la reproduction humaine et à un corpus qui peut quant à lui paraître abstrait et hermétique si on ne prend pas la peine de s’y intéresser : celui du droit, des textes législatifs…
Selon une étude de l’Institut de l’Egalité des Hommes et des Femmes, trois travailleuses sur quatre ont été confrontées à au moins une forme de discrimination, préjudice, inégalité de traitement ou traitement désagréable en raison de leur grossesse ou maternité. 22% des travailleuses enceintes ont été confrontées à des discriminations directes et 69% ont subi de la discrimination indirecte. — H. B.
C’est chez nous, en Belgique, que ça se passe, et encore, ça ne recouvre pas tous les angles privilégiés par les recommandations de la Convention. Et on peut même dire que la Belgique, non seulement, tarde à répondre aux besoins des femmes au moment de la grossesse, de l’accouchement et du retour de la maternité, mais qu’elle est occupée à détricoter les droits les plus élémentaires. Ne prenons comme exemples que la mesure du gouvernement de réduire le séjour en maternité ou encore le rabotage du congé postnatal lorsque la future mère est obligée de prendre un congé en maladie dans les six semaines qui précèdent le congé de maternité. Ce qui est une aberration !
Il y a donc encore du boulot pour rendre effective la Convention sur l’élimination de toutes les discriminations à l’égard des femmes !
- En guise d’image pour promouvoir votre cycle de rencontres, vous avez choisi une belle photographie de Marie-Françoise Plissart, d’une foule rassemblée devant le Palais de Justice de Bruxelles et formant les douze lettres des mots « Droits devant ». Pouvez-vous nous en dire plus sur cette action, sur le contexte de cette image ?
- Cette photo a été prise le 8 mars 2014 à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Vie Féminine avait organisé une grande journée de mobilisation pour raconter le parcours de la Caravelle des Droits des Femmes qui avait sillonné durant un an les routes de Wallonie et de Bruxelles. La journée s’est terminée par une marche vers le Palais de Justice de Bruxelles où les femmes, armées de parapluies blancs, ont créé les mots géants « Droits devant », saisis par la célèbre photographe.
Interview : Philippe Delvosalle
photo de bannière : Novella De Giorgi / Vie Féminine
Au Carrefour du droit des femmes
Trois rencontres au PointCulture Bruxelles
- Jeudi 31 octobre 2019 : La maternité
- Jeudi 21 novembre : Les violences contre les femmes
- Jeudi 12 décembre : Le sexisme
Chaque rencontre porte sur un thème précis développé dans la Convention sur l’élimination des toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) et est organisé avec une association féministe invitée. Les rencontres permettent de présenter les positions développées par Vie Féminine ainsi que par les organisations invitées. Présentations ex cathedra durant 45 minutes et ensuite discussion avec la salle.