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En quelques mots... À la Maison des Arts de Schaerbeek

Lucile Bertrand Perpetratio.jpg
On sait à quel point, dans un esprit rapace, les mots et les images se disputent notre attention. Plus subtils et autrement plus intenses sont les phénomènes d’émergence, de dissolution, de subversion ou d’accord qui font de l’emploi conjugué des signes et des formes un prolifique espace de rencontre. A travers les créations d’une douzaine d’artistes, Lucile Bertrand a construit un parcours d'échange entre phrases et images. A voir à Maison des Arts de Schaerbeek jusqu'au 30 avril 2022.

Une grande violence nous guette dès le commencement. Dans le luxe de boiseries, de marbres et de vitraux qui se déploie dans les salons de la Maison des Arts, certains énoncés font mal tout d’abord parce qu’ils détonnent dans la torpeur de cette vaste demeure fin de siècle aujourd’hui dédiée à la création contemporaine.

C'est donc sur le thème de la guerre que s'ouvre le parcours. Une première salle nous amène à découvrir une installation vidéo de Daniel Locus. Des fragments de la Chanson de Roland défilent sur le fond d’une tapisserie d’époque. Loin d’être redondante, la double description du combat ébranle quelque peu l’effet de déjà vu d’un sujet qui, relevant d’un genre dont les déclinaisons n’amènent généralement plus que des commentaires de mise en scène, pourrait par ailleurs sembler affreusement banal si tant est que l’actualité ne vienne promptement en rappeler le caractère réel et concret. Juste à côté, une autre vidéo de l’auteur vient appuyer ce constat inscrit au cœur du drame existentiel. Sur un mode similaire de superposition texte-textile, Jérusalem tente d’arracher nos émotions à leur enlisement esthétique.

Que cherche l’œil ? En premier lieu, les contrastes. Cette propension à produire de la différence est ce qui se dégage prioritairement d’un parcours qui interroge les interactions entre des modalités d’écritures voisines voire apparentées que sont le texte et les images. Développée par l'artiste française Lucile Bertrand qui vit et travaille à Bruxelles, la réflexion s'attache à mettre en évidence les qualités proprement picturales des mots. Le glissement relève de la subversion : en s'emparant des attributs de l'image, les mots déstabilisent le regard et s'exposent au risque de le perdre. On observe des phénomènes d'échanges, naturellement, de métamorphose, d'effacement ou de concision : les œuvres montrent les mots tantôt en position de force, tantôt en position de fragilité. Suivant un fil rouge dominé par le motif du trauma, ces états du texte marqués par les extrêmes connaissent des moments plus délicats, de repli sur soi ou de contemplation.

Se succèdent diverses tentatives de scruter la forme du livre en tant qu’image projetée de l’écriture : Stefana McClure et son jeu d’ombres et de lumières sur la graphie persane (Silenced voices Forough Farrokhzad), Sylvie Eyberg et son travail d’évidement du texte de Virginia Woolf (to script (1,2,3) et the she) On Kawara et ses reports d’itinéraires sur les plans de ville (I went 1968-1979)… Et tandis qu’une page d’agenda devient pour Pierre Buraglio le lieu d’un recouvrement désespéré (Memento épigraphe WHAT’S NEW), dans l’installation vidéo Take a look from the inside, Chantal Maes entreprend d'offrir une lecture balbutiante à une page de Christian Dotremont.

Ces approches font aussi place à l’idée que dans un paysage abstrait, les mots se doublent d’une dimension charnelle. Les lattes de Florian Kiniques découpées selon une échelle qui renvoie aux mensurations des êtres chers (Falling / Mute), les gestes ouvriers répertoriés par Barbara Geraci (Pour remonter à la surface), les pelottes en nylon de Stefana McClure (To wear one’s learning lightly) qui enserrent de minuscules phrases empruntées à la poétesse Emily Dickinson ainsi que les fascinantes coulées de lettres pratiquées par Godelieve Vandamme sur le terme Frontière visuelle, replacent les mots dans des dynamiques de densification et d’autonomisation où le sens, loin de se laisser réduire, s’active physiquement.

La portée politique de ces innombrables potentialités d’échange ne manque pas de se manifester en divers endroits. C’est un discours ténu mais prégnant qui ressort du choix des œuvres opéré par l’artiste Lucile Bertrand. La curatrice propose en effet l’unique installation dépourvue de texte. Perpetratio consiste en une série de photographies en noir et blanc surmontées de points colorés. Énigmatique, la séquence ne reçoit pas d’autre explication que son titre (perpetratio = exécution, accomplissement) conjugué au drame que l’on peut lire dans le nombre et le chromatisme instables des pastilles de couleur. La violence muette qui s’exprime dans cette œuvre, on le disait, se retrouve tapie dans la nature incertaine des mots toujours exposés à un environnement susceptible de les effacer. Contre la brutalité des milieux et des systèmes, une dimension nettement plus accusatrice ressort des propositions When the revolution comes de Eirene Efstathiou, 4 août de Pierre Buraglio ou encore Question de perspective, de Lucile Bertrand.

(c) blaise adilon (2) Marcelline Delbecq – Daleko – 2008 – Collection Frac Franche-Comté © Marcelline Delbecq.jpg

Dans un va-et-vient constant entre l'intime et le public, l'exposition parvient assez subtilement à faire vaciller les rôles assignés au fond et à la forme. Aussi intimantes que soient les émotions qui surgissent au long d’un parcours en grande partie mental, elles n’en sont pas moins entièrement tributaires de l’attention du regardeur. De l’opération de déchiffrage et de mise en relation que requiert la présence des œuvres nous vient une force salutaire prompte à secouer les mécanismes de protection que nous actionnons sans plus nous en rendre compte vis-à-vis les sollicitations visuelles dont nous sommes constamment la cible. La lucarne qui jette un instant de lumière au cœur de la nature enténébrée qu'on voit tressaillir dans Daleko nous attend immobiles et songeurs. L'installation de Marcelline Delbecq nous invite à une promenade au-travers d’une forêt de signes, expérience que nous sommes libres d’emporter avec nous, en creux, dans l'espace qui s'ouvre entre l’être et le langage, fut-il celui que nous considérons comme nôtre.

En quelques mots…

Douze artistes exposent sur la thématique des mots

A la Maison des Arts (Schaerbeek) jusqu'au 30 avril 2022

Lien vers le site du musée


Texte : Catherine De Poortere