Entretien avec Clara Fanise (3) : artiste et mère à Bruxelles
Une interview en 5 chapitres :
- D'où viens-tu ?
- Comment as-tu découvert ton talent ? Et comment as-tu décidé d'étudier les beaux-arts ?
- Épisode bruxellois (1) - artiste et mère à Bruxelles
- Épisode bruxellois (2) - artiste dans un milieu très genré
- Épisode courtraisien
De quand à quand ?
J’ai vécu à Bruxelles de 2008 à 2016. J’y ai fait mon fils en 2012, ce qui a marqué un changement dans mon insertion en Belgique et dans ma vie professionnelle, bien entendu ! Avant sa naissance, j’étais comme de trop nombreux·ses Français·es, en sous-marin. C’est-à-dire avec mes statuts et ma résidence encore en France, mais vivant ici en coloc sans être domiciliée. C’est malheureusement très courant. Les jobs que j’ai faits pour me nourrir étaient au noir et je m’en sortais comme ça. Je voulais rentrer dans le monde de l’art belge, mais ça ne marchait pas. J’ai démarché de nombreuses galeries, j’ai monté et envoyé je ne sais combien de dossiers pour des résidences d’artistes à Bruxelles, mais aussi pour Paris, Londres, partout en Europe. Je recevais toujours des réponses négatives, sauf une fois, en France à Cran-Gevrier.
Cette petite résidence d’artiste était à l’état de démarrage, lancée par une chouette équipe de trois nanas, toutes bénévoles. Le lieu était prêté par la mairie, moi, j’étais « payée » 400 euros pour les trois mois et je me trouvais logée chez l’une des organisatrices. Franchement, c’était pas le rêve, mais au moins j’avais un espace de travail, une exposition à la clef, et puis j’ai aussi vendu un dessin le jour du vernissage.
Bien entendu, la ville a demandé à ce que je fasse un atelier avec des enfants. Je ne sais pas pourquoi ils demandent quasiment tout le temps ça aux artistes. Ils nous prennent toujours pour des animateur·rice·s de centre aéré, et à la fin ça énerve. — Clara Fanise
Je suis artiste plasticienne, j’ai fait cinq ans d’études supérieures après le baccalauréat. Je fais des œuvres d’art contemporaines uniques. Envoyez-moi des adultes et des jeunes qui s’intéressent à l’art pour que je puisse leur transmettre mes savoirs, mes points de vue, que je leur fasse une conférence sur la question du regard, sur le rapport de l’artiste à son atelier, à son environnement, à son époque, sur le lien qui existe entre le dessin, le corps et l’instant. Envoyez-moi du monde à qui je peux expliquer que la croyance liée à « l’inspiration » des artistes est une fable, que tout réside dans l’alentour, dans les idées, dans le travail, dans la pratique quotidienne, dans le choix du matos, dans ton réseau amical.
Je ne suis pas une gamine qui vient de passer le BAFA et NON, je n’ai pas envie de m’occuper des enfants des autres pendant le mercredi après-midi, et ce, sans être payée en plus. C’est fatigant à la fin ce mépris. Le souci c’est que pour avoir la résidence, tu dois signer un contrat dans lequel il est stipulé « qu’en contrepartie l’artiste s’engage à animer des ateliers pour enfants... ».
Après cette petite résidence d’artiste, « big-up » aux trois femmes qui ont lancé ce lieu, et, de retour sur Bruxelles, j’avais profondément besoin d’un atelier. C’était devenu mon obsession, mais sans argent, c’était compliqué.
Il faut vraiment lire le texte de Virginia Woolf, intitulé Une chambre à soi, pour comprendre l’importance et la complexité de l’enjeu qui se trouve derrière ce petit espace privé de travail. Avoir un lieu de création à soi, du temps et pas trop de problèmes d’argent sont les conditions à la création. Or, très souvent, les trois ne sont pas réunis. — C. F.
Une fois j’avais trouvé un studio abordable dans un immeuble à côté de Matonge. Moi qui vivais à Diamant, ça me plaisait de me déplacer pour aller sur mon lieu de travail. Avoir le temps du trajet avant de se mettre à créer, c’est essentiel pour faire le vide et avoir des bonnes idées. Mais l’endroit était glacial et il n’y avait pas de chauffage. Je m’étais rendue dans l’atelier et j’avais sorti les crayons de ma trousse, mitaines aux mains tellement la température était basse. J’avais installé, non sans mal, une grande feuille de papier sur le mur. Quand on est seule, un grand format bien grammé devient vite une bataille. Voilà, c’était fait ! J’avais vaincu. J’avais dompté la feuille et je contemplais le papier au mur. Je voulus me mettre au dessin mais les crayons de couleur ne dessinaient plus, ils étaient trop froids, leur mine était glacée, rien ne traçait. Tandis que j’étais assise sur ma chaise, déconcertée face au mur, la bouillotte en caoutchouc, achetée 30 minutes plus tôt à la boutique du coin, se mit à fuir sur mes genoux. Liquide brûlant sur mes cuisses, contrastant avec mes fesses gelées, mes doigts crispés, mes lèvres bleues et mon esprit engourdi... Et puis ces crayons-là... inopérants…
Putain, qu’est-ce-que ça me manquait, l’école d’art !
J’ai observé la scène d’un point de vue détaché, essayant de reprendre le contrôle. Mes pieds avaient disparu de ma cartographie corporelle. J’ai gueulé, lâché quelques jurons, puis, prenant exemple sur cette bouillotte de merde, made in China, produit fini, tellement mal fait qu’il devançait le concept même d’obsolescence programmée, j’ai décidé, moi aussi, de fuir ce lieu.
Tant pis pour l’atelier, je recommencerais à dessiner dans ma chambre partagée en couple. Malgré le fait que mon mec n’était pas du matin, qu’il se levait tard, malgré tous les désavantages liés au bazar, aux bruits, aux odeurs.
Malgré toutes les distractions, obligations, problèmes de santé, gestion de propreté et autres problématiques liées à la maison communautaire… Malgré tout cela et grâce à l’énorme lot de bonheur que la vie en colocation m’apportait, je persévérais, je luttais pour garder ma pratique. Ne pas abandonner, ne pas baisser les bras. Continuer à dessiner, continuer à créer, coûte que coûte. — C. F.
J’ai été récompensée de prix et de bourses qui me permettaient, cumulées avec plusieurs ventes d’œuvres, de maintenir cet état de création précaire quelques mois de plus à chaque fois.
J’ai passé comme ça quatre années à naviguer entre Montpellier et Bruxelles, car finalement mon réseau artistique était en France. Mon plus gros budget étant lié aux prix exorbitants de la SNCF. Je me faisais soigner au pays, dès que j’étais de passage. Je me suis heurtée plusieurs fois à des praticiens, notamment une dentiste qui voulait me faire payer sa consultation alors qu’elle n’avait rien fait. Elle m’apprenait que « oui effectivement » j’avais bien une carie, mais que « non », je devrais revenir dans quinze jours pour la faire soigner… car le cabinet fonctionnait ainsi. J’ai négocié le soin, mais « sans anesthésie » m’a t elle dit ! Je me suis fâchée plusieurs fois à Montpellier avec des médecins, mais il y en a une qui m’a passé une super commande !
J’ai pensé que le fameux trou de la sécu était bien creusé de toute part, sauf que certains, les dentistes, pour ne citer qu’eux, en tiraient un beau butin.
Puis je suis tombée enceinte, et l’enfant, comme disent mes amis congolais, est venu tout transformer. — C. F.
Pourquoi as-tu choisi de quitter la France pour t’installer à Bruxelles ?
Comme je le raconte plus haut, j’ai suivi les conseils de mes profs et aussi ceux de ma famille. Ils m’encourageaient tous à m’installer dans une capitale européenne afin d’avoir plus de chance d’être reconnue en tant qu’artiste.
J’ai décidé d’y rester, non par raison, mais par amour. Je me suis moi-même autopiégée sur l’autel de la sacro-sainte conception romantique hétéronormée du couple.
Tu sembles avoir énormément travaillé pendant tes années à Bruxelles.
J’ai effectivement beaucoup travaillé et bien produit dans les années qui ont suivi mon diplôme, mais ce n’est pas grâce au fait que j’étais à Bruxelles, c’était grâce à mon réseau de Montpellier et plus particulièrement grâce à ma galeriste de la Galerie Iconoscope. Elle me soutenait et elle croyait en mon travail. Elle avait découvert mes dessins à la fin de mon cursus scolaire dans une exposition collective organisée par un ami curateur et elle avait décidé de me donner ma chance en programmant ma première exposition personnelle dans sa galerie. C’était un an après mes études.
Avoir des expositions programmées, ça motive et ça cadre n’importe quel artiste. J’ai fait ma deuxième expo perso chez elle, quelques mois après la naissance de mon fils, ce qui est en soi un exploit ! C’était en octobre 2013, le petit n’allait pas à la crèche, je faisais du maternage proximal par conviction et aussi par instinct. Le sommeil était très compliqué et la relation au « nouveau » papa aussi… Je ne sais pas où j’ai tiré toute cette force à ce moment-là.
Ma mère était montée à Bruxelles au mois d’août en pleine canicule pour s’occuper du petit afin que je puisse dessiner dans de meilleures conditions. Je devais absolument terminer le bouclage d’expo et le papa était parti en vacances tout seul en Italie car il avait besoin de se ressourcer...
Je n’ai pas du tout aimé cette période de ma vie et comme je sais que la parole se libère aussi à ce sujet-là, je n’ai pas de problème pour dire que mon post-partum a été complètement merdique et que ça a bien duré dix-huit mois. Malgré l’incommensurable amour éprouvé pour mon fils, j’ai détesté cette période.
Mon corps, ma place de maman, toutes les injonctions contradictoires qui pleuvent sur toi, les violences obstétricales subies, plus le fait que mon fils était un B.A.B.I [NDLR : « bébé aux besoins intenses »], et que mon mec était carrément à côté de la plaque… C’était une bombe atomique dans ma vie. Sans compter que j’avais dû déménager à Molenbeek-St-Jean et que je vivais très mal ce quartier. C’étaient des appartements sociaux pour artistes.
J’avais obtenu le mien grâce à un énième dossier, mais il était situé au rez-de-chaussée et ce n’était pas du tout rassurant. Je me prenais toutes les énergies basses de la ville.
Le seul endroit safe et super du quartier était la Maison des cultures, j’y allais tous les deux jours avec mon bébé. On était devenus les mascottes du lieu parent-enfant.
Mais, mis à part cette petite bulle de bien-être, que la société belge m’offrait, j’ai vécu à cette période des abandons et des trahisons consécutives de la part de mon entourage belge et du père de mon fils. Franchement, c’était dur ! J’ai intitulé cette deuxième exposition perso « Temps de pluie ». Avec ma galeriste montpelliéraine, on s’est marrées en se disant qu’après la pluie viendrait le beau temps !
Et effectivement, ce fut le cas, mais trèèèèèès longtemps après la tempête.
Il fallut se délester de certains poids pour sortir du trou. Renouer avec mon être profond : nature, danse, musique. Retrouver un lien aux autres en douceur. Pardonner ou ne pas pardonner d’ailleurs. Réapprivoiser ma parole, retrouver ma confiance, gagner en justice.
Comment as-tu trouvé ta place dans le paysage artistique belge ?
Et bien, c’est justement là le problème, je ne l’ai jamais vraiment trouvée. Les résidences que je visais dans la ville me passaient sous le nez à deux centimètres près, on me le disait. Je comprenais bien que je n’étais pas du réseau. Que si j’avais fait une école d’art ici, tout aurait été différent. — C. F.
J’ai quand même persévéré et mon travail a été sélectionné pour quelques grands concours de renom, mais je ne gagnais pas les trois premières places, donc je ne recevais aucun prix, ni aucune proposition de travail pour l’avenir. C’était toujours du boulot, de l’investissement, de l’espoir, pour au final ne récolter que d’énormes déceptions. Une fois j’ai eu le privilège de récupérer, à la toute fin de soirée, une grande boite sortie d’usine des délicieux chocolats Marcolini, ça m’a bien réconfortée pendant la semaine qui a suivi le concours.
Mais quand on a un enfant, manger autre chose que du bon chocolat glané par hasard est une nécessité. Ce n’était plus possible à 31 ans de galérer comme ça, de vivre en dessous du niveau de pauvreté en Europe. J’avais perdu tellement de poids à cette époque, j’avais la peau sur les os. Ma petite fabrique à lait fonctionnait très bien quant à elle, et mon fils grossissait parfaitement dans les courbes…
Quand on me proposait des collaborations et que je demandais à être rémunérée, la surprise se lisait sur les visages. Dans le milieu visuel, on est vraiment les derniers de la course. Personne ne viendrait questionner le cachet d’un musicien à la fin d’un concert programmé. Tandis que pour nous, artistes plasticiens, on nous demande de participer à des expositions programmées de façon tout à fait gratuite, et s’il y a une vente, l’organisateur prend sa part.
« Non, madame, les billets de train ne sont pas remboursés, il n’y a pas le budget… » Parfois même, c’est encore pire, on nous propose de louer le lieu afin d’avoir l’honneur d’y accrocher nos œuvres…
C’est vraiment problématique, car emballer mes dessins de façon pro, encadrer mes dessins de façon pro, transporter mes dessins de façon pro… me coûte bel et bien de l’argent.
J’ai réalisé finalement que les seuls à avoir une situation stable et un salaire à la fin du mois, étaient les administrés. Ceux-là même qui se permettraient de critiquer ton mauvais système d’accroche le jour où tu n’aurais vraiment plus les moyens...
Je n’ai plus eu envie de faire d’efforts non reconnus. J’ai laissé ce monde de l’art où seuls les administrés, les profs et quelques artistes nantis/chanceux/beaux-parleurs arrivent à en vivre.
J’ai tout plaqué et j’ai fait une formation d’aide-soignante en néerlandais. C’est mon petit côté infirmière qui a repris le dessus. Je voulais un truc court et sûr. Je voulais avoir une place assurée dans la société. J’ai appris une autre langue, j’ai vécu pendant plusieurs années dans un autre univers, celui du monde de la santé. C’était dur, mais différemment, j’y ai beaucoup appris, j’ai beaucoup donné mais, en contrepartie, j’ai aussi tellement reçu. — C. F.
Maintenant je sais ce qu’est l’extrême vieillesse. Je sais ce qu’est la fin de vie.
Je n’ai pas été une visiteuse occasionnelle des maisons de retraite, non, j’ai vécu de l’intérieur les homes, en tant qu’aide-soignante. J’ai fait des toilettes au lavabo, nettoyé des fesses, changé des protections, j’ai défait des lits sales, j’ai refait des lits propres, j’ai écouté des tonnes de complaintes, essayé de calmer les délires des dément·e·s, nourri les édenté·e·s et les handicapé·e·s. J’ai poireauté devant les ascenseurs défectueux, avec une queue de petits vieux tremblants, la boule au ventre de peur que l’un d’entre eux ne tombe, entraînant tous les autres dans sa chute. J’ai reçu de l’amour, j’en ai donné beaucoup. J’ai reçu des insultes, ne les ai jamais retournées, la maladie excuse. J’ai éprouvé du dégoût souvent. J’ai surtout éprouvé de la colère. Colère contre ce système qui pousse à la maltraitance de nos aînés afin d’engraisser les actionnaires. Personnes avides de richesse, qui ne finiront, elles, jamais dans cette situation… Quand la valeur argent vient remplacer toutes les autres valeurs, c’est moche, très moche ! Ça vous donne des personnes âgées qui ont faim à la fin de la journée, alors qu’elles payent très cher leur forfait journalier dans le home.
Dans ce travail, je me suis pété le dos. J’ai réalisé que mon mètre soixante et mes cinquante kilos ne tiendraient pas le job longtemps. Non seulement mon corps ne tenait pas, mais mon petit cœur saignait beaucoup trop. Quand on est hyper-sensible, il ne faut pas devenir aide-soignante.
Par contre, j’ai rencontré des vieilles femmes exceptionnelles qui sont devenues mes modèles pour quand je serai vieille. Madame Matéi et Blanche, à jamais dans mon cœur. Le combo parfait que j’aimerais atteindre au grand âge : dignité, générosité, espièglerie.
Et puis j’ai fait de nouveau un revirement à 360 degrés. Après avoir couru dans tous les sens sur le plat pays pour nourrir et soigner les personnes âgées restées à domicile, après je ne sais combien de patates cuites, de stoofvlees, et de stoemp cuisinés à la hâte, j’ai eu l’opportunité d’ouvrir une galerie d’art à Courtrai.
C’était un one shot à prendre ou à laisser, et j’ai saisi l’occasion.
J’ai quitté le monde du soin des retraités pour me recentrer sur ma passion, sur mon fils et notre famille recomposée. Je voulais de nouveau essayer d’entrer dans le monde de l’art en passant par une autre porte. Avec beaucoup de travail, ça marcherait sûrement, et puis, à l’étage au-dessus de la galerie, se trouvait le Saint Graal : un atelier. Une chambre à moi, enfin.
Interview : Roxana Černický
Photo de bannière : Clara Fanise à la Maison des cultures de Molenbeek