Exposition de peintures digitales " Twice as Bright / Tales of the Green Earth" : interview de Mathieu Loiseau
L’exposition au PointCulture de Louvain-la-Neuve consiste en une série de peintures digitales autour de deux projets : Une série TV intitulée «Twice as Bright », un thriller dramatique qui dépeint l'effondrement brutal de la société américaine à l'aune de la fin du pétrole et des catastrophes climatiques et un jeu vidéo dans le style Solarpunk " Tales of the Green Earth"
- Thierry Moutoy (PointCulture) : Comment as-tu été amené à travailler sur ce projet ? Peux-tu nous parler de ta collaboration avec Arthur Keller ?
- Mathieu Loiseau : Je me suis un jour retrouvé à une conférence de Pablo Servigne, qui n'était pas encore aussi connu qu'il l'est aujourd'hui, et qui présentait son livre « Nourrir l'Europe en temps de crise » sorti en 2014, qui est un des premiers que j’ai lu sur le sujet général de l’effondrement. À l’époque, je cherchais encore comment marier mes compétences avec ces sujets que je découvrais et qui me bouleversaient. C’était encore assez confidentiel, ce n’était pas devenu le sujet d’actualité et d’opinion publique que c’est aujourd’hui.
Je lui ai, un peu candidement, demandé ce que je pouvais faire, en tant qu’artiste, pour apporter une brique à l'édifice. Je pense qu'il a été un peu pris de court et qu’il ne savait pas trop quoi me répondre à cet instant. Mais, quelques semaines plus tard, il m'a contacté pour me faire rencontrer Arthur Keller, qui cherchait un illustrateur pour donner corps visuel à son projet de série TV, qui était à un stade très précoce. La sauce a pris et on a finalement travaillé près de trois ans ensemble.
Arthur Keller, c’est un auteur, conférencier et consultant, spécialiste des vulnérabilités des sociétés modernes et des stratégies de résilience collective.
Son projet de série TV, intitulé «Twice as Bright », est un thriller dramatique qui dépeint l'effondrement brutal de la société américaine, à l'aune de la fin du pétrole et des catastrophes climatiques. De façon plus large, cette histoire raconte l'insoutenabilité de notre monde, la fragilité des systèmes dont dépendent nos vies présentes et futures, sur le besoin de résilience et d’équilibre avec le monde naturel.
Le travail a consisté à poser les jalons, graphiquement, de quelques moment clés de son histoire, ce qu'on appelle dans le jargon du « key art ». Dans la série, il y aura un avant-effondrement, un pendant, et un après. Et chaque grande illustration présentée ici illustre un de ces moments pivotaux. Par exemple la scène d'émeute de nuit, avec le capitole en feu derrière, est à peu près le tout début de l'histoire, son ouverture, et est sensée être assez sauvage, directement dans le feu de l'action. L'image avec le couple qui arrive dans une petite communauté, loin de la ville, représente plutôt l'espoir et le renouveau, vers la fin des évènements de la série.
Il y a eu pas mal d'itérations avant d'arriver à ces résultats, et le même brief a été remâché, redigéré de nombreuses fois avant l'image finale. On peut d'ailleurs voir quelques croquis et scènes alternatives dans l'exposition digitale, accessible en ligne et sur mobile Androïd.
- L’autre partie de l’exposition porte sur le projet de jeux vidéo « Tales of the Green Earth », du post-apocalyptique bucolique. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet ?
- "Tales of the Green Earth" est un jeu qu’on pourrait qualifier de post apocalypse climatique, un jeu narratif entre le visual novel, livre dont vous êtes le héros et le RPG. Il racontera les aventures de personnages qui évoluent en Europe au tournant du siècle prochain, bien après le tumulte des crises, des guerres qui ont pris place quand les rouages de la machine se seront grippés.
Cette histoire pose le postulat que le monde s'est stabilisé après les crises, s'est dépeuplé par la force des choses, et a reverdi. Ce ne sera pas une histoire ni entièrement sombre ni entièrement claire, ce ne sera ni la Route, ni du solarpunk, mais c’est quelque part entre les deux, avec une représentation réaliste et documentée sur l'avenir post pétrole et post changement climatique.
On retrouvera des mécanismes qui rappellent les jeux de rôle papier, avec un accent particulier, en termes de mécaniques de jeu, sur la psychologie. C’est d’ailleurs un ton que je souhaite garder dans nos productions futures : comment est-ce qu'on évolue dans un monde dur, voire brutal à certains moments, avec moins de technologie, au climat impitoyable, à la biodiversité balafrée ? Comment garde-t-on l'espoir ? Comment survit-on aux traumas ? Qu'est-ce qui justifie encore de vivre une existence d'être humain dans un monde pareil ?
Le jeu est encore en préproduction donc pas encore de date de sortie. Le jeu sortira sur PC sur la plateforme Steam.
Comme nous sommes encore en recherche de financement, ce premier jeu sera une expérience relativement courte, mais ouvrira la voie a d'autres jeux plus ambitieux dans le même univers.
- Peux-tu nous parler de ton parcours et de la naissance du studio Pyrocene ?
- J’ai étudié la bande dessinée à Liège en Belgique et au Québec. Après ça, j’ai finalement fait peu de BD mais j’ai bifurqué sur l’illustration, le concept-art et de manière plus générale la peinture digitale. J’ai été freelance pendant des années pour divers domaines et supports. J’ai beaucoup travaillé avec des petites structures, des Asbl, des gens avec des beaux projets tournés vers la collectivité, il y avait donc assez peu de budget et c’était souvent difficile financièrement.
En 2013, je me destinais au monde du jeu vidéo. Lors d'un voyage à Seattle à une grosse convention de jeu vidéo internationale, j'ai été frappé par l'aspect mercantile démesuré de l'industrie. Ce métier m’a tout d’un coup semblé très futile et dehors de la réalité. Ça m'a permis de me questionner sur mes choix. Dans ma recherche de sens, j'ai commencé à m'intéresser à l'écologie et au climat. J’ai lu des livres comme The Limits to Growth, la fameuse étude du club de Rome, et La Transition Energétique de Jancovici. L'écologie avait toujours été un sujet à la maison, mais la prise de conscience de la fragilité du système, du danger du réchauffement climatique et des risques d'effondrement ont été une vraie grosse gifle.
En 2014, j'ai passé un mois dans un éco-lieu à tester un mode de vie différent, plus tourné sur le collectif et l'auto-suffisance. Et puis tout ça tournait dans ma tête. Après m’être demandé pendant quelques mois si je devais changer de métier, j’ai finalement décidé de faire avec ce que j’avais déjà dans les mains. J'ai aussi lu un livre intitulé Visualizing Climate Change de Stephen Sheppard, qui m'a marqué sur la façon et l'importance de visualiser le réchauffement climatique, de rendre le sujet moins abstrait et plus intelligible avec les techniques graphiques, au sens large.
La collaboration avec Arthur Keller a été un peu le carrefour où j’ai changé de route pour de bon, avec l’envie de consacrer mon travail à ces thématiques.
Et puis mon travail a évolué au fil des années pour me ramener au monde du jeu vidéo en tant que développeur indépendant, au sein de notre toute jeune structure Pyrocene Studio. Je me suis récemment formé en game design et fort de mon expérience d'illustrateur et concept-artist, j'ai rassemblé une équipe pour commencer à travailler sur notre premier jeu. Nous sommes suivi par un programme de coaching financé par Technocité, et Azimut une couveuse d’entreprise dotée d’un programme spécialement taillé pour les jeunes studios de jeu vidéo wallons. Nos objectifs principaux à ce stade est de sortir un premier jeu, prendre de l’expérience et trouver du financement pour des projets plus ambitieux.
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- Le point commun entre les deux projets est la collapsologie. Hasard du calendrier ou bien une véritable envie de te focaliser sur cette thématique ?
- Comme dit plus haut, c’est un chemin qui s’est creusé au fil des ans. Ce n’est clairement pas un hasard. J’avais déjà abordé le sujet dans des travaux d’école après avoir lu un magazine dédié au thème de la décroissance. Je pense que c’est également un signe des temps. La façon dont j’ai évolué avec cette nouvelle grille de lecture est similaire à celle de nombreuses personnes, qui ont cheminé chacune à leur façon, en Belgique, en France et ailleurs. Il y a dix ans, je passais pour un dingue quand je parlais de l’avenir et des limites à la croissance. Personne n’en parlait ou ne comprenait ce que cela impliquait. Mais le sujet a rapidement pris de l’ampleur et est en train d’atteindre une masse critique. Le film Don’t Look up en est la meilleur preuve. Ce sont des phénomènes tellement importants, tellement bouleversants, tellement « totalitaires », qu’il est impossible de ne pas réaliser l’urgence si on s’en informe avec sincérité.
Et j’espère qu’il y aura beaucoup d’autres initiatives, non seulement pour continuer d’avertir et politiser l’enjeu ; mais aussi pour imaginer l’avenir et lui donner corps, en dehors des paradigmes désuets hérités du vingtième siècle : la croissance infinie dans un monde fini.
Le plus difficile avec le climat, l’effondrement, c’est imaginer l’après. Ce n’est pas la fin de tout. Ce n’est pas l’apocalypse totale, du moins pas encore. Mais c’est une descente, qui sera peut-être abrupte, mais avec une renaissance au bout. Et en dessiner les contours, c’est ça l’essence de mon travail en tant qu’artiste, créateur, et entrepreneur.
- Quelles techniques utilises-tu pour les peintures digitales ?
- C’est un travail à 95 % digital. Je commence néanmoins à peu près toujours par des croquis au crayon et au feutre. Ces concepts rapides sont ensuite repris avec des logiciels d’édition d’image et création graphique, qui me permettent de dessiner avec un stylet sur une tablette que je peux paramétrer à l’infini. Je peux, si je le souhaite, donner un rendu peinture à l’huile avec un logiciel qui émulera le comportement du medium à l’écran. Dans les illustrations pour Twice as Bright, il y a également un important travail d’après photo. J’assemble des photos par dessus lesquelles je peins pour changer les couleurs, rajouter des détails, rajouter des pneus en feu, des personnages, etc. De manière photo-réaliste. C’est une technique qu’on appelle photo bashing et qui est très utilisée par les gros studios, que ce soit en jeu vidéo ou en cinéma, qui requièrent un travail très réaliste permettant de budgétiser efficacement une production.
- Quelles sont les œuvres post-apocalyptiques qui t’ont le plus marqués (films, séries, musiques, jeux vidéo et livres) ?
- Impossible de ne pas citer le film The Road, réalisé par John Hillcoat et tiré du livre de Cormac McCarthy. C'est la vision la plus noire et la plus désespérée de l'avenir que j'ai pu voir. On ne sait pas si on s'en va vers un tel monde, qui semble avoir été dévasté par la guerre nucléaire, mais en regardant ce film on peut se demander si la vie vaut encore la peine d'être vécue. Même si je me souviens qu'à la toute fin, la toute toute fin, l'espoir renaît un peu. Ça permet de toucher le fond pour ensuite mieux remonter.
Mon coup de cœur récent, c'est Station Eleven, la série HBO tirée du roman de Emily St-John Mandel. Elle raconte les aventures d'une troupe de comédiens itinérante, tournant dans les communautés autour du lac Michigan, et pose particulièrement la place de l'art dans un monde effondré, ce qui me parle évidemment assez directement. C’est une très belle et novatrice vision, dans laquelle la fin est un objet narratif en elle même.
En matière de jeux, il y a la série Fallout. C’est un des premiers à avoir exploré avec autant de moyens et de production graphique un monde laissé à l’abandon. Mais ça reste de la pop culture, héritée de l’imagerie Mad Max et des crises des années 1970, avec peu de réflexion transposable dans le réel tel quel.
On a aussi le jeu The Last of Us, qui comme la série Walking Dead, se sert des zombies comme toile de fond pour parler d’effondrement, de pénuries et des violences qu’elles induisent, ainsi que des traumatismes dans la vie des protagonistes.
Par contre, je n’ai pas encore vu ou joué à une œuvre culturelle qui raconte la vie dans un monde au climat changé, ni qui en fasse un réel objet de narration. Le post-apocalypse en tant que genre n’est pas encore parvenu à le faire... J’espère être de ceux et celles qui vont y remédier !