Faut-il arrêter de manger les animaux ?
Sommaire
Pour ce qui est de notre alimentation, l’habitude dicte davantage nos choix que la raison. Nous n’ignorons pas qu’il faudrait manger plus de légumes, moins de sucre, plus de protéines végétales, moins de protéines animales, des aliments bruts et non transformés, de préférence biologiques et locaux. Mais au moment de passer à table, la gourmandise l’emporte sur les préceptes. Se nourrir est une affaire qui renvoie à l’enfance. Sous l’angle émotionnel, l’assiette de référence, c’est celle que nous proposaient nos parents. Avec la parentalité et ses innombrables remises à jour se présente une occasion de contrarier ce mécanisme au fondement régressif. Sur le terrain des choix alimentaires, la volonté de régaler son enfant se double de la conscience du peu de liberté que nous laissent des goûts acquis à un âge où la nourriture nous était servie d’autorité.
Dans le domaine du documentaire et de l’essai, mener une enquête en ayant dans le viseur l’avenir de sa propre descendance est presque devenu un genre en soi. Récemment, sur le thème de la nocivité du sucre, Damon Gameau n’a pas manqué de dire tout ce que le film Sugarland (2015) devait à sa future paternité. Avant lui, Jonathan Safran Foer avait ouvert la voie avec Faut-il manger les animaux ? (Eating animals, 2009). L’auteur américain prenait lui aussi prétexte de la naissance de ses enfants pour réinterroger ses habitudes alimentaires, et en particulier sa consommation de viande. En rendant un hommage appuyé au travail de quelques rares éleveurs vertueux, le livre, qui a fait date dans l’histoire des idées antispécistes (1), ne se contentait pas d’opérer une critique radicale de l’agro-industrie, il offrait également à méditer sur des méthodes alternatives. Malgré l’évidence d’une filiation entre cet essai et le film de Benoit Bringer, ne serait-ce que par le titre, le réalisateur français n’y revient pas. Son mobile, ainsi qu’il l’exprime clairement, n’est encore une fois que cette anxiété sanitaire et écologiste consécutive à la venue d’un enfant.
Journaliste d’investigation, Benoit Bringer n’est pas un inconnu dans le paysage audiovisuel français, notamment par sa contribution à l’opération de déchiffrage des Panama Papers, enquête qui lui a valu de figurer parmi les lauréats du Prix Pulitzer 2017.
Je ne suis pas un militant de la cause animale, je suis journaliste (…). Aux 4 coins de la planète je vais aller à la rencontre de femmes et d’hommes qui inventent des formes d’élevage innovantes qui respectent les hommes, la nature et les animaux. Je veux mettre bout à bout ces initiatives pour savoir si un autre mode de consommation est possible et s’il est encore temps de faire autrement. — Benoit Bringer
Ce programme rappelle celui de Jonathan Safran Foer, si ce n’est qu’il fait l’économie d’une grande part de son volet critique. L’information ne fait pas défaut concernant les dégâts dus à la production de viande industrielle. En revanche, pas un mot sur les implications que la consommation de viande en tant que telle peut avoir sur la planète, la santé et l’économie mondiale, tous modes de production confondus. Voilà déjà un important parti-pris pour un objet non militant. Les quelques personnalités appelées à déposer leur témoignage ne contredisent pas cette impression. Mark Bittman, chroniqueur culinaire américain (étrangement rebaptisé « spécialiste de l’alimentation »), célèbre promoteur du régime flexitarien (2), et surtout Jocelyn Porcher, chercheuse à l’INRA à l’origine d’une thèse plus que douteuse sur la réciprocité du lien (fondée sur la notion de travail) qui unirait indéfectiblement l’homme et l’animal élevé pour sa viande et donc condamné à une mort très précoce, sont l’un et l’autre des intervenants très contestables.
Aussi, plutôt que de se cacher derrière une prétendue objectivité journalistique, pourquoi Benoit Bringer n’assume-t-il pas ce parti-pris welfariste (3) qui est le sien depuis le début ? De fait, à la question Faut-il arrêter de manger des animaux ? il répond d’emblée par une affirmation : mangeons de la viande, oui, mais pas n’importe laquelle. Haro sur la viande industrielle. La seule restriction apportée à cette licence repose sur la quantité et la qualité. À nous, consommateurs, de faire en sorte que ces animaux que nous mangeons soient élevés et abattus convenablement. À nous donc d’en manger moins.
L’efficacité du film est au service de ce point de vue. Pour Benoit Bringer, dresser l’inventaire des animaux exploités pour leur chair devient l’enjeu de nombreux déplacements. On voyage beaucoup, aux États-Unis, en Corse, au Portugal… Tout du long, un différentiel dans la qualité de la lumière souligne une opposition qui se veut sans appel entre production industrielle de « tissu animal » ( selon les mots de Jocelyn Porcher) et structures vertueuses laissant les bêtes « exprimer leurs instincts naturels » (une expression reprise à la pensée animaliste) : des néons froids pour les premières, un doux soleil pour les secondes. Mais tant sous l’angle écologique que sous l’angle du respect du vivant, on peut se demander si cette opposition est aussi évidente, aussi nette, aussi tranchée que cela. Soucieux de l'avenir de son fils, Benoit Bringer veut croire que oui.
Texte et captures d'écran : Catherine De Poortere
Glossaire
(1) antispécisme : Lutte contre le spécisme. Le spécisme est à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d'autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu'elles sont censées justifier.
En pratique, le spécisme est l'idéologie qui justifie et impose l'exploitation et l'utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. (source : Cahiers antispécistes)
(2) flexitarisme : Qui limite sa consommation de viande sans être végétarien. Cette pratique se développe dans les années 1990 aux États-Unis. Le point de départ viendrait de l'action militante du journaliste Mark Bittman, auteur de nombreux ouvrages sur les conséquences de la production industrielle de bœufs et de poulets et inventeur du terme. (source : Wikipedia)
(3) welfarisme : De l’anglais welfare, signifiant « bien-être ». En éthique animale, le welfarisme désigne l’attitude de ceux, auteurs, politiques, associations, qui s’engagent en faveur de réformes susceptibles d’améliorer la condition des animaux sans remettre en cause le fait de les exploiter. (source : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Le Welfarisme et l'abolitionnisme)
Cet article fait partie du dossier Les véganes et l'antispécisme.
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Cet article fait partie du dossier Festival Alimenterre 2019.
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