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Feuilleton | Disques et films de réconfort (30) : Miss Murgatroïd, Beethoven et Erik Marchand/ Rodolphe Burger

Disques de réconfort 30 - trois derniers disques du feuilleton
Geste de réconfort : prendre un CD, un LP ou un DVD au hasard, dans l’étagère.

Sommaire

Des centaines et des centaines de titres accumulés au fil des ans. Des achats compulsifs : un extrait entendu, un détail de pochette, le nom du groupe, un commentaire prescripteur, hop, il le fallait absolument, question de vie ou de mort. Sans ça on risquait de louper un chaînon rare et improbable de l’histoire des musiques. Puis, la boulimie fait son œuvre. À peine si chaque CD est correctement écouté, assimilé. Certains n’ont plus été joués depuis des années. Ils dorment. Se souvient-on encore seulement les posséder et pourquoi et quand ils ont été choisis ? Replonger dans les strates oubliées de sa discothèque, chaque matin prendre un disque au hasard, se souvenir, retrouver ses sons. Voir si ça fait du bien et « quel genre de bien », coups de sonde dans ce qui a fait vibrer au long de sa vie…


14 mai 2020 | Miss Murgatroïd : Methyl Ethyl Key Tones (WorryBird, 1993)Erik Marchand vs. Rodolphe Burger : Before Bach (Dernière bande, 2004)Beethoven / Harnoncourt : 9 symphonies (Teldec, 1991)

Pour clore cette série de gestes de réconfort qu’inspirent discothèques et filmothèques, je cherchais quelque chose soit d’amusant, de vitaminé et incongru soit de nostalgique, explorant ce que cette situation a permis de mieux entendre. Je me suis retrouvé, avec plusieurs albums piochés à l’instinct, en train d’écouter des extraits des uns et des autres, laissant remonter les souvenirs, de plus en plus hésitant. Le choix sera multiple. Il faudrait en agencer les morceaux sous forme de collage, les réunir en une seule musique.

D’abord, la première plage d’un ovni accordéonesque, « Murgatroïd Walz in G », une minute et vingt-sept secondes qui « démémagent » complètement. L’invitation à la valse la plus dingue qui soit. Miss Murgatroïd massacre une ritournelle entraînante de vieux manège rouillé, avec rudes à-coups, larsens, spasmes, les nacelles se détachent, valsent dans le décor, les chevaux de bois volent vers l’azur... ça écorche joyeusement. La musicienne – aussi photographe, Alicia Rose de son vrai nom – affectionne les termes bio-psychédéliques, se référant à un registre loufoque de perturbations neuronales, provoquées par l’addiction à diverses substances dissolvantes de cellules, sécrétées de l’intérieur, en tout cas surgissant de la manière dont cerveau et accordéon fusionnent et la possèdent. Cette rengaine, pleine de distorsions synaptiques, pourrait figurer le pire moment du confinement, là où tout a failli craquer. Elle restera dans l’oreille, acidulée, avec le goût de la transgression et l’impérieux désir de libérer la moindre parcelle de son organisme, parce que dans cette petite perle cacophonique, il y a la dimension d’une musique mécanique qui brise ses carcans pour redevenir mortelle.

J’ai pensé à un tout autre registre. Une chanson où affluent blues et tradition celtique portés par le formidable chanteur breton Erik Marchand et le guitariste Rodolphe Burger. Marchand n’a cessé d’ouvrir la tradition à d’autres territoires, à l’encontre de ceux et celles qui veulent instituer un « chez soi » haineux excluant les autres. Les musiques celtiques sont très lointaines dans mon histoire d’écouteur. Quand j’ai découvert cette association Marchand/Burger, mesurant que ces répertoires pouvaient conserver une actualité vive, pas conservatrice, j’ai programmé ces deux musiciens dans un ancien festival montois (CapSud) et la force sauvage de leur prestation, sombre, m’avait ébloui, mélange turbulent d’ancien et de neuf. Aujourd’hui, c’est surtout la plage 6, « Enez vaz (Totem & Tabou) » qui a résonné avec le confinement. Elle tourne autour d’un témoignage enregistré (elle tourne vraiment, comme on le dit d’un orage pris entre les crêtes de collines en cercle). Il y a le silence, le son de cloches, quelque chose, déjà, comme une vie dans un écrin de vide. Une femme raconte qu’elle a rencontré son amoureux lors d’un concert sur l’île de Batz. « Chez lui ça a fait tilt, chez moi aussi, j’avais à peine 16 ans ». Comme par hasard, ils ont raté le bateau et sont restés sur l’île, pour y vivre de leur amour, et apparemment sans se retourner, leur sentiment épousant les contours de l’île. « Enfin, bon, la vie a passé, et puis voilà. » La vie a passé, et puis voilà. Le chanteur raconte ça avec beaucoup plus de mots, en vers serrés et dansants. La guitare, brouillonne et atmosphérique, déclenche une sorte de boucan, un coup de vent, mimant le temps qui passe en une belle et grande bourrasque, étourdissante, éblouissante, qui fait se demander après « C’était quoi ? C’est comme ça que le temps passe ? ». À la sortie du confinement, il y a bien une part de ça, « enfin, bon, la vie a passé, et puis voilà ». L’expérience qui a été faite demande d’être racontée en détails, ce sont tous ces récits formalisés qui peuvent aider à ce que l’on ne retourne pas tout à fait, pas aussi vite « à la normale ».

Parallèlement à ça, un air me trottait et il m’est revenu de façon plus nette en terminant la relecture – oui, relire, ré-écouter, ça se croise – d’un roman de Kenzaburo Oé, M/T et l’histoire des merveilles de la forêt. Le narrateur explore sa relation avec sa grand-mère qui, lui racontant les contes et légendes à l’origine de leur village dans la forêt, tissés aux faits historiques réels, a forgé sa sensibilité et son imaginaire, le destinant à, lui aussi, entreprendre ce récit des origines singulières. Dans ces racontars, les « merveilles de la forêt » sont souvent citées sans jamais pouvoir être objectivées, rationalisées. C’est le point d’origine même qui inspire les mythes du début, ceux qui fondent la vie entre les humains, à cet endroit de la forêt vierge, là où nature et culture s’entretissent. C’est « notre source à nous-mêmes qui naissons, vivons et mourons sur cette Terre. » C’est de là que rayonne aussi la nostalgie originelle. Beaucoup plus tard, le fils du narrateur, autiste mais grand mélomane, passe quelques jours chez son arrière-grand-mère, qui recommence pour lui la généalogie fantastique du village. Elle craint de l’avoir ennuyé. Mais un jour elle reçoit, sur cassette, une œuvre originale enregistrée pour elle. C’est une composition de son arrière-petit-fils, Hikari, inspiré par les histoires entendues. (Hikari, le fils de Kenzaburo Oé est réellement autiste et musicien, nous avons eu un CD dans les collections de PointCulture, mais je n’en ai plus retrouvé la référence). La vieille dame est bouleversée parce que cette musique donne vraiment forme à l’essence de ce qu’elle raconte et que les mots ne font qu’effleurer. « J’ai fini par penser que, dans un passé très lointain, lorsque j’étais dans les « merveilles de la forêt », j’écoutais cette musique. » Une musique qu’il nous semble avoir entendue avant même de savoir entendre ! N’est-ce pas le meilleur lien avec un fil intérieur qui ne se laisse pas confiner ? Un fil de résistance ?

Je crois qu’en ce qui me concerne, les premières mesures de la sixième symphonie de Beethoven, voire tout le premier mouvement, ont un peu ce statut magique. « Allegro ma non troppo. Éveil des impressions joyeuses en arrivant à la campagne. » Je ne peux plus en dater la première écoute. Cela faisait partie des quelques disques qui passaient de temps en temps en famille. Dans une atmosphère d’enfance heureuse qui, forcément, évoque d’autres temps, à jamais inaccessibles. C’était avant. La force descriptive de la musique m’a été peut-être transmise par quelques commentaires du père, succincts, reprenant les propos du livret. La musicologie est précise sur la manière dont le compositeur « peint » les caractéristiques d’un paysage. Mais ce n’est pas ce vocabulaire savant qui m’a transmis ce qui me transporte dans cette musique, plutôt la musicalité de la voix qui les traduisait en mots de tous les jours, surtout le fait qu’elle est devenue la musique de ces instants de quiétude parfaite et perdue. Chaque fois que je me sens porté par les relations harmonieuses avec un paysage, avec l’espace, les couleurs, les rythmes du dénivelé, le déroulé du chemin, les sons, les reliefs végétaux, les ombres et la lumière, la fluidité des mouvements de mon déplacement, l’hospitalité qui est faite à ce qui en moi diffère, ce n’est pas que j’entends cette musique, elle est simplement là, organique, sans même que j’en prenne conscience, sans même qu’elle affleure nécessairement sur les lèvres. Elle porte. Par contre, je la convoque et la joue dans ma tête si, enfermé, j’ai envie de renouer avec cet unisson avec un coin de nature, d’y puiser de l’énergie. Pour sortir, pour retrouver le dehors, pleinement, elle me semble tout indiquée, avec l’amplitude symphonique calme, posée, qui évoque et porte le besoin d’épanchement dans la nature, sans restriction. J’aime assez cette version d’Harnoncourt, avec le Chamber Orchestra of Europe, centrée sur la générosité et la clarté, certes moins expansive que certaines entendues autrefois, privilégiant un pathos distancié, favorable à une relecture, une redécouverte, un recommencement. [Pierre Hemptinne]


13 mai 2020 | Les Lundis au soleil (Fernando León de Aranoa, Espagne 2002)

Les lundis au soleil ou la magie du désespoir.

L’an 2000 est dépassé depuis longtemps et les industries délocalisent. Au Nord de l’Espagne, Vigo est une petite ville assise au bord de l’océan Atlantique. Son chantier naval a fermé définitivement ses portes depuis des mois. On est lundi.

Routiniers, Santa (Javier Bardem), José (Luis Tosar) et Lino (José Ángel Egido) prennent le ferry pour rejoindre l’autre rive et entrer dans la file interminable de l’Institut national de l’emploi. Depuis trop longtemps déjà, ces trois ouvriers, inséparables compagnons de route, cherchent obstinément du travail, échafaudent des espoirs impossibles, se réconfortent dans d’épars instants de joie. Dans leurs yeux, la fatigue se fait sentir. Le désespoir aussi. Et « Madre mia !», comme le désespoir peut être magique et tendre quand il est si humainement décrit.

Le réalisateur Fernando León a un don pour raconter l’âme humaine par ce qui se cache derrière la banalité, par les regards qui s’échangent sans mot dire. Il nous oblige à la lenteur. Celle qui caractérise aussi bien l’attente que l’errance qui nous fait toujours revenir nous accouder au même comptoir, celui du bar du bout du port. Une lenteur devenue synonyme d’éternité, puisqu’elle semble résolument sans lendemain pour chacun des personnages. Lino passe continuellement des entretiens d’embauche. Mais il lui manque toujours quelque chose : une voiture, des connaissances en informatique... Ce dont il ne manque pas, ce sont les cheveux blancs qu’il essaye de cacher. José, quant à lui, se sent inutile, incapable de subvenir aux besoins de son couple. Sa femme, qui travaille de nuit dans une fabrique de thon en boite, est épuisée, vivant avec l’impression continuelle de sentir le poisson. José la regarde, elle, l’amour de sa vie et il ne sait pas comment redevenir l’homme qu’il était.

Enfin, il reste Santa, le bougre qui ne veut pas subir l’injustice de ce capitalisme triomphant sur le devenir de l’homme. Accusé d’avoir détérioré un lampadaire lors d’une manifestation, il se voit obligé de le rembourser alors qu’il n’a déjà plus d’argent et loue une chambre minable dans une pension de famille. Son travail était et est son identité. Il ne compte pas laisser le chômage la lui enlever. C’est grâce à cette rage ancrée qu’il ne sombre pas et conserve la tête de ses amis hors de l’eau. Il est le ciment qui fait de ce groupe un bloc face au vent de la précarité.

Fernando León veut rendre toute la réalité de l’homme face à son travail. Sans jamais tomber dans le pathos, l’exercice est superbe. Un exercice qui, malgré la gravité du propos, n’est pas dénué d’humour ni de tendresse. Il compense le doute, rassure les complicités et donne à cette histoire une couleur contrastée entre douceur et amertume.

Le casting est l’une des plus belles surprises de ce film. Javier Bardem, qui a obtenu le Goya du meilleur acteur pour le rôle, est devenu barbu et bedonnant pour incarner ce personnage bougon. Le faciès grave, l’attitude aquoiboniste, l’ironie parfois cinglante, il campe à merveille cet homme qui a tout perdu sauf sa fierté et son envie d’être respecté pour ce qu’il est : un ouvrier. Luis Tosar, qui a reçu le Goya du meilleur second rôle pour ce film (le premier de sa prestigieuse carrière), est dans la retenue. Son regard perdu, pareil à un chien regardant passer les pavés, est signifiant. Chez lui, le désœuvrement intérieur et l’impuissance sont physiques. Même sa cambrure – le dos voûté, le visage fermé – donne au personnage les marques de cette fatigue lancinante qui est en train de l’absorber. Enfin, José Ángel Egido fait partie de ces acteurs qui ont rencontré le succès tardivement pour des raisons de physique. Il joue un aide-comptable désabusé mais respectable, qui se sent évincé d’un système qui ne laisse sa chance qu’aux jeunes et aux nouvelles technologies. Jamais à sa place, victime d’une transpiration permanente qui l’accable, son corps passif traduit l’effrayant sentiment de ne plus comprendre le monde et de se sentir relégué à la marge. Il obtient le Goya de la révélation de l’année pour ce rôle et depuis n’arrête plus de tourner. On le retrouve dans Everybody Knows et le tout frais Le Silence des marais.

Les Lundis au soleil est une condamnation par contumace du capitalisme triomphant. Par la description de ces personnages, Fernando León calcule les ravages de ces politiques dans le cœur des hommes. Bien au-delà de l’argent et des arrivismes outranciers, la délocalisation reste ici le synonyme de la destruction de l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus « chair ». [Jean-Jacques Goffinon]

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11 mai 2020 | Ravel, Martinu, Schulhoff, Honegger : Duos de l’entre-deux-guerres (Analekta, 2011)

Olivier Thouin, violon – Yegor Dyachkov : violoncelle

En fouillant parmi ma collection de disques délaissée depuis un bon moment, j’ai remis la main sur un CD que j’avais beaucoup apprécié. J’en avais fait l’acquisition lors d’une solde, séduite par ce duo singulier : un violon et un violoncelle, deux instruments aux couleurs et mode d’émission semblables, huit cordes frottées, un demi-quatuor… J’affectionne chacun d’eux, je les aime aussi en ensemble plus vaste. Mais juste eux deux… Que peut bien raconter un compositeur avec deux instruments mélodiques ? D’habitude, un duo est formé d’un instrument monodique (flûte, violon, violoncelle, hautbois, etc.) et d’un instrument polyphonique (piano, guitare, etc.) qui permet tout à la fois de dialoguer avec le premier et d’assurer l’harmonie de l’ensemble. Comment deux instruments à une seule voix vont-ils se partager la scène ? L’un aura-t-il la préséance sur l’autre : le roi violon sur le subalterne violoncelle, du coup relégué à son ancien rôle de basse continue ?

L’écoute de cet enregistrement m’a permis de découvrir toute l’inventivité et la magie que Ravel, Schulhoff, Martinů et Honegger ont insufflé, chacun à sa manière, aux œuvres gravées ici. Dans la Sonate de Ravel, l’écriture est tantôt puissante, rythmée, usant d’accords percussifs, de pizzicatos, de notes en staccato, tantôt méditative ou évoquant un doux babil où les voix s’entremêlent souplement. Le violoncelle joue parfois des harmoniques qui le font passer à l’aigu, au-dessus de la ligne mélodique du violon, renversant ainsi les rôles. Dans le Duo de Martinů, l’accent est mis sur la similarité des deux instruments. Entretenant une forme de confusion dans les sonorités, ils évoluent souvent en parallèle, parfois à l’unisson, tel un seul instrument à huit cordes. L’œuvre d’Erwin Schulhoff est la moins tonale des quatre pièces, avec un travail plus marqué sur les timbres : incursion dans l’extrême aigu, jeu en sourdine, accords grattés… La Sonatine d’Honegger clôture agréablement le disque en offrant une longue conversation entre les deux protagonistes. Chez lui, les registres respectifs de chacun sont plus clairs. Il joue plutôt sur les relations, les échanges, des effets de « questions-réponses » et de courses poursuites… Au final, un disque d’une grande cohérence de style mais avec un éventail de moyens d’expression d’une rare richesse. Une très belle redécouverte. [Nathalie Ronvaux]


8 mai 2020 | Eric Mingus : Um…Er…Uh… (Some Records, 2000)

Les coordonnées de position dans ma discothèque personnelle (telle armoire, tel bac, n-ième disque) données par une collègue m’ont à nouveau ramené à l’aube du nouveau siècle. En septembre 2000 pour être exact. Quand je donnais une partie de mon temps libre à une revue musicale gratuite aujourd’hui défunte. À cette époque – et comme ce sera à nouveau le cas cette année, pour des raisons qui se passent de toute explication – le festival des Nuits Botanique se tenait encore à la fin de l’été, en septembre, en pleine période de rentrée scolaire et artistique.

Parmi les demandes d’interviews qui me furent soumises, figurait celle d’un certain Eric Mingus, qui avait fait paraître un album l’année précédente sur un jeune label plutôt orienté indie (Some Records, fondé par d’anciens agitateurs de la scène hardcore new-yorkaise). Tout ce que je savais, c’est que le bonhomme avait une hérédité plutôt encombrante quand on a l’intention de faire de la musique sous sa propre enseigne (son père, Charles Mingus, fut une fameuse pointure du jazz et tant et plus), et que je n’avais eu le temps que d’écouter deux fois ce disque atterri le matin même dans ma boite (ah les insondables mystères de la poste), avant une rencontre programmée dans les locaux de Radio Campus Bruxelles, que je découvrais pour l’occasion.

Déjà trentenaire depuis un bail quand sort son disque, Eric Mingus en impose… par la taille. Un quasi colosse presque chauve à la voix puissante mais douce, à l’aune d’un homme affable et qui se livre sans tabous au jeu des questions / réponses, et en réserve même quelques-unes destinées à son interlocuteur du jour.

Quant à son disque, dès trois titres écoulés, on aura compris que de jazz, il n’en sera pas vraiment question, mais qu’on aura affaire à une sorte de « big music » à la Gil Scott-Heron, où gospel, blues, soul, spoken word, rock, sont à égalité de traitement (si ce n’est plus) avec l’héritage jazz du papa. Legs à double fond d’ailleurs, tant les textes, chantés ou narrés parfois avec force par Eric Mingus, s’enracinent dans un contexte social agité, ou renvoient à des expériences personnelles plutôt difficiles ou douloureuses.

La voix est bien le liant de ce disque, charriant une évidente gravité dans le propos et modulée selon une sorte de scansion narrative souple qui fait de ces quatorze titres autant d’histoires contées qui glissent naturellement dans l’oreille, et ce malgré la multiplicité des formes musicales qui les y conduisent.

Plus écouté depuis un bail, Um…Er…Uh… sonne plutôt bien à mes oreilles d’aujourd’hui. L’intro, « His Blood's in Me » est un long gospel percussif à plusieurs voix qui débouche sur un blues rock (« Shake up the World ») qui « envoie dans les cordes », et qui aurait pu être un tube. Plus loin dans le disque, on trouve une ballade méditative (« Time ») tout en retenue, précédant un « I Reject This Reality », collage sonore obstiné et abstrait, mais toujours fluide.

Un album qui finalement, en matière de jazz bien rivé dans ses clous, ne propose que « TV and Celebrity » ou « Rubber Soles » pour souscrire au cahier de charges du genre – et encore…

Verdict : bien heureux hasard que cette réécoute. Et je vais de ce pas m’enquérir de retrouver le second disque d’Eric Mingus – Too Many Bullets... Not Enough Soul – paru deux ans plus tard, et planqué quelque part dans l’épaisseur de mes collections disparates… [Yannick Hustache]



7 mai 2020 | Korber, Rowe, Müller : Fibre (For 4 Ears, 2005)

C’est le titre discret, en italique, sur la tranche blanche, qui m’arrête, fibre, parce qu’il fait d’emblée trait d’union avec un livre lu en 2018, Les Fibres du temps de Bernard Aspe, et qui continue à m’occuper (à faire fibre commune, oserais-je, avec l’instant, la durée, l’âge). Sans doute en le lisant ai-je revécu indirectement l’écoute de ce genre de musique. Lecture et écoute renvoyant, par des biais différents, à une préoccupation grandissante, l’expérience du temps qui passe. Une expérience qui, en confinement, subit divers grossissements, ralentissements, langueurs, arrêts, altérations positives ou négatives, du fait d’une sensibilisation accrue aux bruits et aux diverses formes de silence.

Deux guitaristes et électroniciens, un manipulateur d’iPod et d’ordinateur, voici ce que d’aucuns appellent sans détours de la « musique d’acouphène ». Et ils n’ont pas tout à fait tort, il y a de ça ! D’ailleurs le vocabulaire initié se réfère systématiquement au monde des sifflements, bourdonnements, drones et boucles, en soulignant souvent le caractère « organique » de l’ensemble, la manière particulière dont ces sons d’aspects déshumanisés s’incarnent, font chair. Oui, mais une chair hybride, entre vivant et devenir-machine.

Comment parler de ces musiques « pointues » pour en partager l’expérience avec ceux et celles qui n’ont aucune affinité avec ces langages, pas pour les faire aimer (!), mais pour faire circuler de la diversité culturelle (plutôt que de respecter l’imposition des niches) ?

Il y a une mise sous tension, un silence de profondeur, dur et compact, qui devient délétère, et puis des ruptures, comme quand une canalisation se rompt et libère un gaz, un fluide, une vapeur, une matière friable qui se répand sous forme de microbilles et se métamorphose à l’air libre. À différents endroits, à différents moments. Ça forme des trames qui évoluent vers des motifs figuratifs, bruitistes ou abstraits, prospectifs. Les intensités sont modulées, diversifiées, il y a des précipitations, accélérations, concrétions à l’intérieur d’un écoulement plutôt lent. Au-delà des sons qui s’égrènent, l’oreille devient attentive à des structures temporelles intérieures, intimes, qui se projettent sur le rideau sonore, magnétique, que tissent les musiciens.

Keith Rowe traque un « son qui occupe le moment ». Mais pas n’importe comment, à partir du « rien » de ce moment, à partir du silence qui en est constitutif et de ce qui y surgit, issu des matériaux et objets de cet instant, de ce qui passe dans la tête et l’organisme de celui et celle qui le vit, qui concerne son passé, son présent, son futur. Ça évoque souvent le bruissement amplifié de la vie, variation de la tension artérielle, palpitation des désirs latents, fermentation de remords, ondes magnétiques environnantes.

Ce n’est pas une musique linéaire, plutôt une superposition de temporalités sonores différentes, des couches hétérogènes, un flux dans lequel s’effectuent les interférences avec d’autres flux parallèles, antérieurs, perpendiculaires (comme quand, dans une radio, se font entendre des voix, une musique émises sur une fréquence voisine).

L’effet « plongée dans la texture du temps », à la fois uniforme et fait d’accidents, accentue l’impression que le semblant d’unité repose sur en entrecroisement de continu et de discontinu. Et ça a une dimension politique : cette musique désagrège toutes les croyances en une pureté, en une essence une et unique des choses.

Je me souviens que nous avions invité Keith Rowe (80 ans aujourd’hui, un monument) pour un workshop de plusieurs jours à la Médiathèque de Mons. Plusieurs jeunes guitaristes de la scène locale s’étaient inscrits et en parlent encore aujourd’hui comme d’une rencontre fabuleuse et décisive. La table où il pose sa guitare – l’accumulation d’objets, d’ustensiles, de dispositifs, d’outils, de fils, de câbles qui éclipsent quasiment l’instrument de musique – ressemble plus à un établi de bricoleur qu’à un lutrin de musicien. Chaque instrument est là, a son histoire. Le tout évoque l’autopsie d’une guitare et de tout ce que la guitare a produit dans notre culture musicale, la volonté d’épuiser tous les sons qu’elle a dans le corps. La première partie de l’atelier se consacrait à écouter. Pas seulement la guitare mais tout ce qu'il y a autour et qui fait que « avec elle », je deviens guitariste, je capte le monde et l’interprète à ma manière. Toutes les bricoles avec lesquelles Keith Rowe élabore ses textures sonores, hétéroclites, évoquent bien ses autres propos sur la mémoire : « j’utilise un flux constant de fragments revisités » et ça produit un « retour constant ». C’est l’hybridation des techniques de jeu de la guitare, via l’usage d’ustensiles dotés de leur propre récit, qui permet d’élargir le spectre de ce qu’une guitare peut exprimer de l’être et de ses entrelacs pulsionnels avec les choses.

Passons rapidement de cette fibre musicale à la fibre du temps telle que décrite par le philosophe : « L’image qui montre le mieux l’unité du continu et du discontinu est celle de l’entrelacement des fibres. Il y a bien une continuité de l’entrelacs, et pourtant les fibres qui le constituent sont faites de longueurs inégales, elles ne commencent ni ne s’arrêtent toutes au même endroit, et certaines d’entre elles commencent même bien après que d’autres se sont arrêtées. La discontinuité vient de leur pluralité, de leur inégalité et surtout du fait que l’on ne peut isoler une fibre qui serait présente du début à la fin – et quand bien même on le pourrait, cela n’aurait rien de significatif. »

Ce n’est pas une musique individuelle, la texture est construite tantôt à deux, tantôt à trois, agrégeant des bribes de bruits et de temps provenant de l’extérieur, du monde commun. L’entrelacs fibreux est à la fois individuel et collectif. Il peut tous nous interpeller. « Les fibres du temps commun sont faites de reprises de ce temps : des moments où il s’est agi de le ré-affirmer, d’en renouveler les formes, au prix d’en menacer la consistance. Ces moments sont toujours aussi des moments de perte : quelques fils ont été rompus, quelques habitudes ne reviendront plus, quelques gestes auront disparu, et avec eux une partie de l’espace d’intériorité partagée. Le temps bifurque, non pas entre des mondes possibles, mais à l’intérieur du procès non-linéaire de l’individuation collective. » Oui, cette musique fait entendre la texture temporelle, rend aussi audible l’ombre de toute perte que signifie le temps passé.

Et si cette musique, entrelacs de micro-récits bruitistes, multiplie les bifurcations, c’est pour essayer de capter le reflet d’un événement temporel primordial, lointain, avec lequel on rêve de maintenir le contact. « Mais si ces bifurcations ne font pas rupture, c’est que quelque chose se prolonge à chaque reprise, quelque chose qui peut être pensé comme son origine. » (p.101)

Le mot fibre, à un moment précis, relie un disque et un livre, des musiciens et un philosophe et, par cette jointure, une multitude de sons, d’images, de souvenirs, d’expériences personnelles me reviennent, formelles ou informelles, fibreuses, continues discontinues, confinées déconfinées. [PH]



6 mai 2020 | Kim Jee-woon : A Bittersweet Life (Corée du Sud, 2005)

Un western spaghetti pour duellistes, Kim Jee-woon décompose la platitude…

Le cinéma coréen aime nous abreuver de films de gangsters foisonnants de boléros sanglants et virevoltants qui n’ont, pour la plupart, d’intérêt que dans leurs pas de danse. Mais voilà, il y a A Bittersweet Life. Sorti en 2005, ce film est un western spaghetti décomposé, à la sauce glacée et urbaine. La violence n’y est pas chorégraphiée tel qu’on pourrait s’y attendre et l’esthétique parfaitement maîtrisée réside dans la longueur de ce film-duel.

Sunwoo, homme de main du redoutable chef de gang, Kang, est missionné par ce dernier pour surveiller sa très jeune et jolie fiancée. Il a pour mission d’éliminer cette dernière si les soupçons d’infidélité sont fondés. Mais, séduit, Sunwoo lui laisse la vie sauve.

Devant cette faute, considérée comme une trahison, Kang le fait torturer afin d’obtenir des excuses. Sunwoo s’échappe. Commence alors un périple meurtrier sans aucune compassion. Ce pitch plutôt plat n’apporte rien de neuf au polar noir mais on comprend vite que cette histoire n’est, en réalité, qu’un prétexte. La narration, tout comme l’esthétique du film tournent autour du bloc de granit qu’est le personnage principal. La caméra le précède, le suit comme un témoin en suspension et l’intrigue que l’on veut dénouer réside dans une recherche d’humanité sous cette apparence inébranlable et ascétique.

Les dialogues sont avares. Sunwoo ne veut rien laisser entrevoir de lui, surtout pas le trouble et c’est en ça que la narration prend sa source et sa vigueur. La question « Qui est-il ? » est captivante. Elle est plus importante que le scénario lui-même. Les péripéties ne sont là que pour révéler l’intériorité de ce personnage dont l’honneur et les convictions comptent plus que la vie. L’apparente arrogance de ce Clint Eastwood coréen n’en est finalement pas une. Seule la fin du film nous donne la clé de son humanité – et je ne vous la livrerai pas ici.

Le style, quant à lui, est particulièrement influencé par les duels de regards chers à Sergio Leone, tellement même que la musique y fait un clin d’œil appuyé. Il n’y a plus de doute, nous sommes face à un western moderne revisité « à l’aride » pour notre plus grand plaisir. La photographie découpe les plans avec une parfaite symétrie, balançant les rouges vifs et les noirs de jais avec élégance et maniaquerie. En plus d’être doué de finesse, l’objet est incontestablement beau. [Jean-Jacques Goffinon]


5 mai 2020 | Mathieu Boogaerts : En public (Island, 2000)

Comme pour d’autres, au fil des ans, ils ou elles sont devenu·e·s des évidences, toujours dans le paysage. On en oublie à quel point, la première fois, ils ou elles nous semblaient ouvrir une nouvelle voie. Ainsi de Mathieu Boogaerts.

« Quoi, c’est qui ce mec, comment il chante ! Qu’est-ce qu’il raconte ? D’où il sort ? »

Il a l’air de venir sans trop insister, par le côté, sans grosse machine, presque en sourdine, et puis, au gré des émotions ordinaires de la vie, ces chansons resurgissent de l’intérieur, en véritables zinzins.

« Mais d’où-ce qu’elles sortent ces ritournelles ? Pourquoi je les ai dans la peau ? Ah oui, ça vient de Mathieu Boogaerts ! »

Des rengaines de la fragilité, très flexibles, très ondulantes. Rien ne joue de l’assurance virile, tout remonte des interstices, entre les choses, entre les vécus, entre les personnes, entre les idées, toujours à l’écoute du pour et du contre, ondoyant. Ondulé, c’est ainsi qu’il se définit, n’ayant pas « les idées bien installées » et, question sismographe, oscillant sur un large spectre d’hésitations : « je ne ressens jamais la même chose ». Rien n’est solide ni coulé dans le dur. Le monde des certitudes, du coup, semble bien morne.

Il développe un style attentif à tout ce qui émerge quand on est à côté de ses pompes, aux possibles que les failles éveillent, révolutionnant les rapports de force, « marre d’être ton adversaire ». Le décalage érigé en forme de vie, « J’trouve pas le pôle qui convient/ J’trouve pas le pull qui m’va bien» , il se balade avec fraîcheur dans toutes les vielles histoires sentimentales, leur offrant un nouveau printemps, l’air de pas y toucher, réglant ses comptes en douce ! Par rapport à toutes les épreuves écrasantes, l’amour, la rupture, savoir qui l’on est, il joue David contre Goliath, portant les coups en chantant sur diverses tangentes et éloges de la fuite « moi je vais prendre la mer ».

L’art de la demi-teinte, l’exploration de l’irrésolution, jusqu’au point où elle devient une force, une liberté, une délivrance, à condition de la chanter, de la danser, flirte alors habilement avec l’esprit vache, ambigu, « oh quel dommage que tes messages / ne me soulagent pas davantage », le regret étant aussi tout à fait sincère. Le cynisme n’est pas loin, sans prédominer, il participe aux mécanismes de défense du fragile, écorché, toujours « sur le point de balancer la bombe » parce « j’ai beau mettre mon doigt y’a plus l’jus ». La bombe reste en suspens, elle fait partie du décor.

Ses textes sont élégants, racés, allusifs, n’en disent jamais trop, très sonores, ingénieux dans l‘usage de l’allitération, leur musicalité frappe avant même que la compréhension des mots et des images n’atteigne la conscience. C’est leur dimension magique : ils disent quelque chose quel que soit le sens dans lequel on les fredonne. Ils donnent envie de chanter et danser avant toute adhésion au sens formel.

Les ritournelles de Boogaerts reviennent me hanter précisément dans des moments de fragilités semblables à celles qu’il évoque. Elles ont beaucoup de force parce que, s’il a beau douter, cet ondulé sait balancer, rythmer et syncoper. Cuivres, guitares, percussions, c’est du costaud, joyeux, coloré, parfumé et entêtant.

Sur la longueur, il garde la fraîcheur des premières fois – premières paroles, premières ritournelles, premières musiques , premiers émois, premières déconfitures. Tonicité particulièrement distillée dans cet enregistrement live réalisé en studio, avec un petit public, proche, une soixantaine de personnes, ils-elles sont tou·te·s sur la photo, sur la pochette de l’album. [PH]


4 mai 2020 | Sebadoh : Bakesale (Sub Pop, 1994)

Après quelques tirages peu inspirants, et un détour par le groupe thaï Ebola dont juste le nom déjà n’apporte aucun réconfort en ces temps de pandémie, le hasard a désigné Lou Barlow. Comme c’était une compilation, je me suis tournée vers mon album préféré de l’époque, Bakesale, de Sebadoh, un des groupes dans lequel a joué Barlow. J’en conviens, ce n’est plus tout à fait du tirage au sort mais parfois il vaut mieux le guider un peu, et écrire sur un disque sur lequel j’ai (encore) quelque chose à dire.

Tout comme pour Slint, je me retrouve avec ce choix en 1994, dans cette période où j’écoutais beaucoup d’indie pop et d’indie rock. Lou Barlow était mon héros ; je me sentais attirée par son côté « college boy » ou « boy next door » qui le rendait bien plus accessible que d’autres rock stars de l’époque. J’ai amassé les disques de ses divers projets, Sebadoh, Sentridoh, The Folk Implosion et ses albums en solo. Pour une partie d’entre eux, je les ai écoutés au moment de leur achat mais je ne les ai plus jamais réécoutés jusqu’à aujourd’hui. Un signe ? Probablement.

Bakesale est le cinquième album de Sebadoh, le premier à être publié sur le label Sub Pop. Le premier aussi après le départ du batteur Eric Gaffney, un des membres fondateurs avec Lou Barlow et Jason Loewenstein. Il joue cependant encore sur quatre plages mais a été remplacé par Bob Fay. Les chansons sont un peu plus longues (tout est relatif, cela varie entre 1’45 et 4’15) et moins acoustiques que sur les albums précédents, qui étaient très lo-fi. C’est un peu plus construit, un peu moins bordélique et expérimental, mais toujours aussi charmant. C’est simple et direct – le trio guitare, basse et batterie est diablement efficace. D’ailleurs, plusieurs morceaux sont instantanément devenus des hits, comme « License to Confuse », « Rebound » et « Skull ».

En réécoutant cet album plus de vingt-cinq ans plus tard, je me rends compte que ce sont ces morceaux-là qui m’ont marquée. J’ai oublié tout le reste et je me suis même un peu ennuyée. Certes, l’album est important dans l’histoire de l’indie rock et de la lo-fi mais il manque aujourd’hui pour moi d’une certaine cohésion et je n’accroche plus autant qu’avant. Par contre, je pourrais réécouter « Rebound » tous les jours ! [Anne-Sophie De Sutter]



30 avril 2020 | #JazzDay | Martin Schütz et Hans Koch : Approximations (Intakt, 1990)

Le « Yes You Are » vocalisé en intro par Shirley Hirsch, avec grondement électronique et saxophone en crise de nerfs, court et direct, n’annonce rien de mainstream. Plutôt une invitation à replacer au centre la question de la dignité.

La deuxième plage s’envole avec un ronronnement dépaysant, un souffle continu très didgeridoo, un cornet à pistons qui évoque le regard que doivent poser sur le monde actuel les oiseaux migrateurs, très haut dans le ciel. Dérive vers les mondes fragiles et ses maisons en carton. Atterrissage parmi les destinées éparpillées, faites de trois fois rien, répertoires sonores de précarités, montée de stress puis vague crissante, plus aucune protection.

Difficile, mais il y a de la force dans ces poésies soniques. Des prises de libertés, des prises de risque. Ça secoue le confinement.C’est un enregistrement historique.

Martin Schütz (violoncelle électronique) et Hans Koch (saxophone, clarinette basse) sont deux musiciens suisses de formation classique ayant bifurqué vers d’autres formes musicales, expérimentales, improvisées. Ils viennent de passer plusieurs années à New York, années de formation et d’échanges avec d’autres musiciens. Du 27 novembre au 4 décembre 1989, ils en invitent six dans un studio pour enregistrer quelques improvisations, reflets de ce qu’ils ont appris lors de leur séjour. L’intention n’est pas d’organiser une jam session interculturelle en l’honneur du bon gros feeling jazz universel ! Ils regroupent leurs créations sous le titre « approximations », soit un refus de formaliser des certitudes et revendiquer, au contraire, la nécessité d’ouvrir les esthétiques au non affirmatif.

Les invité·e·s font partie du top, certains sont carrément des « monstres sacrés » comme Butch Morris – trompettiste, cornettiste, compositeur, un des plus grands inventeurs du jazz – et Andrew Cyrille, batteur, percussionniste raffiné et culte. Shirley Hirsch, aux capacités vocales peu banales et peu orthodoxes, vient du théâtre d’avant-garde. Le violoniste Jason Hwang a aussi une formation classique, il est issu de l’immigration chinoise aux États-Unis. Le légendaire Tom Cora a cultivé la transversalité des langages musicaux et est un pionnier du violoncelle libéré. Le batteur Pippin Barnett, plus proche des scènes rock alternatives, est aussi de la partie. On n’est pas dans le consensuel. Les talents sont hétérogènes.

Aujourd’hui, 30 avril 2020, c’est la journée du jazz, ayons quelques pensées jazz ! C’est l’occasion de rappeler que l’histoire du jazz est inséparable de celle de l’esclavage. Des millions d’êtres confinés dans les cales des bateaux négriers. C’est un des éléments qui fait qu’Approximations est historique et toujours actuel… Bon, cela repose sur un raisonnement en zigzag qui relie différentes écoutes et lectures… D’abord un détour par la « condition nègre » et la pensée africaine :

Achille Mbembé dans son livre Brutalisme rappelle que ce qu’il nomme la « condition nègre » est la construction du Noir comme être indigne exploitable à merci, dépourvu d’histoire et de haute culture. Aujourd’hui, dit-il, la « condition nègre » s’étend bien au-delà et touche tout le monde. Le capitalisme réduit de plus en plus de personnes à cette « condition nègre ». Comment résister, comment s’en sortir ? Ceux et celles qui subissent cette condition depuis plus longtemps – pour qui elle a été inventée – peuvent nous en apprendre beaucoup.

D’autre part, le capitalisme engendre le dérèglement climatique et nous envoie dans le mur. La croissance ne pourra rester le credo central. Nous sommes amenés à vivre avec beaucoup moins. Comment ? Ceux et celles qui vivent depuis des décennies avec trois fois rien, avec juste la débrouille, peuvent nous être d’un grand secours pour accepter la décroissance.

Le colonialisme a éclipsé la pensée africaine, la métaphysique antique africaine, au nom de l’identité occidentale. Une identité faite de frontières (fermées) et plaçant l’humain occidental au-dessus des autres espèces, système qui conduit aux actuelles catastrophes écologiques. Selon Achille Mbembé, la philosophie africaine n’active pas les mêmes concepts identitaires. « L’important n’était donc pas l’identité, mais l’énergie qui était supposée régir les phénomènes vitaux et animer les conduites. La personne humaine par excellence se définissait par sa richesse en énergie vitale et sa capacité d’être en résonance avec les multiples espèces vivantes qui peuplaient l’univers, les plantes, les animaux et les minéraux y compris. Ni fixe ni immuable, elle se caractérisait par sa plasticité. » (p.100) Il y a là des ressources pour repenser nos relations aux autres formes du vivant.

Ensuite, il convient d’ancrer ces considérations plus directement à l’histoire du jazz et aux musiques noires plus généralement… Le philosophe Cornel West, cité par Norman Ajari : « D’un point de vue existentiel, c’est la musique qui m‘a permis de comprendre la violence exercée par la suprématie blanche. Il me semble que c’est un tel rôle que la musique a joué pour l’ensemble de l’Amérique noire, qu’il s’agisse des chants religieux, du blues, du jazz, du rhythm’n’blues et même du hip-hop. » Il s’agit, dans toutes ces formes musicales de « vaincre l’indigne », de renverser l’assignation au statut d’indigne.

La musique noire a souvent été considérée avant tout comme performance et pratique. Pour Norman Ajari, s’appuyant sur les travaux de nombreux chercheurs, il faut l’envisager « comme une forme de pensée » comportant « également une dimension spéculative » et « véhicule d’une eschatologie noire, d’un prophétisme secrètement porteur du message de la libération. » (p.179) Voici, une musique-pensée qui se relie à la métaphysique africaine antique évoquée par Achille Mbembé et dont l’Occident blanc aurait bien besoin pour sortir de ses impasses... Butch Morris et Andrew Cyrille sont pleinement des musiciens-penseurs.

Revenons à Approximations via « Remember Coney Island », ballade nostalgique, flottante, éparse, violoncelle, saxophone, voix. Quelques discordances bien mesurées là où les souvenirs font un peu mal. Peu à peu la féérie flirte avec l’hystérie, lestée de déprime. Avec « Freefall », violoncelle électrique, clarinette, percussion, la chute libre désarticule les repères jusqu’à ce que la percussion instaure la chute comme état naturel, sans fin, les instruments jouent avec l’apesanteur, construisent de nouvelles dynamiques ascensionnelles. « Amplified Insects II » renoue avec l’univers immense de ces espèces peu aimées, indispensables à la biodiversité. C’est vif, échevelé, parcouru de respirations et de souffles atypiques. Une belle drôlerie animiste.

Martin Schütz et Hans Koch sont en quête de solutions pour échapper aux automatismes culturels, inquestionnés, qui reproduisent la « suprématie blanche ». Ils rencontrent d’autres musiciens « blancs », américains, qui partagent la même quête, et deux afrodescendants, par ailleurs fabuleux musiciens-penseurs. Ils cherchent ensemble de nouvelles manières de penser, parce qu’en 1989, certains se préoccupent déjà de combattre toute « possession et occupation exclusives de la terre » qui a été et reste l’ambition du capitalisme mâle et blanc. Ces musiciens savent que, pratiquant le jazz qui les réunit, ils doivent travailler avant tout à une grande réparation. Chacun sa part. Les Blancs devant d’abord apprendre comment, au sein même de leur langage musical, enclencher la pensée juste de cette réparation. Il ne s’agit pas de rendre des objets, des œuvres. Ce qui a été détruit va bien plus loin. « Tous ces objets faisaient partie d’une économie générative. Produits d’un système ouvert de mutualisation de la connaissance, ils étaient l’expression du mariage du génie singulier et individuel et du génie commun, au sein d’écosystèmes participatifs, où le monde n’était pas un objet à conquérir, mais une réserve de potentiels, et où il n’y avait de pouvoir pur et absolu que celui qui était source de vie et de fécondité. » C’est à réparer cela, à leur échelle, que ces musiciens œuvrent, approximativement. [PH]


29 avril 2020 | divers artistes : Jerez : fiesta & cante jondo (Auvidis, 1991)

Le tragique pour exorciser les impacts anxiogènes de la crise sanitaire ?

Jerez est un foyer historique du flamenco. Cet enregistrement, publié en 1991, regroupe des chanteurs nés entre 1950 et 1973. Une jeune génération qui démontre que la ville reste un « humus fertile entre Gitans et Payos ». Le flamenco est une lente alchimie entre des cultures arabo-andalouses, juives, chrétiennes, africaines, mixées par les Gitans eux-mêmes y injectant leurs souvenirs d’Inde. Ça vient de loin. Et, pendant longtemps, il s’agissait de chants et danses de déshérités, d’exclus.

Je réécoute d’abord le « cante jondo » – chant profond, chant des profondeurs –, la « siguiriya », appartenant aux formes plus anciennes, et particulièrement sombres. La souffrance est balancée dans toute son âpreté, fusionnant « entrailles » et « fleur de peau » dans une immédiateté foudroyante et une solitude implacable. Guitare et chant, à la fois imbriqués et se tenant à distance, tournent lentement dans une arène noire et aveuglante, les yeux dans les yeux, enchaînant les gestes fulgurants et immobiles, vifs et figés, rares. Le chant est une clameur décomposée. Il tourne et retourne les stigmates de trahison, perte, rupture, mort, une sorte de « dépassement » de la douleur par elle-même, pas d’autre issue que d’en arpenter le labyrinthe. Cette sensation d’errance circulaire – genre « je descends en enfer, dans l’œil du cyclone qui me déchire, demander réparation et récupérer mon dû » – est encore plus perceptible dans le chant suivant où la voix n’est soutenue que par quelques mains frappant une table de bois et les approbations ponctuelles de ceux qui l’accompagnent. Nudité, dépouillement, chair de poule, on frôle la transe.

Difficile d’écouter sans voir la manière dont les corps, pris par le flamenco, se meuvent. Dans Le Danseur des solitudes (Éditions de minuit, 2006), son livre sur un danseur moderne de flamenco, Israel Galvan, Georges Didi-Huberman cite Garcia Lorca « dans son éloge de La Argentina : ‘’L’art de la danse (…) est une lutte que le corps soutient contre le brouillard invisible qui l’entoure pour éclairer à tout moment le profil dominant que requièrent le graphique ou l’architecture exigés par l’expression musicale.’’ Danser, comme toréer, consiste ainsi à chercher le ‘‘centre vif’’ – ce qui veut dire le centre vivace, vivant, toujours en mouvement – de l’affrontement et à y créer ce fameux profil, ce dessin fugitif et définitif à la fois, ce ‘’profil de vent, profil de feu et profil de roc’’ dont parle si bien le poète.

Même pour un novice, même en réagissant pour la première fois au désir de danser flamenco, on redécouvre le chemin qui conduit vers des gestes qui aident à conjurer le sort tout en s’y abandonnant. Peu après la lecture du livre de Didi-Huberman, j’avais été voir Israel Galvan à l’Opéra de Lille. Chaque fois que je réécoute du flamenco, je revois ses mains. « Il suffit de regarder ses mains. Elles vont librement là où on ne les attend pas (je pense, par exemple, à une certaine façon de s’ajointer dans le dos), elles crépitent, explosent presque en claquements rythmiques à un, deux, trois, quatre temps, elles créent des volumes sensibles par leur simple espacement, elles disent oui et non en même temps, elles accueillent et elles fuient, elles menacent, elles maîtrisent, elles attrapent au vol, elles s’évaporent soudain comme une volute de fumée, c’est-à-dire par merveilleux chantournements. Elles savent agrandir l’espace et, tout à coup, le refermer, l’annuler, le renvoyer ailleurs, l’absorber comme un trou aspire l’eau en tourbillons. »

Après le « cante jondo », retourner à la première plage pour la « fiesta por buleiras ». Pendant plus d’une demi-heure, six chanteurs se succèdent de façon endiablée pour ces chants plus festifs, mais tout autant tragiques. Vous pourrez apprécier un formidable festival de « palmas » – mains frappées – , rythme dense, chamade percussive résonnant dans l’universel dédale de la douleur, s’en délivrant en le mimant. [PH]


3 documentaires flamencos dans nos collections :
Tony GatlifCarlos Saura (1) –Carlos Saura (2) / + d'autres références encore


28 avril 2020 | Andrew Lau & Alan Mak : trilogie Infernal Affairs (2002-2003)

Un jeu de dupe diablement envoûtant, un duel d’une virtuosité vile.

Afin de décrocher de ces plateformes de streaming « superettes », le désir de revisiter sa cinémathèque personnelle apparaît comme une évidence. Il est temps de se consoler avec ces indispensables qui ont fait de nous ce que nous sommes. Parcourant le tiroir, le regard s’arrête sur la trilogie hongkongaise Infernal Affairs de Andrew Lau et Alan Mak, une révélation en termes de films de genre – et de bien plus encore.

Partant d’un postulat relativement simple de destins croisés, son scénario machiavélique est d’une rare complexité. Essayons, le plus schématiquement possible, de conter le pitch de ce film irracontable. Le jeune Yan entre à l’école de police avec le désir de devenir un respectable agent de terrain luttant efficacement contre le crime organisé qui sévit à Hong Kong. Ming, dernière recrue de la triade, entre lui aussi à l’école de police avec un objectif tout autre. À la fin de leurs études, le premier devient un agent infiltré, l’autre, d’apparence irréprochable, est officier. S’engage un jeu meurtrier. Une guerre fantôme où chacun d’eux cherche à savoir qui, de l’autre côté de la barrière de la légalité, est le traître tapi dans l’ombre. La trilogie, qui brasse plusieurs années et ne s’essouffle pas, construit son récit autant sur l’intrigue policière que sur les états d’âme de ses deux personnages, qui ne sont ni anges, ni démons. Le scénario dépasse alors le simple film de genre pour entrer dans le territoire d’une sorte de cinéma total à plusieurs degrés de lecture. Entre le doute constant et les méfaits perpétrés, les deux protagonistes se retrouvent dans un désert d’incertitude, sans aucun recours. Ici, pas de morale imposée, pas de fin heureuse non plus. C’est d’ailleurs cette totale impunité qui rend l’œuvre aussi riche et intéressante.

Du point de vue esthétique, la trilogie est extrêmement léchée. Au montage, l‘image et le son s’alimentent sans cesse. La dynamique générale, entre intrigue policière et journal de l’intime, poursuit la dichotomie du scénario. Des scènes au rythme rapide, saccadé, montées « à l’efficace » contrebalancent des scènes lentes d’introspection aux dialogues espacés, parfois des moments de vide. Le tout reste pourtant organique sans que l’attention spectatorielle ne s’en ressente, une prouesse de virtuosité et d’intelligence.

En 2006, Martin Scorsese, sort en salles Les Infiltrés. Ce film n’est autre qu’un remake du premier opus de la trilogie Infernal Affairs. À quelques détails près. Mais ces quelques détails ont une importance cruciale puisqu’ils enlèvent au scénario tout son impact initial, ne nous laissant plus que le fil de fer policier à mordiller. Afin de correspondre à la tradition hollywoodienne, si les trois quarts du film respectent l’intrigue, les scènes et les dialogues sont lourds, les personnages manichéens, pour correspondre à une morale américaine où les Indiens sont obligatoirement méchants, les cowboys inévitablement gentils et notre fatigue prend le pas sur l’excitation… Voilà comment toute l’ambiguïté ingénieuse du scénario s’envole en fumée, sacrifiée sur l’autel d’une théorie « bushienne » pesante et stérile. Non, apparemment, l’Amérique n’a pas que du bon et Scorcese non plus… (enfin, pas toujours).

Quitte à choisir, le choix est fait ! Il y en a pour plus de six heures de tensions, le fil toujours sur le point de se briser… À vous de tenir. [Jean-Jacques Goffinon]



27 avril 2020 | Frances-Marie Uitti : 2 Bows (BV Haast, 1995)

Elle est vraiment phénoménale, Frances-Marie Uitti.

Elle est née en 1948 (à Chicago). Pour appréhender sa vie, il vaut mieux quitter les sentiers battus de la musicologie et emprunter ceux d’un « devenir violoncelle », multiple, imprévisible, selon la philosophie deleuzienne.

Beaucoup de grands compositeurs classiques contemporains ont écrit pour elle. Elle a entretenu un travail plus soutenu avec Giacinto Scelsi. C’est dire si son expertise et son tempérament ont enrichi la littérature pour violoncelle. Elle a enseigné dans de grands conservatoires. Elle a pratiqué assidûment l’expérimentation non-classique. Elle a pulvérisé nombre de frontières. Elle a créé une fondation pour protéger l’héritage musical du Bouthan.

J’ai pioché un CD édité par le label néerlandais BVHAAST consacré à l’improvisation. Elle y joue seule.

Je replonge prioritairement dans les plages les plus méditatives (« Choral Spectra (To JH) », « Double Choral (For Louis A) », « Rolf’s Chorale »), qui m’ont toujours impressionné. Au fond, par leur simplicité abrupte et progressivement complexe. Une complexité qui nait de l’entrecroisement de lignes et vibrations simples. C’est une vague d’énergie pure, introspective, qui descend, descend toujours plus profond et éveille de plus en plus de fibres résonantes, infimes mais têtues, qui s’entrecroisent. Comme dans un récit – choral, justement – où les destinées, bien distinctes, se croisent, s’influencent réciproquement sans s’en rendre compte. Ici, le chœur est ample, crépusculaire, charriant d’innombrables micro-récits intérieurs. Une multitude grouillante. Et au bout de cette multitude, il n’y a plus de barrière, plus de mur, plus de confinement, les fibres se connectent à d’autres multitudes.

Dans un contexte de retraite, d’appauvrissement d’incidences extérieures, comment, sans cesse, entendre sourdre du nouveau, de l’inentendu, depuis nos musiques intérieures ?

Cette capacité à éveiller une telle richesse de sensations, la musique de Uitti ne la doit pas à une grâce arbitraire mais à un travail impressionnant. Ce labeur s’illustre par une transformation ininterrompue tant de l’instrument que de l’instrumentiste, oui, une sorte de pacte avec le diable (à la Paganini, dans une version moderne) !

En effet, avec Uitti, l’organologie devient aventure autant spirituelle que biotechnologique. Il faut reposer les termes élémentaires de l’échange. Cela pourrait donner ceci : « Je choisis de jouer de cet instrument parce qu’il convient à ce que j’ai besoin d’exprimer de ma vie intérieure. Mais l’instrument joue de moi aussi. Il laisse entrevoir des régions, des fibres de mon intériorité dont je ne soupçonnais pas l’existence. Afin de les effleurer, d’en recueillir les vibrations, je vais perfectionner mes techniques relationnelles avec l’instrument, mentales, physiques. Puis je vais élargir encore les possibles expressifs en recourant à d’autres technologies, transformer l’instrument, organe parmi mes organes. » Et cela dans une longue quête du sensible.

En la découvrant en duo explosif avec Elliot Sharp, dans un lieu improbable près de la Porte de Namur (Cyber Café ?), j’avais mesuré combien son appétit d’invention est sans limite, sans tabou. Flamboyante dans sa tenue de cuir très SM, elle jouait et improvisait en coexistence volcanique avec les savoirs de lutherie les plus ancestraux, les laboratoires électroniques les plus débridés, les écritures de soi les plus intimes, les formes narratives les plus innovantes, les alchimies charnelles les plus bouleversantes.

La force de ces morceaux méditatifs tient à l’usage du double archet, technique corporelle qu’elle a inventée et qui permet d’éveiller simultanément plusieurs sortes de sons, plusieurs formes de récits musicaux des entrailles, des sonorités jusque-là inaudibles. Des effets de réverbération qui font miroiter l’infini dans des agencements très simples, presque instinctifs.

Le catalogue des inventions organologiques dues à Uitti est impressionnant : développement de résonateurs pour capter la « part fantôme » des tonalités, version toujours plus sophistiquée du violoncelle électronique jusqu’à l’usage de cordes virtuelles, évolution des formes d’archet, etc.

La délivrance de parcelles polyrythmiques, polyphoniques cachées au cœur du moindre son amène la richesse des vertus méditatives de ce violoncelle : il joue avec la dimension « pharmakon » de la musique. Tout à la fois, elle soigne, en transportant, et elle tourmente, avivant la mélancolie de l’instant. Frances-Marie Uitti joue sur ce fil, en amplifie et en collecte toutes les oscillations qu’elle rassemble en une narration chorale.

(Il y a sur l’album d’autres plages plus lyriques, frictionnelles, discordantes, dramatiques, liturgiques… Les registres de Uitti sont innombrables.) [PH]



24 avril 2020 | Swell : 41 (American Recordings, 1994)

Avec le temps qui passe, on se rend compte sans trop savoir pourquoi qu'il y a quelques disques vers lesquels on revient sans cesse.

41, le troisième album studio du trio originaire de San Francisco Swell, fait clairement partie de ceux-là. Enregistré en 1993 dans un studio situé à Tenderloin, alors encore considéré comme un quartier interlope de la ville californienne, cet album s'articule à partir de fragments de bruits du quotidien (sonnerie de téléphone, discussions, clameur d'une fête foraine, etc.) s'entremêlant autour de chansons à l'intensité rare et à la tristesse infinie.

Il faut dire que David Freel, chanteur et guitariste du groupe, semble habité par une mélancolie indéfectible, sa voix ténébreuse, ses textes souvent désabusés et son jeu de guitare faussement apaisé (on n'est tout de même jamais à l'abri d'un riff qui vous prend à la gorge comme par surprise) sont autant d'éléments qui rendent l'univers de cet opus à la fois mystérieux et hypnotique. Ajouté à cela l'apport non négligeable, voire même essentiel des parties de batterie complexes jouées par Sean Kirkpatrick qui, comme par magie, arrive à les rendre presque lo-fi (basse fidélité) à l'oreille, un peu comme si les micros avaient capté les répétitions du groupe, comme si le décor de la pièce où ces chansons ont été enregistrées était là devant nous.

Mais pourquoi revenir constamment (encore plus durant cette période étrange et inédite que représente ce confinement forcé) vers ce disque à l'allure simpliste et brute de décoffrage ?

Sans doute parce que le son de cet album n'a pas ou peu d'équivalent. Pourtant à la même époque des groupes comme les Red House Painters, menés par un autre torturé notoire, le très ténébreux Mark Kozelek, mais aussi les groupes Idaho de Jeff Martin ou encore American Music Club de Mark Eitzel, arpentaient les mêmes chemins de traverse brumeux et suffocants où spectres et autres démons jonchaient des terres arides meurtries de blessures encore fraîches et purulentes.

Mais ce qui fait de 41 un disque à part, c'est sans doute son côté énigmatique, ces sonorités captant le pouls de la ville, de ce qu'on arrive à peine à deviner de ce décor hanté, de cet univers qu'on nous laisse imaginer à partir de cette simple photographie ornant la pochette de l'album : un escalier que l'on monte et qui donne déjà le vertige. D'ailleurs, les premières secondes du disque, sur une première plage au titre explicite (« In the Door, up the Stairs »), durant lesquelles on peut entendre les murmures de la ville, des clés que l'on agite, une porte grinçante qui daigne s'ouvrir et une personne qui monte un étage avec, au loin, les premiers accords de guitare du disque, illustrent parfaitement cette image d'un univers qui reste à découvrir.

Situé au centre de la photographie qui illustre cet article, le 41 de Swell (disque n°626 de ma collection, acheté le lundi 6 juin 1994 : je viens de me rappeler qu'à l'époque j'indiquais au crayon et en tout petit ce type d'infos « essentielles » à l'intérieur de la pochette du CD) semble déjà hors du temps, comme figé en apesanteur sans qu'on puisse à aucun moment s'en saisir, et pourtant il sera encore et encore écouté, jusqu'à la lie, sans en comprendre la ou les raisons, même plus de 25 ans après sa sortie. [David Mennessier]


23 avril 2020 | Ellery Eskelin, Andrea Parkins & Jim Black : One Great Day… (hatOLOGY, 1997)

Ça démarre plein pot. Saxophone ténor en échappée, poumons dilatés, en danseuse dans les lacets d’un thème solaire. Bouffée d’adrénaline qui fait son effet de madeleine psychotrope.

Un CD d’Ellery Eskelin. Il est là depuis près de 25 ans. Oui, je vois encore très bien qui c’est, mais juste des contours, comme sur des photos d’archive (à quoi ressemble la photo de la pochette). En fouillant un peu, je découvre plusieurs autres disques de lui. J’ai donc eu une « période Eskelin » ? Décidément, les couches géologiques de nos pratiques culturelles ne cessent de bouger, d’engloutir, de se transformer, d’êtres ramenées à la surface.

C’est le travail de ces circonvolutions, internes, sorte de musique virtuelle circulant dans les cellules du souvenir, qu’il m’amuse de rendre audible.

Il y a le label, hatOtology, systématiquement suivi et scruté lors des réunions professionnelles d’écoute (« du temps de La Médiathèque »). Un catalogue innovant, présentant de nouvelles écritures jazz. Et Eskelin a été, un moment, un « nouveau saxophoniste » à suivre. À ce titre, il était écouté de près par la communauté des médiathécaires « jazzeux ». Cette discipline d’une écoute suivie et comparée élargissait les capacités à percevoir un spectre plus large des nuances sensibles, en 3D. Je risque, aujourd’hui, d’écouter ça en survolant la complexité fine des reliefs. Au mieux, j’aurai l’écoute instantanée, actuelle et, en échos, des vestiges d’écoutes d’autrefois. Circulation des temporalités.

Eskelin est en trio avec Andrea Parkins (électronique) et Jim Black (percussion). Ce n’est pas pour autant une version modernisée d’un classique sax-clavier-batterie.

Et ça me revient : j’en suis arrivé à acheter ces disques d’Eskelin, en étant sur les traces d’Andrea Parkins, artiste polymorphe d’art sonore et de performance, à l’origine de la coexistence de l’accordéon électrique et du sampling (et d’autres usages de l’ordinateur).

J’ai donc écouté Eskelin en étant surtout attentif à la portée de cette musicienne atypique.

Dans les parties où elle est « discrète », tapis volant sous le saxophone, j’aimais, oui, me concentrer sur cette étrange vague venue de nulle part, flots lisses, ondulatoires et magnétiques, diaphragme abyssal poursuivant et soulevant le sax, prêt à l’avaler. N’écouter que ça.

Après un départ fulgurant et lumineux, « One Great Day… » est attaqué de l’intérieur par les sirènes éraillées, ronflantes, d’une sorte de chevauchée spatiale plutôt dark. Il y a des arrêts, des tangentes, comme si le sax regardait son sillage de fusée imperturbable, incrédule, se perdait dans des commentaires réflexifs, laissait toute la place à sa fragilité et son incomplétude. Parkins l’égare dans un massacre de pianos interstellaires et relance la poursuite depuis les tréfonds d’un imaginaire cosmique de pacotille. C’est reparti, mais le grand jour touche à sa fin, proche de l’hallali.

Ellery Eskelin, Andrea Parkins et Jim Black ne sont pas seulement des instrumentistes hors pair. Ils sont tombés dedans étant petits. Ils ont métabolisé de puissantes connaissances théoriques et aptitudes conceptuelles. Et ils jouent « très physique », « très brut de décoffrage ». Ce mélange entre élaboration cérébrale et style très organique est dopant, irradiant.

L’interprétation d’un morceau de Roland Kirk, « The Inflated Tear », permet à Parkins de déployer toute la magie (noire) de son cinéma sonore fait d’états d’âme et de pulsions de chairs humaines, non-humaines et cyborgs. Chaque membre du trio prend son élan dans les strates « fleur bleue » du thème, presque à rebours, en déséquilibre, selon des devenirs distincts et c’est cela qui crée la coalescence de leurs matières sonores fluides en magma harmonique protéiforme.

Puis les instruments sombrent dans un profond somnambulisme. Le sampling égrène, dans une clameur d’étoiles de givre, de fines cantilènes d’après l’apocalypse sentimentale ; le saxophone erre en diverses métamorphoses chamaniques ; les percussions rejouent sous la voûte crânienne, tout au long de la moelle épinière, la danse du crotale, le rituel exorciste du serpent. Musique de passage. Nous voilà de l’autre côté du thème initial, en larmes, tombés du ciel, peu à peu fracassés. Qu’importe ! Une belle grande journée commence, plein pot. [PH]


22 avril 2020 | Huggy Bear : Taking the Rough With the Smooch (Wiiija, 1993)

Après une série de tirages trop évidents (PJ Harvey, Dry, 1992 ; Sonic Youth, Dirty, 1992, Fugazi, Repeater, 1990 – le disque fête ses 30 ans ces jours-ci : bon anniversaire !) ou trop obscurs (Love Thy Tiny Sums de Lul, cousins frisons de Sonic Youth, en 1993 – comme si toute ma discothèque datait de 1990-1993 !), je tombe enfin sur deux disques sur lesquels cela vaut la peine d’écrire, qui méritent de coucher quelques mots à leur sujet dans l’espoir de les voir gagner quelques nouvelles oreilles curieuses : un disque de Gamelan et Kecak enregistré à Bali par David Lewiston, 1989 et un disque d’un de mes groupes rock préférés : Huggy Bear (à la base, en v.o., le nom du personnage de « Hugggy-les-bons-tuyaux » dans Starsky et Hutch).

Dans le champ du rock, c’est une évidence – qu’il est presque vulgaire de rappeler –, mais il y a des musiques qui s’écoutent sur la longueur, en album, d’autres qui s’écoutent en morceau, en single, d’autres de manière privilégiée sur la piste de danse ou en concerts, etc. En dehors des concerts (le groupe a marqué les esprits par sa présence live), le support privilégié pour la musique enregistrée de Huggy Bear est le seven inch, le vinyle 17cm, et leur format de prédilection est la forme courte, le brûlot ou la miniature. Le disque chroniqué ici, qui existe à la fois comme vinyle ten inch (25cm) et comme court CD d’une vingtaine de minutes, compile une belle série de morceaux de leurs 45 tours. Douze morceaux en 22 minutes, neuf morceaux sous les deux minutes, deux sous la minute. Huggy Bear ne fait pas dans le rock progressif…

De 1991 à 1994, le groupe de Brighton a été le chef de file du mouvement Riot Grrrl en Angleterre, le pendant britannique des Américaines de Bikini Kill avec qui ils ont à la fois tourné et partagé un split-LP. Se replonger dans ce mouvement musical et politique en réécoutant la musique de Huggy Bear permet d’une fois de plus tenter de tordre le cou à quelques clichés, approximations et tentatives révisionnistes de réécrire l’histoire de cette prise en mains féministe et queer d’un milieu rock encore ultra-masculin, voire macho ou sexiste. Non, même s’il y a eu pas mal de all-girl bands, tous les groupes Riot Grrrl ne comptaient pas en leur sein que des filles ; Huggy Bear était formé de trois femmes et deux hommes. Non, les groupes Riot Grrrl ne jouaient pas que des chansons punk guitare-basse-batterie nourries à la rage et au ressentiment. Dans le répertoire de Huggy Bear, et sur cette compilation, il y a de tels morceaux (« Dissthentic Penetration », « Her Jazz », etc.) mais aussi des morceaux quasi-parlés, du spoken word, des sons de flûte ou de radios perdues dans l’éther entre deux stations. Avocado Baby, un groupe cousin de Huggy Bear, originaire de Newcastle enregistrait des miniatures punk féministes acoustiques à la voix… et au xylophone ! Parce que le mouvement Riot Grrrl n’était pas déconnecté d’autres points chauds créatifs du rock du début des années 1990 tels que le grunge ou la lo-fi (qui privilégiait l’émotion et le do-it-yourself de l’enregistrement maison, au clinquant coûteux – et souvent domestiqué, assagi voire stérile – du studio professionnel). Parce que le mouvement Riot Grrrl n’a pas (du tout) juste consisté à se poser la question de la sous-représentation des femmes sur scène, derrière les micros et devant les amplis, mais a repensé le milieu musical comme un tout, comme une communauté où il y aurait désormais des organisatrices de concerts, des femmes derrière la table de mixage, des fondatrices et éditrices de fanzines, des filles revendiquant leur place dans le public au pied de la scène, etc.

Quand on se penche sur les quelques années d’existence de Huggy Bear, on tombe d’abord sur les « premières pelures de l’oignon », les facettes les plus visibles, médiatiques et répétées à l’envi dans les articles en ligne consacrés au groupe. Un mélange de formules, de refrains parfois un peu « sloganesques », de provoc’ jouissive, d’anecdotes fondatrices. Les mots « Prophet » et « Slut » peinturlurés sur les avant-bras d’une des musiciennes du groupe, leur choix de ne pas accorder d'interviews à la presse musicale mainstream, leur refus de signer sur Nude Records si le label ne virait pas leur vache-à-lait britpop Suede (ce que la firme de disques ne fit évidemment pas !) ou leur expulsion du plateau de l’émission The Word de Channel 4 où, après avoir interprété « Her Jazz » (cf. vidéo ci-dessous), le groupe et ses fans avaient pris à partie deux modèles de charme de Playboy, les Barbi Twins… Tout cela joue en partie dans mon attachement au groupe, mais ce qui fait que je peux encore les écouter quasi comme aux premiers jours, vingt-cinq ans après la sortie de leurs disques, réside je pense dans la combinaison de la part cryptée, codée, difficilement traduisible et donc insaisissable pour moi de leur discours et, surtout, dans la puissance, la liberté et l’inventivité de leur musique, dans l’efficacité de leurs chansons « cocktails Molotov » comme dans le mystère sensuel en suspension de leurs plages calmes.

Dans une approche de la politique et des questions de genres par le biais du corps (« Ceux qui parlent de révolution et de lutte des classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre », citation de Raoul Vaneigem reprise – en anglais – sur la pochette du disque) la question de la distance – et de son abolition : du contact, du toucher, de la proximité – me parait centrale tant dans les choix de prises de son du groupe (chansons « in your face » vs enregistrements plus lointains où on sent l’espace d’enregistrement, où on entend la reverb du lieu) que dans ses prises de position : « Distance implies respect – now let’s move a little closer… it’s a GIRL/BOY thing – a QUEER thing that alienates all those who detest difference. It’s the personalization of politics and the politicisation of personal. » (notes de pochette)

À réécouter, à continuer à explorer. Encore pour au moins vingt-cinq ans. [PD]


21 avril 2020 | Guy Klucevsek / Ain’t Nothin’ But a Polka Band : Polka Dots & Laser Beams (Evva, 1992)

Ça sent la guinguette printanière, les guirlandes nacrées, les bretelles de lampions, la salle de bal, les miroirs dorés, la mousse fraîche. Ça sent bon le plancher des vaches. Tout est plus vrai que vrai. On se dit « y a un truc, ça va pas durer ». Et en effet, peu à peu, il y a des feintes, des supercheries, des rafales facétieuses, des acrobaties décoiffantes. Mais où est-on ? D’où vient cette étreinte entre accordéon et guitare hawaïenne ? De l’univers polka de Guy Klucevsek.

Né dans les années 1940 à New York, dans la communauté slovène. Il découvre l’accordéon à l’âge de cinq ans. L’instrument est très populaire à la télévision. Pendant des années, il jouera dans les fêtes populaires, assimilant le répertoire traditionnel. Il fait des études de musique « sérieuse ». L’accordéon étant mal vu au Conservatoire, il se consacre surtout à la théorie et à la composition. Il redécouvre la polka au début des années 1980, via des enregistrements de Flaco Jimenez (tex-mex) et de Nathan Abshire (cajun). Partie de Bohème, puis d’Europe centrale, la polkamania du XIXème siècle a en effet envahi le monde.

Guy Klucevsek invite alors plusieurs compositeurs contemporains à écrire leur vision de la polka (certains ne s’y étaient jamais intéressés).

En 1985, il participe au projet Cobra de John Zorn, s’emballe pour de nouvelles manières d’improviser et se lie avec la scène avant-gardiste new-yorkaise. Il va, là aussi, propager la polka et en recueillir de nouvelles versions, exubérantes, décalées, explosées, répétitives, minimalistes. Et, surtout, très toniques et très drôles.

Chaque compositeur puise dans des références musicologiques, historiques, mais aussi dans des souvenirs, dans un mélange des sources, y compris plus idiosyncrasiques, la polka se glissant et perturbant leurs univers mentaux.

Rien à voir avec la défense d’un terroir, d’un territoire, d’une forme dont il faudrait préserver la « pureté ». Que du contraire, à bas la pureté : pour ranimer et vivifier la polka, multipliez-là, déformez-là, tordez-là dans tous les sens, faites-lui franchir toutes les frontières, tous les styles, tous les genres, allez, découvrez la polka mimétique.

Ou la polka qui se cache et soudain jaillit des notes éclatées, lunatiques, en criant « coucou ». La polka urbaine, pressée, aux basques d’un accordéon fantasque, brassant, mixant un nouveau style international. Ou encore explorant ses affinités avec le square dance, les rythmes gaéliques. La polka sérielle, tout en lignes pointillistes, graves, flûtées, hautes, basses, bourdonnantes ou aiguës. En voici une en patchwork électronique, organisme hybride de rémanences, collage et montage allumé d’archives. Sillons rayés. Fanfare d’outre-tombe. Bien secouée. Ou celle-ci, retrouvée chez Ellington.

De bout en bout, le bastringue est bien là, les films muets, la poésie burlesque, les chapiteaux, la chaleur humaine, le tourbillon à deux. Juste que la kermesse fait le yo-yo entre populaire, musique savante et expérimentations épicées.

La polka se déplace, mute, n’est jamais là où l’on croit.

Les coups de folies désorientent, complexifient le modèle. Mais, décomposée, désarticulée, démembrée, déconstruite, revisitée, la polka reste néanmoins le ruban qui fait tenir l’ensemble en un formidable recueil d’histoires mouvementées, portées par des musiciens extraordinaires, inventifs, précis, incisifs, transgressifs, puissants. De la dentelle.

Une simple cellule musicale assez basique se révèle ainsi à même d’être conjuguée en d’infinies variantes reflétant tous les états du monde et des psychismes qu’elle traverse.

Et Guy Klucevsek est un virtuose et un grand érudit, profitons-en pour revisiter sa vaste discographie. Des décennies à œuvrer pour démonter les stéréotypes qui collent à la peau de l’accordéon. Dans les années 1990, nous l’avions invité à Mons. Pour la sortie d’un catalogue discographique consacré à toutes les musiques d’accordéon (Le Monde en accordéon, La Médiathèque). Il n’avait encore jamais vu un répertoire aussi complet consacré à son instrument. Le concert avait lieu dans la grande salle de l’hôtel de ville. En première partie, les élèves de la classe d’accordéon du Conservatoire de Mons avaient interprété quelques transcriptions classiques. Klucevsek s’était avéré un personnage simple, attentif, engagé, pratiquant à propos du réel sombre un humour noir, élégant, qui ressemble assez à ces embardées-polka, jubilatoires. [PH]



20 avril 2020 | Lydia Mendoza : First Queen of Tejano Music (1950-1964 / Arhoolie, 1996)

J’ai à nouveau laissé mes collègues choisir un emplacement précis dans ma discothèque, cet album résulte d’un second tirage : le premier, en effet, me laissait de marbre. C’était un disque dont j’aurais dû me séparer depuis longtemps, acheté sans vraiment l’aimer. Je sais qu’il fera plaisir à un ami dès qu’on pourra se voir à nouveau.

La semaine passée, je parlais de mes diverses vies musicales, et le disque sélectionné cette fois-ci fait partie d’une vie plus récente, celle des musiques du monde, qui ont entretemps envahi ma discothèque, la dominant même. Je ne suis pas sûre d’avoir jamais écouté ce disque de Lydia Mendoza en entier auparavant, c’est maintenant chose faite. Et me voilà replongée dans une certaine nostalgie, bien différente cependant de celle engendrée par l’écoute de Slint. Ce disque n’appelle pas de souvenirs personnels mais amène du romantisme et de la passion à ses sonorités quelque peu exotiques.

Si elle avait suivi les conseils de sa famille, Lydia Mendoza aurait été une femme au foyer, s’occupant de son mari et de ses enfants, ce qu’elle a fait en partie. Mais elle a aussi eu une carrière en tant que chanteuse très populaire dans la région de la frontière américano-mexicaine, notamment auprès des nombreux travailleurs journaliers et immigrés. Elle est née en 1916 à Houston, au Texas, dans une famille d’immigrants qui ont fui le chaos engendré par la Révolution mexicaine. Dès 1927, elle accompagne sa sœur et ses parents dans des représentations musicales, et suite à quelques passages à la radio, elle enregistre ses premières chansons en 1934. « Mal hombre » est un succès dans le sud-ouest américain et au Mexique. Elle interrompt un moment sa carrière pour s’occuper de sa famille, avant d’enregistrer à nouveau de nombreux morceaux dans les années 1950 et 1960 pour le label Ideal Records. C’est une sélection de ceux-ci qui sont présentés sur cette compilation d’Arhoolie, une compagnie de disques qui s’est, entre autres, spécialisée dans l’édition des musiques de la frontière, aux influences mélangées.

Les 72 minutes du disque peuvent sembler un peu répétitives mais ce qui ressort, c’est la voix de Lydia Mendoza. Elle est romantique et douce mais aussi poignante et douloureuse par moments, en particulier dans les boléros, style sentimental par excellence. L’essentiel des textes parle d’amour, ou d’amour malheureux. Elle est accompagnée par divers ensembles, des conjuntos ou petits orchestres et des ensembles de mariachi ; sur d’autres enregistrements, elle chante en solo sur les notes de sa guitare à douze cordes.

Ce disque me renvoie à une autre de mes activités actuelles : revoir l’intégralité de Breaking Bad et continuer mon visionnage de la série dérivée, Better Call Saul. Certains épisodes puisent dans le répertoire tejano et tex-mex, ainsi que dans les ballades nommées corrido, racontant les histoires de la frontière.

La nostalgie qui ressort de ce disque m’a bercée pendant quelques heures ; j’ai oublié le monde qui m’entoure et j’ai voyagé dans le passé… [Anne-Sophie De Sutter]

Pour plus d’informations sur les musiques mexicaines et de la frontière avec les États-Unis, je vous renvoie à Mondorama. http://mondorama.pointculture.be/pays/le-mexique/


17 avril 2020 | Betty Davis : They Say I'm Different (Just Sunshine, 1974)

Longtemps j’ai cru que la musique qui secoue était faite par des mecs agitant leur trompette, sax ou manche de guitare. Puis par hasard – enfin, intrigué par des allusions, des commentaires presque cryptés qui font « tilt » quand je découvre la pochette de They Say I’m Different, à la Médiathèque de Namur, dans les années 1970 –, je « tombe » sur Betty Davis. Ah ! Les choses ne sont pas si simples. L’impression d’entendre « le fond », ce qu’il y avait derrière de nombreux musiciens que j’écoutais alors, fond par rapport auquel ils se détachaient, captaient la lumière, mais sans lequel ils n’auraient pas beaucoup de signification. Le fond matriciel.

Je crois que j’ai été submergé, suffoqué. Pas à cause d’une dose d’inaudible. J’avais déjà écouté des trucs assez corsés, dissonants. Non, à cause d’une « charge » que je ne n’étais pas prêt à recevoir. Trop matriciel, trop sorcière, trop black pour un p’tit blanc.

C’est de l’excellent funk, rutilant, en fusion. Tous les ingrédients pour remuer. Tout est connu, y compris la suggestivité sexuelle. Le tout porté jusqu’à une extravagance brutale, à la limite du dérangeant. « En avance sur son temps » comme disent beaucoup de chroniques consacrées à ce disque.

De fait, quand elle chante être considérée comme un morceau de sucre de canne, il n’y a rien de lascif. Il faut entendre : « Tu me traites comme un consommable parmi d’autres de tes plantations de canne qui t’ont bien enrichi. Et bien, je vais t’en foutre, du consommable, jets de lave dans tes oreilles. »

L’explicitation sexuelle de ses textes-musiques – elle avait été très attaquée à ce sujet pour son premier album – atteint une dimension « politique », par une surenchère que je ne pouvais appréhender à l’époque.

Cet album fait partie de ceux qui m’ont incité à écouter autrement, à ne pas en rester aux évidences, à essayer d’entendre les charges sous-jacentes.

Les réminiscences de cet album m’apportent aussi, allez savoir pourquoi, des vestiges de Salammbô, oui, celle de Flaubert, dessinée plus tard par Druillet. Peut-être que ça vient de convergences capiteuses, somptueuses et guerrières – convergences en miroir, tout en étant fondamentalement différentes ? Et du style précieux, toute carapace de joaillerie, avec lequel Flaubert construit un imaginaire carthaginois, sensuel, confrontation d’une civilisation raffinée, épuisée avec l’éternel barbare ? Quelque chose, là, se répétant dans les design afro-futuristes ? Voilà un séduisant sujet de divagation, d’évasion, autre chose que « profitez-en pour ranger et récurer ».

Chaque fois que cet album m’est revenu : l’effet de bombe. Inusable. Pas une ride. Le magazine The Wire le classe parmi les « 100 disques qui ont mis le monde en feu (alors que personne n’écoutait). » Le funk hargneux, en ébullition, ressac jouissif presque malsain, flux de fleurs du mal, brutes, crues, black, sophistiquées.

Ils disent que je suis différente. Parce qu’elle écoute : Elmore James. John Lee Hooker. B.B. King. Jimmy Reed. Big Mama Thornton. Lightnin' Hopkins. Chuck Berry. T. Bone Walker. Muddy Waters. Sonny Terry. Brownie McGhee. Bessie Smith. Bo Diddley. Little Richard. Robert Johnson. Voilà, et elle mange avant tout des chitlins, préparation de tripes de porc, considérée comme de la « bouffe pour pauvres ». Voilà, elle vient de là, de la plantation, de l’esclavage. Un choc qui vibre et vrombit à jamais dans son plexus solaire. C’est le « la » de ses musiques incroyables. Le plus sordide de la condition noire y est vomi tout au long d’échappées sexo-galactiques, à la poursuite de rédemptions luxuriantes, toujours possibles. [PH]



16 avril 2020 | Belle and Sebastian : If You're Feeling Sinister (Jeepster, 1996)

À vrai dire, si ce sont bien les indications de localisation (telle case de l’étagère ; le énième disque) données par mes collègues rédacteurs qui m’ont fait retomber sur cet album à la pochette rouge, plus entendu sous cette forme depuis un bail, sa réécoute me ramène à une anecdote récente, remontant à janvier ou février 2020.

C’était un lundi, lors d’un embouteillage au sein d’une jeune brasserie bruxelloise où l'on devait bien être quatre, ce qui est plutôt rare, et pour moitié, des aidants de passage. La playlist du jour était plutôt bien placée sur l’échelle des décibels et de la tension (Melvins, Kim Gordon, Birthday Party, etc.), normal quand on met en bouteille une bière qui a l’attribut « Noisy » sur son étiquette. Et puis, alors qu’on marquait une courte pause, résonnent les premiers accords hésitants de « The Stars of Track and Field », titre introductif de ce second album des Écossais de Belle and Sebastian, If You're Feeling Sinister, paru en 1996 !

Des bouffées de souvenirs me remontent en tête tandis que les titres s’enchainent dans l’ordre exact où ma mémoire les avait fixés ! Je me mis à fredonner des squelettes de refrains de chansons que je n’avais plus écoutées depuis des années, provoquant même un certain étonnement chez mes collègues du jour, qui ne s’attendaient sans doute pas à retrouver chez moi, après deux heures d’incartades bruitistes, un petit cœur palpitant au son d’une pop délicate et so british !

C’était un disque qui ressemblait à un vieux roman pour ados, avec sa photo rouge sépia et un nom qui faisait rire mes sœurs ainées qui se souvenaient du feuilleton français Belle et Sébastien, écrit et réalisé par Cécile Aubry dans les années 1960 et rediffusé durant bien des années ensuite, et qui avait effectivement donné son nom au groupe britannique.

Je me souviens avoir acheté le disque sur un coup de tête – mes finances étaient en constant rase-mottes à l’époque – après que Tyan, l’animatrice des 100 Minutes par-delà (sur feu Radio 21) ait diffusé The Fox in The Snow. Ce titre délicat avec son piano en écho et sa riche instrumentation dévoilée au compte-gouttes, partait de l’image d’un renard solitaire dans la neige pour parler de solitudes adolescentes. Le titre est position 5 sur le CD, une belle conclusion de première face sur un 33 tours vinyle.

Avec la voix retenue et blanche, un tantinet austère et à la diction presque littéraire (option roman pour ado), de son leader Stuart Murdoch, Belle and Sebastian est, à ce moment-là, presque un antidote à la stérile guéguerre britpop qui sévit au Royaume-Unis. Et pour moi, c’est l’ancre qui m’arrime à mes premières amours pop à un moment où mes oreilles s’échappent de plus en plus volontiers vers le bruit blanc nord-américain et les scories du (post)hardcore, vers des sonorités bien moins dociles.

En 2020, à la réécoute de cet album, on a toujours cette impression que ses chansons nous sont chantonnées au plus près de l’oreille, qu’elles sonnent exactement de façon inverse à celles de The Divine Comedy dont elles seraient le pendant provincial et sans le sou. Ou parfois, à un Nick Drake qui se serait évadé de la bâtisse victorienne de ses parents pour s’essayer à la vie en communauté.

Et puis Belle and Sebastian sonne vraiment comme un orchestre folk (sept musiciens, à l’époque, dans le groupe !) qui jouerait au bal des éplorés. Trompette et cuivres, orgue, harmonica, piano donc, en plus de l’axe guitare-basse-batterie habituel. Mais jamais tous en même temps, et sans jamais tomber dans la geignardise.

« The Stars of Track and Field » reste un morceau d’ouverture dont on se souvient de la moindre poussée de montée en puissance, « Seeing Other People » et ses chœurs retenus, une ballade sur un sentier bucolique qui n’a pas changé par rapport au souvenir qu’on en conservait. Et en réentendant « If You're Feeling Sinister » (le morceau-titre) et sa cour d’école en décor sonore introductif avant la cavalcade acoustique tranquille, on se fait des films de vacances scolaires qui n’ont jamais été tournés.

Certains ont trouvé – ou trouvent encore, plus que jamais – cela naïf ou puéril comme un émoi amoureux post-pubère oublié. Si le mixage d’époque ne souffrirait pas d’un subtil remastering analogique (?) qui réchaufferait ses articulations un peu engourdies et sa production un peu sèche, son imperfection raffinée et sa fragilité revendiquée en font toujours une efficace petite madeleine de Proust (ou de Jane Austen, pour le coup) prompte à faire revenir, spontanément, souvenirs et émotions bien enfouis. [Yannick Hustache]


15 avril 2020 | Joseph Haydn / Glenn Gould : les six dernières sonates (CBS, 1982)

J’ai failli tricher, remettre le boîtier à sa place, retourner piocher ailleurs. Tant il est intimidant de dire ou d’écrire quelque chose sur la musique classique quand « on n’y connaît rien ». Tant pis, l’idée n’est pas d’être musicologue.

Ce disque, c’est l’enregistrement des six dernières sonates de Joseph Haydn par Glenn Gould, en coffret de deux CD.

Je l’ai souvent utilisé en fin de soirée, aux petites heures, quand se fait sentir le besoin de changer de tempo et de pathos, de s’éclaircir les idées et se purifier le sang, de se raccrocher à une aube lumineuse. Les six sonates à la suite l’une de l’autre. Un flux qui nettoie. Et puis, quelques passages qui flashent.

Ainsi, l’adagio de la sonate 60, issue de la « grande trilogie londonienne », 1794 et 1795.

Sans grandiloquence, juste un alentissement méditatif, comme quand on marche seul, que l’on hésite entre la droite et la gauche, que les pensées font que nos pas se cherchent. Puis, une mise en mouvement délicate, onirique. Un arrêt, une reprise, le même transport, mais différent, peut-être une réponse au précédent. L’alentissement fusionne avec la marche onirique, hésitante. Le thème s’involue, à l’intérieur de lui-même, arabesques des pensées, mélancoliques. Bavardage avec l’absence.

Obstacles invisibles, volonté d’aller de l’avant.

Les commentaires des livrets de musique classique parlent rarement aux profanes.

Parmi ce que l’on peut glaner, il y a des éléments qui ont trait à l’état d’esprit dans lequel les compositions naissent. Par exemple, me frappe l’importance du – ou plutôt de la – destinataire. Haydn a composé en pensant à telle ou telle dame avec qui il entretenait aussi une liaison épistolaire. Cette dimension « écrire à » est très présente, avive l’âme de l’adagio. C’est lié aussi à la temporalité de la musique classique. Même s’il ne dure que 5’33’’, il évoque la correspondance à l’ancienne : l’écriture manuscrite, le rythme de la poste. Tout cela prenait beaucoup plus de temps. Se rendre l’autre présent relevait d’une discipline rigoureuse, d’une pensée quasi magique.

Il y a quelque chose de ça, esquissé, le piano et ses petites passes de magie qui aident à convoquer l’autre dans son esprit, dans sa musique intérieure. Piano et télépathie. Pour s’entretenir à distance du temps qui passe, de vie, d’amour, de mort. Sans emphase.

L’écriture – stricte et savante mais se faisant oublier sous les notes – quoique éthérée, a juste ce qu’il faut de chair et de nerfs pour téléporter les rêveries sans limite. Vers des paysages apaisants.

La littérature sur les sonates de Haydn évoque beaucoup de références à Mozart, à Beethoven, mais aussi à des compositeurs encore à venir, Schubert, Schumann, etc. Le contexte historique et social est aussi important. Au XVIIIème siècle, le compositeur est au service d’une chapelle princière ou ecclésiastique. L’avènement de la bourgeoise va modifier les pratiques culturelles. L’invention du concert tel que nous le connaissons – « pour un public payant autre que celui qui commandait les œuvres » (Wikipédia) – sera aussi une révolution.

Tout cela fait que la musique savante, peu à peu, semble moins hermétique. Perméable à ce qui l’environne, ses innovations sont audibles. Même si l’on n’identifiera pas telle citation mozartienne, telle préfiguration schubertienne, on ressentira une variété de sensibilités, des climats différents, on va capter que la musique circule et organise des échanges entre les époques et que, connectée à d’autres couches sociales, elle explore de nouvelles sensibilités, elle gagne en liberté, en plasticité. Elle nous apprend donc à ne pas nous enfermer dans une période, à aérer les styles, les correspondances. À relativiser.

La différence de temporalité de la musique classique tient aussi à la complexité des idées formulées. Par exemple, l’effet que me fait cet adagio n’est jamais le même si je l’écoute sans passer par l’allegro qui le précède et l’allegro molto qui lui succède. À creuser, réussir à exprimer ça en termes ordinaires, quel challenge !

Glenn Gould n’est pas considéré comme une référence pour ce répertoire. Trop sec, mécanique. Ça me convient, peut-être précisément parce que ça décape et que ça brouille l’appartenance de Haydn à un moment trop précis de l’histoire musicale.

Si ça vous ne dit rien au petit déjeuner, essayez en fin de soirée ou au matin blême. [PH]



14 avril 2020 | Echo & The Bunnymen : Heaven Up Here (Korova, 1981)

Commençons par les aveux : je n’ai pas choisi ce disque par hasard dans ma collection, mais ce disque – qui a beaucoup compté pour moi à l’adolescence mais que je n’avais plus écouté depuis… une dizaine d’années sans doute – m’est retombé dessus « par hasard » la semaine dernière sous une voie détournée et j’ai donc été le rechercher dans ma discothèque personnelle pour ce feuilleton du « disque de réconfort ». Histoire de jauger à l’écoute ce qui y restait de mes émotions juvéniles, en quoi j’avais eu tort ou raison de m’en méfier dans l’intervalle – et aussi en quoi cet album correspondait ou non, de manière fidèle ou diffractée, à l’incitant qui venait de le rappeler à mes bons souvenirs : une vidéo de concert en plein air du groupe new wave de Liverpool récemment repostée sur Twitter par Glenn Donaldson (musicien américain des projets The Blithe Sons, The Skygreen Leopards et, plus récemment, des Reds, Pinks & Purples).

L’extrait de concert posté s’intitule sobrement « Echo and The Bunnymen – Live in France – 1981 », dure 14 minutes et 44 secondes et a déjà été vu à 57.000 reprises. En parcourant et triant un peu les commentaires sous la vidéo, on apprend qu’il s’agit d’un extrait filmé par la télévision française d’une apparition du groupe au festival Elixir aux dunes de Saint-Pabu, dans le Finistère, en Bretagne, le 18 juillet 1982 (à la même affiche que, entre autres, Joan Baez et Leonard Cohen). L’extrait de concert comporte trois morceaux, dont deux issus du second album d’Echo & The Bunnymen, Heaven Up Here sorti l’année précédente – « No Dark Things » et « Heaven Up Here » – et d’une face B de 45t, « Do It Clean ».

Au bout de quelques secondes de visionnement, j’étais bluffé. Comme si je redécouvrais les Bunnymen sous un tout autre angle que celui sous lequel je les avais écoutés des centaines de fois à l’époque.

Bien sûr, le chanteur Ian McCulloch, une sorte de torchon de cuisine quadrillé dans les cheveux, est à l’avant-plan, monopolise l’attention (du public mais aussi de l’équipe de télévision), assure le show… Sans « en rajouter des tonnes », sans forcer le trait, suivant les inflexions des morceaux, il mobilise tout un panel de registres de la voix – de l’habité au lamentatif, du chuchoté au quasi-parlé et au criard – et, évidemment, il cabotine un peu (comme lorsqu’il se recoiffe après avoir perdu ladite pièce de tissu en Vichy ou lorsqu’un peu plus tard il distend son t-shirt en une sorte de robe à l’encolure lâche qui lui permet de nonchalamment dénuder son épaule)… Mais l’essentiel n’est pas là. Ma révélation récente n’occupe ni l’avant-plan, ni le centre de l’image. Ce qui m’a le plus frappé dans cet extrait de concert, c’est la puissance de la musique des Bunnymen de cette époque, la qualité quasi « motorique » de leurs instrumentations, la complicité au sein de la section rythmique (Les Pattinson à la basse et Pete de Freitas à la batterie, qui avait remplacé la boite à rythmes Echo après le premier single) ; l’abrasivité des guitares (Les Pattinson et Ian McCulloch), la pulsation. Des Feelies aux Woodentops ou à Old Time Relijun, ce dernier élément, ce rythme vital intérieur, m’apparaît de plus en plus comme une des qualités fondamentales d’un groupe pop ou rock. Dans cet enregistrement, dans ce bout de concert, les quatre de Liverpool sont clairement plus proches de Television que des Doors (pour citer deux groupes qu’ils adoraient et dont ils ont souvent repris des morceaux).

C’est peu dire que dans sa belle pochette du photographe Brian Griffin, Heaven Up Here, l’album dont sont tirés deux des trois chansons de cet extrait de concert, fut un disque important pour moi. À l’adolescence, pendant quelques années, ce disque a été mon album préféré. Du groupe ? Pas seulement ! Du rock, de l’histoire, de toute l’histoire du rock (ou en tout cas de ce que je croyais en connaître à l’époque). En le réécoutant aujourd’hui, cela reste un bon disque, un parangon d’un style et d’une époque, mais une part de la magie (celle retrouvée, sous une forme mutante, au bout de 30 secondes de la vidéo YouTube) n’opère plus ici. Là où le quart d’heure de concert breton pouvait presque sonner comme un long morceau unique, juste veiné d’inflexions, d’apaisements et d’embrasements, ici la production de Hugh Jones (producteur entre autre d’Essential Logic, Teardrop Explodes, The Sound, Modern English, Bauhaus, etc. ) accentue les contrastes entre les onze morceaux (sans doute dans l’idée de lutter contre une trop grande monotonie de l’album ; mais au passage ça rabote aussi sa radicalité). Plus problématique, la voix et la musique sont moins imbriquées, la première mixée fort à l’avant, c’est moins cinglant, un peu précieux ou emprunté. Hasard ou pas, aux côtés de « Turquoise Days », les deux morceaux du concert, « Heaven Up Here » et « No Dark Things » sont mes préférés. Mais au final, Heaven Up Here est un disque très new wave, et ce qui me crispe un peu aujourd’hui, ce qui me maintient à distance, est peut-être précisément ce qui m’y plaisait il y a 35 ans et ce que j’ai eu un peu peur d’y retrouver pendant tout le temps où je lui ai tourné le dos. Pas trop de réconfort pour moi ici (back to video !) mais pour cela le calme de Bruxelles vidée d’une grande part de ses petites usines à pollution à quatre roues ou les déclarations à l’emporte-pièce d’un Georges-Louis Bouchez perdant la patience et les pédales suffisent à mon bonheur ! [Philippe Delvosalle]


13 avril 2020 | Steve Lacy : More Monk (Soul Note, 1991)

Un disque qui rappelle de nombreuses introspections (re)constituantes. Une musique elle-même toute de dialogue intérieur, dépouillé autant qu’élaboré, par lequel s’établit le contact soutenu avec un esprit inspirant, tutélaire.

Steve Lacy commence à apprendre le jazz en 1950. De 1953 à 1959, il joue avec Cecil Taylor qui lui apprend tout et lui fait découvrir Thelonious Monk. À partir de ce moment, jusqu’en 2004, date de sa mort, il n’a cessé de remettre Monk sur le métier, dans différentes formations et plusieurs fois en solo.

L’exercice solo, s’agissant ici de restituer un ressassement spirituel, a quelque chose de religieux, dans le sens où en parle Bruno Latour : « La religion ne fait rien d’autre que désigner ce à quoi l’on tient, ce que l’on protège avec soin, ce que l’on se garde de négliger. »

Steve Lacy étudie et joue les thèmes de Monk. Inlassablement. À partir de ça, il crée un jardin de circonvolutions sonores sans fin. Une vision du monde où le dernier son n’existe pas. Où le même, sans cesse repris, régénéré, engendre du neuf. Alors, le standard n’est pas un air popularisé que l’on reproduit, mais un pattern à travailler, qui permet d’explorer sa propre musicalité, ses propres mélodies et harmonies avec le vivant.

Apprendre à vivre.

Les airs de Monk sont magiques. Je pense que même quelqu’un qui n’a jamais écouté du jazz a quand même du Monk dans la tête. Venu de nulle part, de la nuit des temps, de l’imaginaire collectif.

Diamants inusables, sans âge. Steve Lacy en retrouve le « brut » et en fait son écriture de chevet. Lecture, relecture, lecture de relecture… Il décortique, déconstruit, sans jamais briser l’enchantement initial. Il traque et essaie de transcrire toutes les images, les idées, les ombres, les ondes que l’écoute de la musique de Monk a essaimé en lui. Tout ce que Monk fait bouger en lui, continuellement, il le cartographie au saxophone soprano. Formes et informes qui bougent, s’approchent, s’éloignent, durcissent, se diluent, partent, reviennent.

Voilà l’infini métamorphique de l’interprétation décliné en journal intime. Chaque reprise apporte des perspectives nouvelles, des pistes inédites pour atteindre le cœur du thème. Capter de nouvelles réverbérations jamais encore ouïes. C’est cela qui fascine : connaître par cœur et constater que, toujours, une part échappe. L’incommensurable qu’aucun algorithme ne peut prendre en compte.

L’élégance du style de Lacy peut sembler aride, il reste néanmoins au plus nu de l’émotion. Il accentue la ponctuation accidentelle du déroulé monkien. (J’ai toujours eu l’impression que chaque thème de Monk, véloce et fluide, s’organisait autour d’infimes accidents, de ce qui brise le linéaire, de l’intérieur).

Les interprétations de Lacy ont l’immobilité de l’idée fixe, la fulgurance de l’évanouissement. Les bouts de phrases principales du thème originel et les points forts de l’improvisation qu’il en tire – diffraction du standard dans sa subjectivité changeante – sont assemblés, dans le vide, à la manière de mobiles de Calder.

C’est beau, c’est fin, ça s’écoute sans fin.

(Si vous n’avez pas l’habitude de cette musique, commencez par une plage, peut-être « Off Minor ». Laissez reposer. Le lendemain, écoutez l’original par Monk. Le surlendemain, revenez à la version de Lacy, etc. ). [PH]


10 avril 2020 | Slint : Untitled EP (Touch & Go, 1994)

Ma discothèque personnelle comporte cinq étagères qui débordent de partout. Elle est le reflet de mes multiples vies musicales, et se divise en deux grandes parties : du rock et des musiques du monde. Pour ne pas influencer mon choix, j’ai demandé à mes collègues de choisir un endroit précis et le sort est tombé sur un disque aujourd’hui devenu culte.

Ce disque, le EP sans titre de Slint, sorti en 1994, fait partie d’une de mes premières vies musicales. J’avais découvert le rock indépendant à la fin des années 1980 grâce à MTV (120 minutes, Alternative Nation) et j’ai commencé à travailler à PointCulture, encore nommée Médiathèque de la Communauté française de Belgique en 1995. J’y ai rencontré des collègues qui m’ont guidée dans mes écoutes de disques ; je suis passée d’un certain mainstream à de l’indie et de l’alternatif. Cet extanded play de Slint a fait tache. Nous étions plusieurs à l’aduler, le passant très souvent en fond sonore dans le centre de prêt, même si ce n’était pas toujours du goût de certains autres collègues.

Slint est un groupe de Louisville, Kentucky, actif pendant une très courte période entre 1987 et 1991, et ayant édité deux LP et un EP (celui-ci a été publié en 1994, après la séparation du groupe mais a été enregistré entre les deux albums). Très confidentiel à l’époque, le groupe a grandi en importance par la suite ; il est aujourd’hui considéré comme pionnier dans un certain rock très brut et répétitif, précurseur du mouvement post-rock.

Je pourrais parler des deux albums, mais c’est surtout l’EP qui m’a marquée : deux plages instrumentales, l’une inédite, l’autre étant une version alternative de « Rhoda », présent sur le premier album Tweez. Le motif simple et répétitif à la guitare du début ne laisse pas présager la suite, et pourtant, très vite une batterie, une basse et une autre guitare s’ajoutent, toujours dans un rythme assez lent et contrôlé mais bien marqué. Certaines notes sont discordantes mais il y a malgré tout un début de mélodie. Et puis cela s’accélère progressivement, de nouvelles nappes sonores se superposent aux plus anciennes, laissant parfois un moment de répit, mais revenant avec vigueur par la suite. La seconde plage, la reprise de « Rhoda » commence de manière beaucoup plus saturée, mais le tempo varie, une certaine structure se dégage, elle se répète plus ou moins aléatoirement, la tension est extrême, puis les rythmes se relâchent un moment, pour reprendre avec plus de vigueur encore, les guitares crient, saturent tandis que la basse et la batterie s’énervent pour enfin s’arrêter dans un amas sonore distordu suivi d’une longue note monotone (sous forme de feedback de guitare) qui se coupe brusquement, laissant l’auditeur pantelant et un peu désœuvré.

Le titre de cette série parle de « réconfort » et même si ce disque n’est pas « feel good » – il est trop tendu et froid pour cela – j’ai pris beaucoup de plaisir à réécouter ces 13 minutes 7 secondes, j’ai ressenti une douce nostalgie et en même temps une énergie nouvelle pour poursuivre ces jours de confinement. [Anne-Sophie De Sutter]


9 avril 2020 | Dick Annegarn : Au Cirque d'Hiver (Tôt ou tard, 1999)

La probabilité de piocher un disque de Dick Annegarn dans ma collection est grande. D’autant qu’ils sont disséminés, prêts à resurgir, neufs, au gré des recherches.

Puis, c’est un enregistrement public, avec la captation de cet échange entre la scène et la salle, entre l’artiste et les gens réunis, attentifs. Ce ne sont pas que les applaudissements mais une sorte de communauté momentanée captée par les micros, l’aura du récital « présentiel », pas virtuel.

Cette communion commence par l’hymne aux êtres perdus, égarés, aux existences abandonnées pour cause de différence, « Bébé éléphant ». Le chant est une plainte, un appel au secours. La musique est paradoxale, tonique, entre tristesse et furetage joyeux, détresse et cabotinage malin. Voilà le fil consistant : au départ est un manque, qu’est-ce qu’on construit avec ?

Cette recherche détermine tous les climats des chansons : pas seulement la gloire du cycliste Agostinho, mais aussi sa peine, ses douleurs, la dureté solitaire de la course. « Au passage de pic à col, la caravane caracole / la caravane crie et passent des agneaux des rapaces / à cause d’un chien on peut tomber, à cause d’un chien on peut chuter. »

Et de manière constante, une attention aux fragiles, aux marginaux. Que ce soit « Robert Caillet », sans domicile, qui plongeait dans le Doubs pour quelques centimes. Que ce soit « Albert », le merle maudit et la fabuleuse rencontre avec une fleur, voilà, on passe du désespoir à l’invention de coexistences nouvelles contre les exclusions. Que ce soit avec le saule pleureur personnifié, traité comme un humain, « Voûte l’épaule / pieuvre de gaule / pieuvre de bois / bois le calice / calice propice / aux ombres d’eau. »

Pour les amateurs d’Annegarn, le côté inusable tient au mélange de chatoyant et de rugueux, d’exubérance généreuse et de rudesse, de pathos libéré assumé en même temps que moqué. Et au fait que la langue reste étrangéifiée, jouant de ses défauts, restant toujours à traduire. Une poésie et des images ostensiblement taillées à coups de serpe, mais ensuite reprises, polies, raffinées. Il cultive l’empathie et la tendresse abrasives.

Depuis toujours, contre les certitudes, il fait danser et chanter nos incomplétudes. Ce qui fait que ces propos d’Yves Citton et Jacopo Rasmi*, en 2020, disent beaucoup de ce qu’apportent les chansons de Dick Annegarn depuis les années 1970 : « Ce devenir-queer nous aide à prendre la mesure des bizarreries et des richesses contradictoires de notre incomplétude individuelle, pour faire de nos inconsistances internes des occasions de rencontres avec des compléments externes, présents dans notre surround humain et plus-qu’humain. » Depuis 50 ans et les premiers avertissements de « crise écologique », Dick Annegarn tisse fables et valses pour dépasser l’effondrement en cours.

Profitant de se produire dans un cirque, il s’offre un tour de piste facétieux, chamanique, au xylophone et termine par une formidable ritournelle pour rêver à l’après confinement : « Quelle belle vallée ». Là aussi, super entraînant, à chanter et mimer avec des enfants, mais avec cassures, ruptures, respirations… Et des pas anarchiques. La meilleure manière d’avancer. [PH]

*Yves Citton et Jacopo Rasmi : Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrements, Le Seuil 2020


8 avril 2020 | The Black Heart Procession : 2 (Touch & Go, 1999)

Étrangement, il n’a pas fallu basculer contraint et forcé dans cette étrange réalité du « quant-à-soi » généralisé qu’est le confinement pour s’adonner à cette pratique régulière chez moi qu’est le « prélèvement au pif ». Picorer au hasard de ses collections privées un disque, une BD, une revue, voire un livre et s’y replonger et (re)faire l’expérience que les sensations éprouvées au moment de son acquisition sont toujours là, quelque part en nous et ne demandent qu’à être revécues sur le bon compte de la nostalgie ou de la mélancolie. Ou, à l’opposé, tirer le constat que plus grand-chose ne résonne encore en nous, que le temps a fait son travail de sape. Qu’il nous a changé…

Ce second disque des Américains de The Black Heart Procession paru en 1999 sur le meilleur label rock de l’époque à mes yeux (Touch & Go), je m’en souviens très bien. Je l’avais reçu pour le compte de feu l’édition francophone du mensuel rock gratuit Rif-Raf. Cerise confite sur le gâteau des sélections de galettes à chroniquer ce mois-là, il suivait un premier disque sans titre paru l’année précédente, mais était avant tout pour moi le projet parallèle de deux membres de Three Mile Pilot (une autre sécession de ce groupe deviendra Pinback), un groupe rock américain au lyrisme décati, responsable entre 1991 et 2010 de six albums que j’aime beaucoup.

Point d’articulation des deux groupes, le chanteur Pall Jenkins dont la voix et la touche pianotée pourraient évoquer celles d’un Roger Hodgson (cf. Supertramp) tourmenté, qui aurait fait « carrière » dans la boite de nuit / tripot du Blue Velvet de David Lynch.

Pochette sombre constellée de motifs ombrés animaliers et fantastiques. Un souffle glacé, un piano au loin, un accordéon de cirque funéraire et la voix parfois spectrale de Jenkins, invitent l’auditeur à une longue procession musicale au creux d’une froide et interminable nuit de fin novembre ou décembre.

C’est une sorte de carnaval des cœurs brisés, comme chez un Tim Burton qui se serait enfin frotté au monde des adultes et à leurs histoires d’amours qui filent dans tous les sens.

Une traversée de déserts intimes gelés, entre musiques de cabaret mécanique grinçant, country sans soleil, pop charbonneuse post-rock rachitique… qui se poursuivra le temps d’une demi-douzaine d’autres disques (le dernier en 2010) vers lesquels on finit toujours par revenir à un moment ou l’autre…

Avec le recul, la production du disque souffre un peu de sécheresse dans sa patine. Mais le charme délétère produit toujours ses effets, y compris sous le doux soleil du confinement d’avril 2020. [Yannick Hustache]


7 avril 2020 | Peter Garland : The Days Run Away (Tzadik, 2000)

Ah ! « The Days Run Away », si on est angoissé par le temps suspendu, c’est comme de s’ouvrir les veines : c’est la pulsation même des heures qui filent. Si l’on souffre du vide, c’est se retrouver envahi par les cellules de l’abîme. Trois ou quatre notes, articulées, dans leur gangue de silence et vibrations, jetées dans la matière vivante où elles dessinent des cercles concentriques, à la manière d’une pierre percutant la surface de l’eau et s’y enfonçant. Ces cercles s’éloignent toujours plus loin dans l’univers. Elles élargissent notre perception de l’espace si l’on amadoue un peu leur invasion métronomique.

Ces trois ou quatre notes évoquent la structure de tout ressassement intérieur, les marottes, les lubies, les habitudes immuables autour desquelles on se construit, on se raconte. Ce sont des petits riens, de petites attentions, des choses répétées.

On entend l’ADN de cette routine, horloge biologique implacable, incluant de subtiles variations subjectives, météorologiques, se reflétant les unes les autres jusqu’à former une trame hypnotique. Puis, en périphérie, de petites notes satellites. Lentes, rares, échos de temporalités parallèles, de vacuoles « à côté », différentes. Elles perturbent lentement le sablier des habitudes. À un moment donné, les deux temporalités se brouillent. Puis progressivement elles dialoguent et se synchronisent, imperturbables, apaisées, en attente de nouveaux accidents. La respiration s’est adaptée à la pulsation musique-silence, au calme aussi, l’angoisse est domptée.

Peter Garland est né en 1952. Un peu trop tard pour intégrer le premier courant minimaliste. Il vient juste après, élève d’Harold Budd, familier de Harry Partch, Morton Feldman, Conlon Nancarrow. On dit de lui qu’il est un « spécialiste des musiques amérindiennes », des premiers occupants de l’Amérique. On peut spéculer sur une volonté de participer à une sorte de « réparation culturelle », de sauvegarde de la mémoire de ces cultures massacrées. Le minimalisme et le post-minimalisme, qui dotent les États-Unis d’une culture musicale savante spécifique, ont aussi toujours été très à l’écoute du jazz, des cultures rock. D’une part, cette attention à des formes culturelles non-occidentales, d’autre part, cette porosité à des esthétiques non classiques, même si elles ne se marquent pas toujours formellement, sont perceptibles dans l’atmosphère, l’état d’esprit. La fluidité d’une matière musicale voyageant entre plusieurs héritages, y compris européen, par la filiation appuyée à Éric Satie.

C’est une musique qui, par son rythme, l’itération de ses modules, stimule les associations d’idées. Basées sur des souvenirs réveillés, des espoirs intangibles et aussi, simplement, ce que l’on a sous les yeux. La progression des lumières du soleil dans la maison. Les photos de Walter Chapell dans le livret, reflets et ombres au fil d’eaux vives. C’est un bon support pour rêvasser, imaginer, interpréter librement.

Plus récente, la composition Bright Angel-Hermetic Bird (1996) réveille, en mimant les éclats d’une apparition, la violente irruption de l’invisible qui s’incarne, puis explore la confusion et les bégaiements pour décrire « l’ange brillant ». Là, peut-être, affleure un imaginaire proche des Amérindiens. « Hermetic Bird » amène au premier plan la face obscure de ces rencontres magiques et tisse un fil mélodique – presqu’un talisman pianistique – au long duquel l’étrangeté devient familière, nourricière, messagère. [PH]



6 avril 2020 | James Blood Ulmer : Black Rock (CBS, 1982)

Bonne pioche pour un lundi matin, me dis-je, le plein de vitamines assuré. Ça va dégommer et réveiller nos talents pour l‘air guitar. Très vite, l’évidente filiation hendrixienne rééclabousse l’oreille. Et je revis le fait qu’il s’agit d’autre chose que d’un guitar hero. De cette guitare – puissante, écartelée, en déséquilibre, passe-muraille, tantôt ancestrale, tantôt visionnaire –autre chose ruisselle, autre chose remonte. L’ensemble tourbillonne, brasse et fouette blues, soul, funk, rock, jazz, free, toutes les Afriques.

Des thèmes lumineux, d’une volupté loquace, sans âge, voire post-apocalypse. Puis le magma. Puis des gimmick black futuristes très « arts premiers », enfance de l’art, et fourmis dans les jambes, irrésistibles. James Blood Ulmer pratique l’ « harmolodie » d’Ornette Coleman dont le principe pose que les musiciens entrelacent simultanément la même mélodie à différentes hauteurs et différentes tonalités, mais ensemble. Un enchevêtrement primesautier où le fond et le premier plan s’entremêlent. On lit parfois que dans cette dynamique l’improvisation doit aller aussi vite que la pensée. Entendez la pensée avant qu’elle se fige dans le linéaire, encore faite de digressions, de recherches, d’associations libres. D’où les changements de rythmes, collisions, propulsions accidentelles, cadavres exquis. Le dualisme « blanc » entre tête et corps est largué. Ici, cérébral et tripes sont noués. L’harmolodie me fait penser à un groupe de copains et copines qui sautent, s’entrechoquent dans un trampoline, valsent, se cognent, tombent, rebondissent dans un mouvement perpétuel qui tourne à la transe, parce que le désarticulé fait jaillir une cohésion anarchique et euphorique.

L’exubérance bigarrée rime avec rage et désespoir. Exorcisme de la désespérance. Fuite en avant. Entre les points de chute très mélodiques, apaisants, « sages », c’est un précipité d’émulsions répulsions. Avec bassiste et batteurs monstrueux. C’est une musique où effondrement et résurrection ne cessent de se passer le relais, en petites fractures, déchirures, lignes de failles. Chaos et orgasme.

Avec cette folie d’inventer, d’aller toujours plus loin dans l’excellence d’un langage spécifique, de rivaliser avec l’Occident qui n’a cessé de prendre de haut la prétendue « absence d’histoire de l’Afrique ». La course poursuite guitaristique, orgiaque certes, mais très sombre aussi, me fait penser à l’obsession d’effacer la « condition nègre » née avec l’esclavagisme et le colonialisme. Sans cesse, la guitare d’Ulmer (et d’autres) lacère cet enfermement persistant.

Confiné, penser à dé-confiner les cultures, ça ouvre.

Puis, James Blood Ulmer éparpille dans le déluge chatoyant et parfois, dépressif, de petites phrases raffinées, ciselées, des thèmes piqués de mélancolie, ressemblant à ces araignées qui plongent sous l’eau avec des perles d’oxygène, nacrées.

Du coup, je fouille l’étagère, me souviens vaguement avoir d’autres disques de lui, je déniche notamment Tales of Captain Black (1978) avec Ornette Coleman et Harmolodic Guitar with Strings (1993) où il sublime, en lévitation inquiète, cette apnée mélancolique dans l’histoire, superbe lamento pour l’histoire des Africains-Américains, accompagné d’un quatuor à cordes. Un fil d’écoute qui va occuper la journée et bien au-delà… [PH]


3 avril 2020 | Zameer Ahmed Khan : Inde du Nord : Harmonium (Cinq planètes, 2004)

Il y a toujours eu un harmonium dans la famille. Il a changé de place au gré des héritages. Mon grand-père l’avait récupéré, en fin de vie, patraque, dans une église. La pédale, le ressort grinçant, l’aspiration-expiration du soufflet asthmatique, les touches d’ivoire usées, les sons modulés, ce fut mon premier contact avec un instrument de musique et rêvais d’en tirer un jour des musiques inouïes issues de contrées intérieures jamais explorées.

Orgue du pauvre dans le culte catholique, les missionnaires l’apportent en Inde. Il séduit et vit là-bas une série de pérégrinations et mutations absolument passionnantes.

Puis il revient un jour, si familier, si étrange, bouleversant.

J’avais déjà entendu l’harmonium dans les musiques indiennes. Mais en 2005, avec cet enregistrement de Zameer Ahmed Khan, c’est la première fois que je l’entends si affranchi de son rôle Initial de tapis volant sous la voix. Il est devenu le chant principal. De manière tout à fait semblable à ce qui se passe quand Anthony Braxton sur For Alto (1969) formalise la première musique pour saxophone entièrement solo. Il y a une amplification et une complexification jubilatoire de ce qui jusqu’alors ne pouvait sortir qu’accompagné. Le récit musical jaillit avec une fougue irrépressible, crée de toutes pièces de nouveaux registres tant expressifs que techniques : explorer et occuper peu à peu des territoires sonore vierges.

L’harmonium me revenait avec une amplitude mâture et moderne impressionnante, libérant et organisant les univers fantasques que confusément je cherchais d’atteindre en triturant l’ancêtre déglingué chez mon grand-père.

Le premier morceau – celui qui à l’époque me foudroya - commence telle une aubade claironnante, une adresse à la germination universelle de la nature. C’est un air traditionnel, qui célèbre les gestes du labour et ce qu’enfante la terre fertile. Quinze ans après, l’effet « première fois » est renouvelé. Comme si tous les neurones miroirs faisaient, qu’écoutant cette musique, j’effectue en pensée les gestes du laboureur et deviens humus d’où sortent fruits, fleurs, légumes, herbes, arbres, céréales, etc.

La musique se précipite avec un appétit insatiable de tout dire, tout chanter, tout décrire. D’apporter le renouveau. Elle projette d’abord son thème clair, cristallin. Le musicien l’explore, le souffle comme du verre, le singularise. Des phrases longues et agiles, « proustiennes », lâchées, reprises, multiplient les incises, les bifurcations, les plis et déplis soyeux, faisant germer les réminiscences lumineuses, les emboîtant en poupées russes, s’élevant, pavoisant, puis chutant, dispersées comme mercure, se rassemblant, relançant les lignes tous azimuts, en spirales, cheminant inlassablement du populaire au savant.

Tout en se jouant : vois, je n’ai encore rien dit de l’infini !

Sans doute est-ce lié à ce phrasé et à la virtuosité prolixe, étourdissante et au fait de revivre un moment d’écoute rare mais, surtout, à l’instrument et son appareil respiratoire très charnel : mais soudain, sous l’expansion émotive, les murs s’évanouissent. [PH]

Pour découvrir l’histoire incroyable de l’harmonium indien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Harmonium_indien


2 avril 2020 | Phew : Our Likeness (Mute, 1992)

Grimace : est-ce vraiment une musique matinale ? Phew est une icône à éclipses. Elle a de multiples adorateurs dans l’ombre. En 2017, ils ont cru à son retour et son triomphe. Elle apparaît au début des années 1980. Elle n’avait jamais vraiment fait de musique, malgré les prémices avec Aunt Sally (1978-1979). Le vrai déclencheur : l’immersion dans le punk londonien. Elle s’est imbibée de No Future, et ça l’a libérée. Elle le prêche depuis fidèlement, non sans le franchir, le dépasser dans ses transgressions créatives. Elle s’invente surtout en croisant d’autres flux singuliers qui, entre autres, portent des noms tels que Holger Czukay, Sakamato, Jah Wobble, Bill Laswell, Jim O’Rourke, Otomo Yoshihide, etc.

Elle ne se considère pas comme « artiste japonaise », mais son phrasé puise bien dans la dramaturgie de certaines traditions nippones, ou convoque la fausseté primesautière des chansons d’Okinawa (les échos de catastrophes ne sont pas loin). Elle est prêtresse calme rendant ses oracles en surplomb d’Hadès accompagnée d’une musique filmique, d’un bruitisme galactique. Ou mégère touillant sa marmite écumante, tiens, revoilà du punk bien truandé, rauque, déphasé, égaré dans une arythmie coupe-gorge. Elle peut aussi se glisser dans des confessions lunatiques plus pop.

Il reste un post-it sur le boîtier. L’indication d’une plage choisie pour une émission radio. « Smell ». Odeur. Pourquoi celle-là précisément, à l’époque ? Pour la vocalisation désarticulée, l’épellation post-traumatique, le balbutiement somnambule ponctué d’uppercuts ténébreux, de disjonctions électroniques et neuronales brèves ? Après, elle enchaîne avec un pogo trisomique, exultation foutraque, puis le passage d’une ronde très « danse de Saint-Guy », célébration potache des composantes anarchistes inclues dans tous nos éléments naturels. OUF, ça fait du bien. L’album se termine par un « slow surf » sur l’infinitude d’océans intérieurs qu’aucun confinement ne peut parvenir à contenir.

Le côté tragédienne magnétise l’atmosphère actuelle anxiogène. Ce qu’elle dégage, de profond, parfois de dérangeant, n’est pas sans vertu cathartique. Alors, oui : même le matin ! [PH]


1er avril 2020 | Anita Lane : Dirty Pearl (Mute, 1993)

Bing ! Année de naissance de mon fils. Le plein d’énergie positive. Le shoot radieux d’être père rencontre la préciosité vénéneuse d’Anita Lane : cocktail exaltant, mariage de lumière et de noirceur sensuelle. Les ballades pleines d’allant, toniques, planent sur des crêtes entre sirupeux et stridences dérangées. Cantiques de « crooneuse » tisonnés de démons. Anita Lane m’avait épaté en version femme de Nick Cave. L‘album est produit par Mick Harvey et les musiciens de The Birthday Party chevauchent et caracolent dans les décors mélodiques. Ça dézingue calmement. Les envolées sont corrosives, mais contrôlées. Le lyrisme déroule et fonctionne par petits accidents soniques, facétieux, tranchants, juste à côté. Et j’avais complètement oublié : « Sexual Healing », la reprise de Marvin Gaye. Chanté et joué sur une autre planète, complètement autrement soul. Éclats de vibraphone à la David Lynch. Volupté du manque, rauque, sur le fil du rasoir. Fioritures kitsch discrètes. Percussions au shaker tribales, bien secouées, bien frappées, des chœurs barges, et l’acide soyeux de la voix de Lane, ailleurs. Bon, vu les circonstances, j’éviterai de trop insister sur cet appel envoûtant à la guérison par le sexe ! Ce sera pour l’après. L’ensemble est inégal, mais a de la tenue, a résisté au temps. [PH]


Une série imaginée et animée par Pierre Hemptinne

ponctuellement rejoint par Anne-Sophie De Sutter, Nathalie Ronvaux, Philippe Delvosalle, Jean-Jacques Goffinon, Yannick Hustache et David Mennessier.