Françoise Pétrovitch à La Louvière : une exposition sentinelle
On ne passe pas d’une image à une autre. Il y a une tension qui fait tout tenir ensemble, une tension difficile à caractériser, ni d’harmonie béate, ni de piège manichéen. Une tension protéiforme, positive et négative, mais qui cherche une autre voie. La force gravitationnelle de toutes ces images s’établit peut-être entre deux pôles (selon ma perception), celui des sentinelles et celui des corps flottants. Les sentinelles, thème dessiné ensuite incarné en sculptures, sont des sortes de grands masques animaux dressés aux aguets. On distingue ensuite le corps humain, assis, qui supporte cette effigie dans laquelle il est englouti. La vigie a donc la tête dans le règne animal, comme on dit « la tête dans les étoiles », et c’est dans ces confins, passés et à venir, qu’il convient de placer les sentinelles. Elles scrutent l’histoire et le devenir de la séparation entre les espèces vivantes d’où dépend l’avenir de la vie sur terre, entre imaginaire et science. Les corps flottants, eux, sont immenses, horizontaux, inspirés à l’artiste par des dormeurs sur des bancs publics. Ils sont en lévitation, ils ne reposent sur rien, flottent par la force de ce qui anime leur sommeil, leurs rêves. Ils sont en léthargie dans le vide ou traversent un lavis cosmique ordinaire, ensemble de taches brouillées où l’on devine le quotidien charnel vu de très loin, de très haut. Au centre de l’agitation actuelle, matricielle – comme les dormeurs des bancs publics– mais retirés de tout, en suspens, en attente d’une métamorphose, cataleptiques, interdits.
Poussez la porte, asseyez-vous à droite sur le banc, le temps de vous acclimater. La tension est d’emblée auditive. Un battement, de cœur, de tambours, un langage rythmique au centre des flux vitaux, charnels et iconiques. Cela doit fuser de la boîte blanche où est projetée la vidéo, en même temps, le son semble surgir de toutes les images que vous apercevez déjà qui semblent aussi entrer et sortir dans le cube blanc de projection. C’est aussi un bruit de course, mais sans fin, égale dans ses variations, sans crescendo, sans chute. La vidéo s’intitule Le Loup et le loup. C’est étrange, à chaque bout de la course poursuite, il y a le loup. Ce n’est pas un film d’animation mais un montage audiovisuel de dessins sélectionnés. Certains, tels quels ou déclinés, sont aussi sur les murs.
Rouges. Le rouge comme fil conducteur entre l’humain et l’animal, l’humain et les choses, filet fluide qui réunit ou sépare, irrigue ou épanche le sang, rend exsangue. — Pierre Hemptinne
La vidéo raconte une poursuite sans rien de linéaire. Le loup est partout et nulle part à la fois. Il laisse une traînée de victimes, réelles ou symboliques dans un univers de chasseurs. Des adolescents jouent et l’on dirait que là aussi le jeu tourne mal, une cruauté s’immisce dans les gestes et leur créativité ludique, cruauté par laquelle le loup se réveille en l’homme. Cruauté pour rire, sans morale. Le battement sanguin afflue, ne cesse pas de donner le tournis, rivière sanglante à la chanson enivrante. Cela tourne en boucle comme une fatalité inexorable. Et pourtant le montage, même rapide, laisse beaucoup de blancs et d’intervalles, autant d’appels à entamer une nouvelle narration. Des bouts de nouvelles narrations, l’artiste en présente dans la série L’Art d’accommoder le gibier, réalisée pour le Musée de la chasse à Paris, puisque là, le rapport entre chasseur et proie est inversé, pas simplement au niveau de la représentation de qui tue qui, mais au niveau de l’imaginaire : l’animal fantasme l’humain, voyez par exemple cette relation entre le chasseur-cerf et sa proie-jeune fille.
Que ce soit les chaussures de femmes dont les courroies rejoignent la silhouette d’un cerf, une femme qui porte sa tête dans les bras, une fille qui vide son arrosoir de sang sur sa robe, un oiseau allongé vif ou mort prolongé par son ombre ou la flaque de son sang, une jeune fille sur une balançoire, ou une autre qui fait une élégante révérence mais dont le visage, vide et surmonté d’oreilles d’âne, fait penser à celui d’un petit être malveillant, chaque dessin a quelque chose d’une île dans le grand tout de plus en plus étrange (malgré toutes les découvertes de l’homme sur l’univers).
L’image de cette île est portée à sa perfection dans la sculpture présentée dans un autre musée proche (Keramis). De bronze et faïence émaillée, on y voit s’imbriquer une femme nue (flottante) dans une roche où se promène un cerf sentinelle. Chaque dessin est une imbrication de ce genre. Chaque imbrication est une île. Chaque île est reliée par une tension. L’exposition montre autant les îles que ce qu’il y a entre elles (et qui va dépendre de chaque visiteur ou visiteuse). Et puis, il y a une tension obstinée, qui détaille l’anatomie du cercle vicieux, dramatique, dans lequel s’inscrit souvent le fil rouge de la vie humaine, mais qui, aussi, est une poussée d’ouverture, ne cesse d’indiquer les possibilités d’échapper aux drames, d’inventer d’autres chemins narratifs. Voilà pourquoi cette exposition réveille, met en éveil l’esprit et les sens par rapport à tant d’ondes conflictuelles qui traversent notre société actuelle.
Pierre Hemptinne
Françoise Pétrovitch : À vif
Jusqu'au dimanche 16 septembre 2018
Centre de la gravure et de l'image imprimée
10 rue des Amours
7100 La Louvière
et
Françoise Pétrovitch: À feu
Jusqu'au dimanche 16 septembre
Keramis - Centre de la céramique de la fédération Wallonie-Bruxelles
1 Place des Fours bouteilles
7100 La Louvière