Friche Boch – Imaginez votre ville : Questions à Marie Godart
De la première faillite de 1985 à la fermeture définitive de 2011, la liquidation a fait beaucoup de dégâts. Depuis dix ans, le site est à l’abandon, entretenant les mauvais souvenirs par son allure délabrée. En attendant que démarrent les grands travaux de rénovation du plateau, un projet expérimental a vu le jour entre octobre 2018 et décembre 2019. Un projet pour faire revivre cette friche avec la participation des habitants. Marie Godart a accepté de nous parler cette expérience.
PointCulture : Bonjour Marie Godart, vous être accompagnatrice de projets à impact sociétal positif. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ça consiste ?
Marie Godart : Face aux multiples crises, notre société se transforme, elle cherche un nouvel équilibre qui puisse veiller au bien-être de tous les humains en assurant celui de l’ensemble du monde vivant dont il fait partie. Les enjeux sociaux, culturels et écologiques de cette transition sont capitaux. Pour répondre à ceux-ci, les organisations ont besoin de changer de paradigme: replacer les valeurs au centre, adopter les postures de coopération, transformer les gouvernances, oser « faire », expérimenter et s'engager, se relier, laisser émerger de nouveaux imaginaires et tenter de co-construire une résilience individuelle, collective et écosystémique.
Avec Mue, je propose d'accompagner les petits pas vers cette métamorphose.
Mobilisée par l’urgence d’outiller cette transition et convaincue que réactiver l’intelligence collective permettra d’y contribuer, je consacre donc mon énergie à la co-construction de projets collectifs à impacts positifs. Design, facilitation et storytelling : de l’émergence de l’idée à la célébration de sa réussite, j’accompagne sur mesure institutions, associations et citoyens dans leurs plus folles aventures. Je les aide à concevoir leurs projets de manière efficace et résiliente, à faciliter tant le « vivre » que le « faire ensemble » au sein des équipes et à en écrire l’histoire la plus juste et la plus pertinente.
Fascinée par la permaculture et son potentiel de transformation systémique, je l’adopte résolument comme approche dans l’ensemble de mes activités, notamment par sa base éthique : prendre soin de l’humain, prendre soin du vivant et agir avec et pour l’équité.
La culture revêt aujourd’hui une dimension primordiale dans cette métamorphose sociétale : elle aide à voir et à comprendre ; elle crée la toile de fond de nos motivations profondes ; elle est le terreau des récits qui nous mobilisent ; elle contribue à prendre soin du lien et à créer du bien-être. Je travaille beaucoup dans le secteur culturel actuellement. Naturellement, parce que j’en suis issue (une quinzaine d’années au service de la création théâtrale à Mons puis dans l’équipe de Mons2015, Capitale européenne de la Culture), mais aussi parce que son paysage en Belgique francophone, ses lieux, ses acteurs et actrices, entrent en mutation, avec plus de conscience de leur responsabilité sociétale et plus d’engagement dans cette voie.
Vous avez accompagné une expérience d’urbanisme temporaire sur l’ancien site de la faïencerie Boch, à La Louvière. Comment ce projet intitulé Imaginez votre ville est-il né et comment vous y êtes-vous retrouvée impliquée ?
Depuis plus de 10 ans, la Ville de La Louvière s’est lancée dans un vaste chantier de rénovation de son centre ville. Parallèlement, elle mise depuis de nombreuses années sa stratégie de développement sur le dynamisme de son tissu culturel et associatif, avec un axe engagé dans la participation citoyenne. Au moment de leur apogée au début du XXe siècle, la faïencerie Boch étaient un fleuron régional ; la ville s’est littéralement construite autour de son activité. Lors de sa faillite, Boch a donc laissé le cœur des Louviérois en friche et un vaste terrain de dix hectares en plein centre de la cité. Une saga juridique (toujours en cours) s’en est suivie pour la désignation et la concrétisation du projet immobilier qui y prendrait place : un complexe commercial incluant du logement. Pour chasser les esprits polémiques et avec l’envie de stimuler une réappropriation de ce lieu emblématique, la Ville a donc souhaité le faire revivre comme lieu d’échanges et de rencontres, laboratoire d’idées pour la ville de « demain ».
Inspirée par des initiatives similaires dans d’autres grandes villes d’Europe, elle lance en janvier 2018 un appel à projets ouvert à tous les citoyens et citoyennes pour expérimenter une autre « façon de faire la ville » collaborative et éco-responsable. Les collectifs sélectionnés bénéficieraient d’un espace, d’un soutien logistique et financier ainsi que d’un accompagnement pour développer leur projet sur la friche Boch entre mai 2018 et décembre 2019.
Fin 2017, l’administration communale cherchait alors un.e « coach » pour accompagner la phase d’appel à manifestation d’intérêt et les premiers mois de l’occupation. Le marché public a été publié alors que j’étais en transition professionnelle depuis quelques mois déjà. Rassemblant les compétences acquises durant 15 années de gestion de projets culturels, collectifs et participatifs, j’ai embarqué avec passion dans cette aventure qui a été l’un des premier pas de ma nouvelle vie professionnelle.
Sur quels critères a porté le choix des activités retenues ? Y a-t-il eu une volonté de complémentarité entre elles, dans une vision générale, ou bien chaque candidature était-elle envisagée en particulier, sans obligation de lien avec les autres ?
D’emblée, afin de garantir ses objectifs de cohésion sociale et de durabilité, l’appel à manifestation d’intérêt posait des conditions d’éligibilité :
- épouser l’un des domaines suivants : culturel, social et solidaire, économie circulaire, participatif
- faire preuve d’innovation, de créativité et de durabilité.
- permettre l’accueil du public
- être économiquement faisable
- être réversible
- ne pas déforcer une dynamique existante ailleurs sur le territoire louviérois
Ainsi que des critères de sélection :
- la pertinence du projet au regard des objectifs ainsi que la compatibilité entre les projets sélectionnés
- le caractère novateur de la démarche
- la responsabilité environnementale du projet
- le niveau de maturité, la faisabilité économique et l’adéquation des moyens humains et matériels avec le projet décrit
- les retombées positives attendues pour le site et son environnement immédiat ainsi que la reproductibilité du projet
- la capacité de mobilisation du projet et ses modalités d’interaction avec le public.
Par ailleurs, vu l’amplitude de l’appel en termes de publics, nous avons mis en place un accompagnement individuel et collectif des potentiel.le.s candidat.e.s. Toute personne ou association souhaitant déposer un projet bénéficiait d’un suivi individuel « de l’idée au dossier » ainsi que d’ateliers collectifs afin de tisser des liens et éventuellement de co-construire leur projet avec d’autres candidat.e.s.
Au terme de ce processus, 29 projets d’occupation temporaire ont été déposés.
Après une brève rencontre avec chacun des collectifs, le jury composé d’expert.e.s externes, des pilotes du projet et d’un représentant de l’administration communale a effectué une priorisation parmi les dossiers déposés. Une attention particulière a été effectivement accordée à la complémentarité des propositions et à la cohérence globale de l’occupation du site.
Alors qu’elles avait initialement prévu d’en financer 5, les autorités communales ont finalement accepté 9 projets se répondant dans diverses dimensions de « la fabrique de la ville » : l’habitat et l’éco-construction, la gestion des déchets et le recyclage d’objets, la création artistique et la mémoire du site, l’alimentation, le sport, les loisirs et la participation citoyenne… Neuf collectifs porteurs rassemblant une trentaine de « pionnier.ères de la friche » : citoyens, entrepreneurs, artistes, constructeurs, skaters, architectes, designers, associations, musée, université, …
Sur le terrain, comment se sont passés ces dix-huit mois de « laboratoire » d’une autre façon de faire ville ? Des pistes concrètes de solutions, de nouveaux usages ont-ils émergé ?
Recyclerie, village d’habitats légers, makerspace circulaire, éco-bistrot, groupement d’achat local et bacs potagers, atelier de recherche en construction durable, houblonnière participative, construction d’un skatepark en DIY, fouilles archéo-artistiques et inventaires de friches… Ce sont neuf véritables aventures citoyennes qui ont bel et bien vu le jour sur la friche Boch, donnant naissance à un micro-quartier éphémère, aux allures de far-west, un nouvel espace commun aux contours sauvages dans une zone urbaine bien tondue jusqu’ici.
De nombreuses villes s’interrogent sur le renouvellement de leur stratégie territoriale et plus particulièrement sur la capacité des stratégies en place à répondre à la fois à l’urgence climatique et à l’aspiration des populations à de nouveaux modèles de gouvernance et de participation citoyenne. Imaginez votre ville s’est aussi voulu une tentative de réponse à certaines de ces questions et a été, à ce titre, un laboratoire sur de nombreux plans, notamment :
Le vrai défi de la gouvernance participative : la gestion du site a été une véritable expérimentation de démocratie participative tant pour les porteurs de projet, citoyens apprenant les avantages et contraintes de la co-gestion d’un espace public, que pour l’administration elle-même, contrainte à inventer des modes de fonctionnement horizontaux, directs et réactifs, en lisière des instances habituelles. Les décisions quotidiennes étaient prises par une assemblée directe composées de porteurs de projets et de la Ville.
La dimension sociale de l’espace public : d’un espace vide « évité », on est passé à un lieu vivant et interpellant. « Attirant » pour certains qui y trouvaient enfin un nouvel espace d’accueil et de liberté. « Repoussant » pour d’autres qui le regardaient comme un dangereux espace de non-droit fait de bric-à-brac. Alors que nous attendions une fréquentation « organisée » engendrées par les différentes animations des porteurs, celles-ci, tardives de surcroît, ont finalement remporté assez peu de succès. Par contre, nous avons été surpris par l’appropriation spontanée du site, rapidement devenu le lieu de rassemblement des jeunes louviérois et lieu de promenade des passants du quartier. Enfin, nous y avons été confrontés à la « vraie vie » de l’espace public, dans toutes ses dimensions et sa complexité, loin des clichés édulcorés : apprendre à vivre avec la violence sociale, faire face au sans-abrisme, dealer avec les marges… ont fait partie pour moi des expériences les plus marquantes du projet.
Innover en partant de l’ici et maintenant. Si on peut considérer que l’innovation était dans le processus même d’occupation citoyenne, il l’a également été dans certaines solutions proposées par les porteurs aux défis sociétaux de réduction des déchets, de diminution de l’impact environnemental de nos modes de vie et de consommation et de réutilisation de sous-produits industriels. L’utilisation de matériaux recyclés, l’habitat à très faible impact environnemental, les équipements partagés, l’utilisation rationnelle de l’eau, le zéro déchet de construction et d’effluents, la éco-conception de projets, l’auto-construction, la réinsertion de comestibles dans l’espace public, sont autant de situations expérimentées sur le site.
Un exemple éloquent est celui de l’asbl RecycLLAB (constituée dans le cadre de l’appel à projets) qui a créé sur le site un véritable laboratoire créatif de recyclage de matières plastiques ou celui de Living Light Expérience dont certains habitats légers ont entièrement été construits en matériaux de récupération, tout comme la quasi-totalité des infrastructures communes du site.
Ces expériences suscitent des questions qui, en soi, permettent d’avancer les réflexions sur la ville de demain : comment réutiliser les matériaux recyclés sans être dans la précarité ? Peut-on vivre dans une surface équivalant à 10% d’un habitat traditionnel ? Comment intégrer l’auto-construction dans la ville ? Comment gérer en collectif de citoyens un espace public ?
Au-delà de ces nouvelles façons de « faire », il s’agissait avant tout pour tous et toutes de l’expérience d’un changement de posture a priori : « penser » autrement, apprendre observer avec humilité, partir de ce qui est là, vivant, dans le lieu où l’on se trouve, ne pas imposer des idées toutes faites et s’adapter continuellement aux réalités de notre terrain. Ainsi, parmi les aménagements les plus pertinents du site, les « lovières », cabines-hamacs construites par l’atelier archi de l’UMONS, ont remporté le plus vif succès auprès des jeunes. Elles avaient été imaginées en observant leur comportement dans les premières semaines d’occupation.
Même si Imaginez votre ville était dès le départ annoncé comme une aventure temporaire, comment les participants ont-ils vécu son arrêt ? Est-ce que la vie des riverains, des habitants a été transformée par cette expérience ?
Au terme de deux ans de chantier-laboratoire intense comme le fut la Friche Boch, les porteurs de projet ont pour la plupart vu la fin de l’occupation comme un soulagement et le tremplin vers d’autres horizons. Dans les derniers mois, plusieurs activités ont été accompagnées pour leur relocalisation et leur pérennisation sur le territoire louviérois. D’autres ont pris leur envol indépendamment. Imaginez votre Ville a donné naissance à trois ASBL et une entreprise, toujours actives aujourd’hui.
La clôture ayant eu lieu juste avant le premier confinement dû au coronavirus, il n’y a malheureusement pas eu jusqu’ici de véritable analyse d’impact, ni de bilan. Difficile donc d’être précise sur les retombées effectives pour les Louviérois. Ceci dit, Imaginez votre Ville aura sans aucun doute laissé quelques traces auprès des 5000 personnes qui s’y sont aventuré.e.s… Hormis les porteur.euse.s de projet, c’est l’administration communale qui en tirera certainement les plus riches leçons pour la suite des aventures de participation citoyenne à La Louvière.
Personnellement, quel projet vous a le plus convaincue ? Et quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?
Neuf utopies singulières agglomérées en une épopée collective. Un mini quartier-chantier, vert et éphémère, où l’inattendu est devenu la règle et où les règles se faisaient et défaisaient au fil des bourrasques.
Imaginez votre ville ne fut pas tout à fait conforme à nos attentes. Ce fut surtout énormément de choses auxquelles nous ne nous attendions pas. Et ceci en est peut-être l’un des premiers enseignements et l’un des plus précieux :
Oser le laboratoire
Pour une administration communale, il fallait de l’audace (certains diront de l’idéalisme ou même du surréalisme…) pour se lancer dans pareille aventure : offrir aux ambitions citoyennes un terrain à haute visibilité au cœur du centre ville en pleine période électorale ; dégager le budget pour soutenir financièrement les projets (cas rare dans le domaine) et constituer une équipe pour les accompagner.
Il fallait de l’audace et de la ténacité à ces « défricheurs et défricheuses » pour frotter leurs rêves au réel et s’investir corps et âmes pour faire naître leur projet en partant d’un sol nu dans l’espace public, ouvert aux intempéries et aux intrusions nocturnes.
Pour chacun.e, il a fallu changer de posture. Remettre en question une vision idéalisée. Comprendre que le chemin vaut plus que la destination. Tenter de se laisser guider par le terrain, ce qui est vivant ; tenter de ne pas tout contrôler. Faire confiance et rester en confiance. Prendre le temps de l’observation et du feedback. Être agiles, s’adapter. Savourer les petites avancées, accepter les grands reculs, les montagnes à franchir et les moments de grâce.
Aujourd’hui particulièrement, ces principes se révèlent de précieux guides pour garder les bars ouverts aux changements et apprendre à naviguer en terre agitée.
Prendre soin de l’humain
Que l’on soit membre de l’administration communale, des porteur.euses de projets ou de l’équipe d’accompagnement, à chacun.e sa propre histoire de la friche. Faite de petits et grands bonheurs (un feu de camp partagé avec les voisins, une partie de cerf-volant improvisée, une fin de chantier festive, la découverte de trésors enfouis sous terre, la rencontre de personnes aux parcours atypiques …) et de grandes frustrations (les dégradations successives, l’inlassable boue qui colle aux bottes, les lenteurs administratives, les tensions collectives,etc.), la saga fut longue et riche en rebondissements : des projets nous ont quittés plus tôt que prévu, certains n’ont jamais vraiment vu le jour, d’autres seulement à quelques mois de la fermeture du site ; des alliances entre porteurs se sont rompues avec fracas, des amitiés sont nées… Tout ne fut pas toujours rose, loin de là… Mais rien ne fut gris ! Ce laboratoire fut avant tout une véritable expérience humaine.
C’est là mon deuxième fondamental: prendre soin de l’humain. Construire une autre façon de faire la ville, c’est avant tout prendre le temps de la vivre ensemble différemment, de l’habiter ensemble. La dimension humaine du collectif fut sans aucun doute celle qui nous demanda le plus d’énergie en termes d’accompagnement. Peut-être car nous manquions de vision commune au démarrage de l’aventure, sûrement car l’ambition du projet était telle que nous avions trop cadenassé au départ ou pas assez, ou peut-être forcé les choses… Enfin, surtout, car malgré nos bonnes volonté et notre enthousiasme, vivre ensemble ne se décrète pas. Chaque groupe se tisse et s’apprivoise petit à petit, à sa juste mesure, son juste tempo. Le défi est alors de développer une attention particulière à ce soin de l’humain : favoriser un contexte ouvert et fluide où la confiance peut émerger et où l’échange sincère est souverain.
Il m’est impossible encore aujourd’hui de ne choisir qu’un seul projet, le plus « convaincant », tant ces expériences furent toutes singulières, extrêmement riches en apprentissages, même quand elles n’ont pas abouti. Ceci dit, au regard des réflexions ci-dessus, ce sont les porteurs de projets du village d’habitats légers qui m’apparaissent. Denis, Elise et Fabien ont véritablement habité l’espace. Dès le départ, ils ont largement contribué à faire de la Friche Boch un quartier vivant : y invitant des étudiants-constructeurs, y creusant des mares, y plantant légumes et fleurs, y organisant des barbecues pour les voisins, des chantiers pour les jeunes et des week-ends permacoles, y créant les espaces-temps pour l’imprévu... Ils ont également véritablement joué le jeu de la gouvernance coopérative, repoussant les marges de ce qui était possible avec l’administration et avec le groupe, tout en entretenant le lien. Enfin, leur projet avait pour objectif de sensibiliser à une autre façon d’habiter la ville. Un pari réussi si l'on en croit le succès du Festival de l’Habitat Léger, dernier événement rassembleur du site, qui débouchera sur l’adoption d’une stratégie urbanistique incluant l’habitat léger pour la Ville de la Louvière. Une perspective réelle et concrète pour commencer à construire le monde de demain…
Propos recueillis par Nathalie Ronvaux
Copyright des photographies : Marie Godart