Histoires de labels (7) : Ninja Tune
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Des talents tous azimuts
En février 1988, le duo de producteurs et DJs britanniques Matt Black et Jonathan More révèle la chanteuse Yazz sur un morceau électro teinté du hip-hop caractéristique de la décennie 80’ : « Doctorin' the House ». Avec ce titre, les deux comparses connaissent une gloire tout relative, du Royaume-Uni à la Nouvelle-Zélande et, en hommes d’affaires avisés plus qu’en musiciens, capitalisent sur ce succès en fondant un petit label qu’ils baptisent Ninja Tune. De fait, le duo, connu sous le blaze de Coldcut, délaisse momentanément ses platines pour produire à plein temps les étoiles montantes de la scène musicale anglaise. Après avoir lancé des projets tels que The Herbaliser et leur premier album Remedies (1995), à la croisée du hip-hop et du funk, ainsi que l’incontournable DJ Vadim et son premier LP, USSR Repertoire (1996), les patrons de Ninja Tune font la lumière sur l’un des producteurs les plus influents de ce début de 2ème millénaire, Amon Tobin, lequel, relativement inclassable, oscille entre breakbeat et drum and bass, allant jusqu’à mâtiner son premier album de sonorités jazz, intitulé à juste titre Bricolage (1997).
On l’aura compris, il est difficile de faire entrer la maison londonienne dans une seule et unique case, tant ses fondateurs, visionnaires, y cultivent un éclectisme prémonitoire de ce que deviendra la scène mondiale près de vingt ans plus tard : un endroit où la bâtardise des genres, plus que bienvenue, est désormais la norme. Alors qu’en cette fin de siècle, empreinte d’une vitalité salutaire, les premiers amours de Ninja Tune empilent déjà les hits à l’image d’Amon Tobin (« Like Regular Chicken », « Permutation »…) et Mr. Scruff (« Get A Move On ! ») pour s’inscrire durablement dans l’histoire de la musique moderne, le label propulse l’un des grands noms du nu jazz de demain, The Cinematic Orchestra, avec un premier album nommé Motion et paru en 1999. Il faut cependant attendre 2007 pour que le projet acquière une envergure planétaire, presque pop, notamment grâce à Ma fleur, un disque duquel émarge le désormais culte « To Build a Home », morceau utilisé à outrance dans la bande-originale de maintes productions télévisuelles américaines, telles que Criminal Minds, Grey’s Anatomy, Homeland et bien d’autres encore.
À l’école de l’electronica
Si, dès ses débuts, Ninja Tune prend le parti de ne pas en prendre – du moins, en termes d’orientation musicale stricte – le tournant du siècle laisse présager d’une tendance vers une electronica ambiante et downtempo qui contribuera à forger l’identité du label britannique. Exception faite d’ovnis absolus tels que TTC, groupe de hip-hop français dont on retient notamment le vulgaire, mais non moins jouissif, « Dans le club » (2004), ainsi que, bien plus tard, le producteur de musique électronique Mr.Oizo, non moins français, dont les sets épileptiques ont régulièrement rencontré les attentes des clubbers les plus échevelés, la direction prise par Ninja Tune semble se matérialiser par une sortie discrète mais largement annonciatrice : Animal Magic (2001) du producteur Simon Green, alias Bonobo. Première d’une longue série de collaborations – l’artiste signera pas moins de six albums et deux douzaines d’EP de 2001 à 2017 –, ce disque pave la voie à nombre de futurs poulains du label, lesquels reconnaissent volontiers l’influence décisive de la musique de Bonobo sur la leur.
Et, en effet, au moment où Simon Green fait paraître The North Borders (2013), son cinquième album, une certaine frange de la faune musicale a considérablement adopté les couleurs d’une electronica directement inspirée du maître et rejaillissant de façon mécanique sur la perception de Ninja Tune par le public mélomane. Deux exemples particuliers sont suffisamment évocateurs de l’aura du label sur les jeunes producteurs de musique électronique de ce début de décennie : Tycho et Fakear, lesquels, depuis leur continent respectif – le premier est Californien, le second est originaire de Normandie –, distillaient déjà une musique s’inscrivant dans la droite lignée de la discographie de Bonobo, avant même de rejoindre l’écurie de Matt Black et Jonathan More. En réalité, on pourrait multiplier les cas de projets versés dans la veine de cette fameuse electronica, parfois même agrémentée d’une voix comme celle de l’interprète australien RY X, à l’image de Sacred Ground (2015), ou encore exécutée en live par un instrumentiste surdoué tel que Dorian Concept (Joinded Ends, 2014).
Nu jazz, nu school
Dans tous les bons coups, Ninja Tune contribue activement à propulser la nouvelle scène jazz/funk de ce début de siècle, démarche déjà palpable avec la signature de Dorian Concept, producteur autrichien clairement influencé par le modal et le free jazz, voire avec celle de Portico, un trio électronique se muant en quartet sur Gondwana Records, le label du genre par excellence. Mais plus que tout autre, deux artistes sont emblématiques de cette résurgence des traditions originellement afro-américaines dans l’écosystème musical contemporain : Kamasi Washington et Thundercat.
En 2015, le premier, saxophoniste de jazz originaire de Los Angeles, accouche de The Epic, un album qui n’a pas usurpé son nom tant ses proportions sont gargantuesques : 172 minutes d’enregistrement, un ensemble de trente-deux instrumentistes, vingt choristes pour un total de dix-sept morceaux composés par Kamasi Washington lui-même. En réalité, un collectif fort d’une dizaine d’individualités a servi de locomotive au projet, chacune d’elles étant considérée comme faisant partie des meilleurs jeunes musiciens de la planète, du batteur Ronald Bruner Jr. au claviériste Brandon Coleman, sans oublier le tromboniste Ryan Porter. Réuni depuis le lycée, ce petit groupe se faisant appeler – de façon assez présomptueuse, dirait-on – « The Next Step », affiche sans complexe son ambition à travers The Epic : faire passer le reliquat du jazz dans une dimension nouvelle, imprévisible et mystique. Et parmi ces géniaux freluquets, on se doit de mentionner un certain Thundercat.
Membre de la famille Ninja Tune depuis 2011 suite à son très remarqué The Golden Age of Apocalypse, le chanteur et bassiste américain Thundercat n’a pas son pareil pour se trouver au centre des processus créatifs à la fois les plus en vue et les plus variés. Parmi ses faits d’armes, on peut citer son Grammy pour sa collaboration dans To Pimp a Butterfly (2015), jalon essentiel de l’histoire du hip-hop signé Kendrick Lamar, ou encore sa composition originale écrite pour un épisode de la série télévisée Atlanta, créée par Donald Glover et victorieuse tant aux Golden Globe qu’aux Emmy Awards. Enrichi de ses expériences diverses, Thundercat propose, en 2017, un disque funk intitulé Drunk et griffé de sa ligne de basse si caractéristique. En attendant, l’histoire continue puisque, en 2020, l’artiste entretient son mariage avec Ninja Tune avec It Is What It Is, un album sur lequel il invite le gratin de la scène jazz et hip-hop internationale : Kamasi Washington, BadBadNotGood, Steve Lacy, Louis Cole,… tous témoignent du prestige acquis par le label de Matt Black et Jonathan More créé trente ans plus tôt.
Texte : Simon Delwart
Cet article fait partie du dossier Histoires de labels.
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