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Hommage à Cecil Taylor (1) : Le verbe haut !

Cecil Taylor à Paris 1 - (c) Ferrari et Patris, ORTF - INA 1966
Cecil Taylor théorise l’un des fondements de la musique noire américaine dans un des volets de la série "Les grandes répétitions" réalisée par Luc Ferrari et Gérard Patris pour la télévision française en 1966.
L’improvisation est inspirée par la passion et conditionnée par la connaissance — Cecil Taylor

C’est ainsi que le musicien théorise l’un des fondements de la musique noire américaine dans le film Les grandes répétitions de Luc Ferrari et Gérard Patris réalisé en 1966. Amené dans ce documentaire à s’exprimer verbalement sur son travail, le pianiste use d’une rhétorique qui contraste avec le foisonnement propre à ses improvisations. Une rhétorique à la fois virulente et économe, virulente comme le geste musical du free jazz, économe comme l’est le blues, expression faussement simple dont la vérité semble de prime abord se résumer à 12 mesures, 3 accords et la plupart du temps une petite phrase musicale de nature pentatonique.


Pourtant si le blues est aisément repérable dans la musique de Count Basie, de Thelonious Monk ou de John Coltrane, il devient de plus en plus difficile d’en déceler la trace dans les constructions chargées, aux contours obscurs, et de nature presque atonales, particulières à celle de Cecil Taylor. Ici se joue une histoire de la musique noire américaine dans ses rapports multiples avec les formes musicales européennes et leur instrument-roi : le piano. De cette chronologie, trop longue pour en faire un compte-rendu, contentons-nous de dire qu’elle démarre probablement avec le ragtime, très resserré sur sa formule thématique d’où l’improvisation est encore exclue, pour prendre ensuite diverses tournures, incarnées par des personnages aussi variés que Art Tatum, Earl Hines, Bud Powell, Horace Silver, John Lewis, Herbie Hancock pour n’en citer que quelques-uns.

Chacun de ces pianistes creuse les rapports « blues/musique savante » induits par l’histoire de la communauté noire américaine d’une part et celle du piano de l’autre.

Sous un angle différent, chacune de ces approches questionne aussi un rapport entre la majesté d’un instrument de nature orchestrale et la possibilité de l’aborder de manière percussive.

L’arrivée de Cecil Taylor dans cette lignée va faire culminer ces paradoxes.

À l’exception du très estimé Igor Stravinsky, le pianiste réfute toute filiation avec les figures de la musique savante occidentale comme J.S. Bach ou John Cage (« Ils ne sont pas de ma communauté ! »). Or, il est difficile de ne pas entendre dans le matériau musical de Cecil Taylor une tendance à l’atonalité, indice d’une influence européenne qui remonte à la très cérébrale école viennoise d’Arnold Schoenberg au début du 20e siècle.

Par ailleurs, le touché très physique de Taylor porte à son paroxysme la conception percussive de l’instrument. Nous voilà donc en face d’une musique à même de concilier l’inconciliable par sa grammaire complexe d’une part, et un martellement du clavier puissant de l’autre, comme si les preachers se mettaient au dodécaphonisme.

Revenons maintenant à la citation évoquée ci-dessus.

Cecil Taylor, homme arrogant et raffiné, ne voit pas la nécessité de se répéter ni vraiment de s’expliquer. Il parle de manière énigmatique, avec un ton défiant et une élégance corporelle exemplatifs de sa posture scénique. L’éloquence taylorienne est celle d’une parole pesée dans laquelle chaque mot ou chaque phrase synthétise un sentiment intraduisible par l’épanchement. C’est donc à travers une forme concise que le musicien exprime sa parole, concision qui a aussi sa généalogie et dont le blues constitue une des incarnations.

Ce que Cecil Taylor ne peut dire par des moyens instrumentaux, il le confie au verbe et par là s’éclaire, sous un angle certes subjectif, le rapport entre les lectures de poèmes chorégraphiées et les cascades sonores improvisées qui font la matière de ses concerts.

Au-delà de ces considérations formelles, attardons-nous sur le contenu du propos. Une nouvelle dialectique apparaît, délimitée par les notions d’inspiration et de conditionnement auxquelles Taylor fait correspondre celles de passion et de connaissance. L’artiste le plus désinhibé de sa génération formule sa conscience d’être partagé entre la liberté sans limites, induite par la passion, et les contraintes imposées par la connaissance.

Comment préserver l’irrationnel dans le champ d’une activité que l’occident a intellectualisée ? La musique de Cecil Taylor pourrait s’écouter à travers ce seul filtre : le dilemme, exprimé en son temps par Baudelaire dans le sonnet Les Chats, entre deux caractères : « Les amoureux fervents et les savants austères ».

La quête de soi souvent évoquée par les improvisateurs comme finalité de leur pratique musicale semble donc tributaire de ces deux tempéraments antagonistes et pourtant indissociables dont les musiciens « free » œuvrent à s’émanciper.

Pour terminer, on établira une analogie entre la citation évoquée ici et la forme de la maxime (ou de la sentence). La brièveté de la formulation trouve sa validité du fait qu’elle ne s’affaire pas à résumer une forme artistique – par nature non-réductible – mais qu’elle en constitue le fondement. Ce qui est en jeu dans le propos de Cecil Taylor, c’est un cadre à partir duquel la pratique de l’improvisateur peut prendre une infinité de directions, mais que le pianiste délimite comme cerné et ouvert à la fois. Tout l’art du musicien, avec ces quelques mots, est d’établir un champ interprétatif large, comme dans un blues ou dans le traditionnel Sometimes I feel like a motherless child. La mort de Cecil Taylor nous laisse nous débrouiller avec sa musique, sa parole et l’étendue qui se dessine entre ces deux déclinaisons d’une même force.


Hugues Warin

photos : Cecil Taylor à Paris (série Les grandes répétitions, L. Ferrariet G. Patris - ORTF / INA 1966)

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