Ecrivains, acteurs de la décolonisation - IV : Léopold Sédar Senghor - Entretien, 1977 [INA, Mémoire vive]
Léopold Sédar Senghor
Entretien avec Patrice Galbeau – 1977 (INA, Mémoire vive)
Document sonore - Réf. Point Culture : HD 8352
Je suis né le 9 octobre 1906 à Joal, sur les bords de l’Atlantique à 120 km au sud de Dakar. Deux mois après mon baptême, ma mère m’a emmené à Djilor, à 23 km de Joal, à l’intérieur des terres au bord d’un bras du fleuve Saloum. Ce bras s’appelle le Sine. C’est le nom du royaume dont mon père est originaire. Dans mes poèmes j’ai chanté parfois le Roi du Sine, Coumba Ndoffene Diouf qui a été notre dernier roi.
Ce roi, le jeune Léopold le rencontre parfois sur les terres de son père, riche propriétaire et agriculteur. Au Sénégal, à cette époque, 95% des terres appartenaient aux « maîtres de terres » qui représentaient 15% de la population. Devenu président, Léopold Sédar Senghor nationalisera 95% des terres.
C’est à la famille de sa mère qu’enfant, il est le plus attaché. A Djilor, il accompagne son oncle dans les champs et les bergers dans la brousse. J’ai vécu des heures merveilleuses avec ces bergers qui parcouraient la brousse, qui chassaient les oiseaux, qui couraient derrière les antilopes et qui racontaient des contes merveilleux.
Il a sept ans lorsque son père décide de le ramener à Joal et de confier son éducation à un père blanc, un normand auprès duquel il apprendra ses premiers mots de français, premier apprentissage de l’école, d’une vie de discipline, d’une vie de réflexion.
En 1914, il est envoyé par son père à l’école primaire de la mission catholique du village de Ngazobil. Durant six ans il y apprend le français et le wolof (sa langue maternelle est le sérère). Au bout d’un an je pensais en français. L’éducation catholique le mène au séminaire à Dakar, au collège Libermann. Il y reçoit une solide éducation classique.
C’est au collège Libermann que pour la première fois j’ai eu le sentiment, l’idée de la négritude. Le père Lalouse qui était un saint homme très classique d’éducation, un peu réactionnaire sur les bords nous enseignait en somme que nous n’avions pas de civilisation, que nous n’avions rien pensé, rien inventé, rien apporté à la civilisation. Il s’agissait donc pour nous d’être des français à peau noire. Le père Lalouse n’était pas du tout raciste. Il professait la théorie française de la civilisation. Il s’agit de faire des noirs des français à part entière. Je protestais car je me souvenais de ma merveilleuse enfance, je me souvenais des conversations de mon père et du roi Coumba Ndoffene Diouf, je me souvenais de ces journées à la maison qui étaient ordonnées dans le sens du rite et de la beauté, de la « teranga » (…)
En analysant cette vie, cette civilisation sérère, j’avais l’impression justement que c’était une civilisation aussi solide, aussi belle, aussi équilibrée que la civilisation romaine et surtout la civilisation grecque qui avait ma prédilection et je commençais à protester en disant que nous avions une civilisation.
Du fait de cet esprit frondeur, il est dirigé vers les études laïques. Après le baccalauréat, il s’intéresse à l’avenir du Sénégal. Le problème contradictoire m’apparaissait clairement. Il s’agissait pour nous de nous servir des armes de l’Europe, de la raison discursive polytechnicienne, pour acquérir les sciences et techniques de l’Europe qui nous permettrait d’avancer matériellement dans la voie de la civilisation moderne mais en même temps il s’agissait pour moi de revaloriser les valeurs de la civilisation négro-africaine. J’en sentais la nécessité mais je n’en voyais pas très clairement les moyens. C’est dans ces conditions que doté d’une demi bourse que je suis arrivé à Paris.
En 1928, il s’inscrit en hypocagne, au lycée Louis Legrand. Là il rencontre Pompidou qui l’initie à la poésie française et au socialisme. Il s’inscrit dès lors au mouvement des étudiants socialistes. Et depuis, je suis toujours resté socialiste.
En 1932, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, étudiants à Paris, inventent le concept de « négritude » et fondent la revue de L’étudiant noir. Le concept apparait dans tout le sens de la lutte que ces hommes vont engager pour la reconnaissance de la culture, des civilisations négro-africaines bafouées, niées par la colonisation. Les connections entre ces jeunes intellectuels africains et le mouvement surréaliste nourrissent leur cause et André Breton préface en 1939 le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Plus tard, en 1948, Jean-Paul Sartre sera sollicité par Senghor pour écrire l’introduction de son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française qui est aussi la première anthologie de littérature « nègre ».
Sartre intitule sa préface « Orphée noir ». Il soutient la lutte contre la colonisation et pour la réhabilitation des civilisations noires. Cependant à propos de la négritude, il écrit aussi qu’elle est le racisme de l’antiracisme. Senghor ne peut être d’accord, lui qui pose le concept de négritude comme fondement de cette renaissance, de l’affirmation et du développement futur de la culture négro-africaine.
Il pense que la négritude c’est un temps, c’est un moment du temps et que la négritude doit être dépassée. Il a raison en un certain sens, la négritude ghetto noir, la négritude raciste d’avant la deuxième guerre mondiale, en effet, nous l’avons dépassée, l’hitlérisme nous a ouvert les yeux. Mais la négritude comme culture différente, ne sera pas dépassée, ne doit pas être dépassée. Tout en nous ouvrant aux autres cultures, nous devons être enracinés dans nos propres cultures parce qu’elles sont le fruit de l’histoire mais aussi de la géographie qui est rarement dépassée.
En 1939, Senghor est mobilisé dans les troupes coloniales et sera fait prisonnier par les allemands en 1940.
En 1945 paraît son premier recueil de poèmes, Chants d’ombre mais c’est aussi en 1945 qu’il entre véritablement en politique.
En 1945 j’ai été élu pour la première fois député du deuxième collège de la circonscription Sénégal-Mauritanie. J’ai même été membre du comité directeur du parti socialiste mais j’ai démissionné en 1948. (…) Je pensais que le programme du parti socialiste ne s’adaptait pas aux réalités négro-africaines sénégalaises. J’avais commencé de faire une relecture négro-africaine de Marx et Engels.
Avec quelques camarades, il fonde le Bloc démocratique sénégalais qui devint plus tard l’Union progressiste sénégalaise qui se réclamait du socialisme et de la démocratie. Années après années, nous avons élaboré notre doctrine.
Il sera élu président du Sénégal en 1960, lors de la proclamation de la République du Sénégal.
Lors d’un Congrès extraordinaire de l’Union progressiste sénégalaise en décembre 1976, il présente un rapport intitulé « Pour une société sénégalaise socialiste et démocratique ». L’Union progressiste sénégalaise sera le premier parti africain à participer à un congrès de l’Internationale socialiste, à élaborer pour l’Afrique une pratique socialiste.
Senghor parle de la langue française, de son attachement aux langues romanes, aux civilisations méditerranéennes, aux études classiques, de la place donnée au Sénégal à l’enseignement des mathématiques, discipline fondamentale et de l’importance de la linguistique, deuxième discipline.
Il parle aussi des langues parlées au Sénégal, langues qui sont respectées et incluses dans l’enseignement. Il insiste encore sur l’ouverture à toutes les civilisations, aux valeurs humaines de toutes ces civilisations. L’enseignement de l’histoire et de la géographie doit dépasser le Sénégal et l’Afrique. De ce point de vue nos manuels d’histoire et de géographie, réalisés avec l’aide des coopérants français, sont vraiment des chefs-d’œuvre parce que nous présentons toutes les civilisations sous leurs aspects positifs, humains. (…) Nous essayons de nous enraciner dans les valeurs de la négritude en nous ouvrant aux valeurs des autres civilisations parce que la civilisation, la culture, c’est le métissage.
Senghor parle de l’économie au Sénégal. Il a misé sur l’éducation, l’enseignement « démocratisé et planifié » afin qu’un maximum d’enfants puissent être scolarisés. Un équilibre doit être sauvegardé pour couvrir les métiers pratiques tels qu’agriculteurs, pêcheurs, maraîchers… et les métiers techniques, scientifiques, littéraires… Il évoque le nouvel ordre économique mondial. Nous ne pourrons pas élaborer un nouvel ordre économique mondial si nous ne faisons pas reposer cet ordre économique sur un ordre culturel. (…) Ce sont les préjugés culturels qu’il faut détruire alors nous pourrons chacun avec son apport bâtir cette civilisation de l’universel.
Lorsque Patrice Galbeau aborde la question de la coopération, le président Senghor se montre assez critique vis-à-vis des français et des états européens qui, dit-il sont avant tout préoccupés par la civilisation de consommation. Le pouvoir d’achat des citoyens européens a augmenté mais cette augmentation ne provient pas du seul travail des français, et la remarque est valable pour les autres pays européens, la moitié de cette augmentation provient de la détérioration des termes de l’échange au détriment des pays en développement. Il déplore aussi que les candidats à la coopération au Sénégal, veulent y aller dans les conditions de la civilisation de consommation. Ils veulent vivre à Dakar et habiter les beaux quartiers et n’acceptent que difficilement d’aller vivre en brousse même si leur collaboration concerne des formations au développement des métiers ruraux.
Je regrette l’incohérence des idées et des pratiques des pays africains, car aujourd’hui il y a 5 ou 6 foyers de conflits en Afrique entre l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie, entre la Lybie et la Tunisie, la Lybie et l’Egypte, entre la Lybie et le Soudan, entre le Soudan et l’Ethiopie, entre l’Ethiopie et la Somalie (…) Evidemment c’est pas un africain qui a écrit le Discours sur la méthode, je pense quand même qu’il y a un minimum de rationalité et de cohérence dans les idées et dans l’action qui nous manquent à nous, Africains. Et c’est nous qui favorisons le jeu des super puissances en Afrique. Regardez le cas de l’Angola, il y avait là trois mouvements de libération à qui j’avais conseillé de s’entendre pour former un front uni de la négociation avec le gouvernement portugais (…) je leur avais conseillé également de faire un gouvernement d’union qui aurait organisé des élections démocratiques or ils ont appelé l’étranger et c’est l’étranger qui a réglé provisoirement le problème angolais en faisant triompher le mouvement de libération qui avait derrière lui la minorité de la population.
Elargissant le propos à l’ensemble des Etats de tous les continents, Senghor dit encore : Ce qui me frappe actuellement c’est le manque de cohérence dans les idées et dans les actions et ce refus d’admettre le dialogue, le refus de voir ce qu’il y a de positif dans les arguments de l’autre. En définitive je pense que si nous sommes dans les difficultés actuelles avec lesquelles nous sommes confrontés c’est parce que nous refusons le dialogue, c’est parce que nous refusons d’entendre la voix de l’autre, c’est parce que nous refusons les compromis dynamiques, or seuls les compromis dynamiques peuvent avoir d’une part l’adhésion de toutes les parties et d’autre part aboutir à une action positive.
Patrice Galbeau s’entretient aussi avec le président au sujet de la poésie, la sienne et celle des poètes qu’il admire et dont il ne cite que les disparus : Louise Labé, Racine, Victor Hugo, Gérard de Nerval, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, Claudel, Saint John Perse, Philippe Soupault, Tzara, Aragon et Eluard.
C’est peu à peu que je suis parvenu à trouver un style personnel. Un style qui convient à mon tempérament et à mon message. Dès lors j’ai cherché consciemment un langage et un rythme qui respectent la langue française tout en restant fidèle au génie de la négritude.
Senghor se revendiquait avant tout comme poète. Son œuvre poétique est une constante célébration de la civilisation africaine, de sa culture, de son histoire et de ses valeurs. Le langage est riche, coloré, métaphorique, le poète va à la rencontre d’autres civilisations, réalise le métissage culturel dans l’espoir d’une harmonie nouvelle entre les peuples et d’une civilisation de l’universel.
Pour le poète, le poème africain n’est accompli que s’il se fait chant, paroles et musique en même temps. Il donne de nombreuses indications pour un accompagnement instrumental qui soulignera l’état d’âme du poème.
Chants d’ombre, 1945 – Œuvre des origines du poète et de son chant poétique, œuvre de recherche qui chante l’Afrique, le royaume de l’enfance et s’ouvre en même temps aux œuvres d’autres poètes et à l’histoire d’autres civilisations.
Qu’il nous berce, le silence rythmé
Ecoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons
Battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus
Hosties noires, 1948 – Recueil consacré aux tirailleurs sénégalais, à leur expérience douloureuse de la guerre et des camps de travail, méprisés en tant qu’hommes noirs et délaissés par les français qui les ont enrôlés dans leurs troupes coloniales
Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas — non ! — les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.
Ethiopiques, 1956 – Poèmes épiques, lyriques, chants de la création, le poète chante l’Afrique et la négritude, et la langue française s’adapte aux rythmes de la tradition orale. Tous les poèmes portent des indications pour instruments.
Car je suis les deux battants de la porte, rythme binaire de
L’espace, et le troisième temps
Car je suis le mouvement du tam-tam, force de l’Afrique
Future
Suivront, Nocturnes, 1961, Lettres d’hivernage, 1972, Elégies majeures, 1979, Poèmes perdus…
Cinq volumes rassemblent ses essais et conférences (de 1964 à 1993) sous le titre de Liberté.
Des extraits de poèmes sont lus par Senghor lui-même sur les médias à commander en médiathèque :
Françoise Vandenwouwer