Joëlle Baumerder, fondatrice et directrice de la Maison du Livre à Saint-Gilles
Sommaire
Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. — Marcel Proust
Affiché
devant l’entrée, un extrait de l’article 27 de la Déclaration universelle des
Droits Humains : « Ici toute
personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle (…) » Ici, sous-entendu pas ailleurs ou trop
peu ailleurs. On comprend qu’il s’agit de réparer, de combler un manque, un
vide dans le paysage social urbain. On s’étonne : les bibliothèques, cela
ne suffit pas ? Il se trouve que non, certes, la mise à disposition de
livres est un premier pas dans le sens de la démocratisation de la culture.
Encore faut-il faire venir ceux qui, pour un ensemble de raisons qui ont à voir
avec un système de reproduction sociale difficile à enrayer, se sentent exclus
de ladite culture. Ainsi, ce « potentiel émancipateur » de la culture
et des livres, encore faut-il l’activer. Et pour cela, un projet plus poussé
que la simple présence d’une bibliothèque devient nécessaire.
Le projet
Proposer et présenter, mettre à disposition et adresser, ce sont là deux démarches distinctes, moins exclusives que complémentaires et qui relèvent cependant d’une même gageure : celle de considérer le livre comme un lieu, comme un environnement. Le livre, c’est l’endroit où ça commence à penser, c’est aussi là où ça veut communiquer, où ça s’adresse, la possibilité d’un espace de discussion. La littérature abrite une foule d’êtres de chair et de sang, ceux-ci nous scrutent, nous regardent, nous aident à vivre, à nous sortir de notre condition de solitude. Ils sont par nature subversifs, ils nous parlent du monde autrement que le monde. Ces êtres, encore faut-il pouvoir les rencontrer et leur faire confiance. Ce n’est pas assez de classer, ordonner, entreposer. Il faut ouvrir, libérer, arracher les mots des pages pour les faire descendre dans la rue.
Un cheminement politique
Avant d’imaginer la Maison du Livre et avant d’accepter de porter son projet au grand jour puis d’en prendre la direction, Joëlle Baumerder a eu plusieurs vies. Des vies sans rapport évident avec la littérature, puisque formée au droit et à la criminologie après des études de psychologie, elle a entamé son parcours professionnel dans le milieu carcéral en s’investissant sur la question de la réinsertion. Plus tard, elle a rejoint le service de la culture de Saint-Gilles et de là elle en est venue, il y a vingt ans, à concrétiser son projet de Maison du Livre. Avant cela, elle a encore travaillé pendant dix ans auprès de diverses associations juives, devenant journaliste pour la revue Points Critiques, émanation de l’UPJB (Union des Progressistes Juifs de Belgique), organe pour lequel elle a couvert la première intifada, puis engagée au CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif), missions considérées comme nécessaires par cette petite fille de disparus de la Shoah. Au fil de ses divers emplois, Joëlle a toujours tenu à garder ses distances vis-à-vis des partis politiques préférant exprimer ses engagements par des actes éthiques et citoyens. De passage à la Maison du Livre le lendemain du grand rassemblement devant le Palais de Justice pour la mémoire de Mawda, cette migrante de 2 ans tuée par balle lors d’une course-poursuite avec la police, on aperçoit, suspendue devant une fenêtre, la robe d’une petite fille. Joëlle nous expliquera que, présente à la veillée, elle n’a pu se résoudre à abandonner à une destruction certaine autant que doublement symbolique des centaines de petits vêtements, ultime hommage des manifestants à la défunte.
« — Il faut ouvrir, libérer, arracher les mots des pages pour les faire descendre dans la rue. — »
Poupées russes
On l’a compris, pour Joëlle, œuvrer pour la démocratisation du livre ne va pas sans une démarche active d’inclusion. Toutefois, il y a bien une difficulté qui se ressent comme un paradoxe au sein même de la Maison du Livre, du fait que l’ASBL s’adosse à une bibliothèque dans un bâtiment dont elle n’est pas la principale locataire. Malgré son évidence, la cohabitation peut s’avérer problématique dans la mesure où ce partage vise des tâches et des fonctions clairement distinctes où les yeux ne décèlent a priori que continuité et objectifs communs. Pour ajouter au trouble, il faut dire que sans les signes et revendications qui ornent la façade, l’identité du monument situé rue de Rome à Saint-Gilles se devinerait à peine, la hauteur et la forme imposantes de cette ancienne maison de couture logée dans un bâtiment art déco pouvant tout autant convenir à une banque qu’à un service administratif. Il faut dire que l’impression s’inverse aussi tôt à l’intérieur, du luxe de la façade il ne reste rien. Les bureaux sont au nombre de deux avec un atelier, une salle de classe et un espace d’exposition, l’essentiel du bâtiment étant occupé, en toute logique, par les rayonnages de livres. La Maison du Livre est née comme projet subsidiaire dans le sillage d’une bibliothèque déjà constituée et c’est un fait que leurs missions ne peuvent coïncider totalement, ne serait-ce que pour des raisons historiques. Dans cette division, elles bénéficient de leur présence mutuelle.
Activer le potenciel émancipateur des livres
Concrètement, tout ce qui peut s’imaginer à partir du livre y trouve sa place : ateliers d’écriture, de calligraphie, lectures, conférences, présentations d’ouvrages, débats. À côté de cela, des propositions plus originales incluent un récent banquet littéraire, un bal autour de la chanson sociale engagée et la fabrication d’un jeu de plateau centré sur la langue, événements se rapportant à la célébration du vingtième anniversaire de l’association. En termes de stratégie inclusive, les écoles figurent parmi les invités prioritaires. Les thématiques qui se déclinent en rencontres, expositions et ateliers offrent un regard engagé sur le monde actuel tout en opérant par la fiction un vivifiant pas de côté. En septembre, une nouvelle saison débutera autour de la question des robots.
Pour certains, la lecture ouvre l’espace d’une seconde vie. Quand on les interroge sur leurs préférences, les noms se bousculent, forcément, il y en a trop. À cette question, Joëlle finit tout de même par distinguer, parmi tant d’autres, Toni Morrison, Joyce Carol Oates, Chimananda Ngozi Adichie, Arundhati Roy, sans oublier, à l’arrière-plan, les pères fondateurs Alexandre Dumas, Jules Verne, Charles Dickens, Victor Hugo, Zola et le Julien Green de Terre promise. Une liste qui témoigne encore merveilleusement du fait que conscience sociale, puissances du langage et de la fiction font alliance et se renforcent mutuellement pour venir à notre rencontre.
Catherine De Poortere
Cet article a été publié dans le magazine Détours n°13 d'octobre, novembre, décembre 2018
Renseignements pratiques
La Maison du Livre
Rue de Rome 24-28 - 1060 Bruxelles