Le Trésor de la langue : sons, voix, langues et accents du grand cinéma documentaire québécois
- Nos ancêtres, sérieusement, ils étaient Français, ils n’étaient pas Anglais.
- On s’est juste fait envahir parce que la France se foutait de nous. On ne devrait pas être fiers d’être Français.
- Si, on devrait. Sérieusement.
- On s’est fait laisser tomber par eux. Les Anglais ils se sont occupés de nous.
- Ils se sont pas occupés de nous ; ils ont juste décidé qu’ils prenaient nos terres parce que…
- Oui, mais ils nous ont laissé…
- Mais tes ancêtres, ils ne sont pas anglophones mais francophones !
- Parce que les Anglais nous ont laissés là…
- Et pourquoi on déciderait de s’en aller anglophones et de ne plus avoir notre culture qu’on a en ce moment, là…
- Je trouve pas qu’on a une culture, tu sais.
- On en a tellement une !
- Tous les pays ont une culture, nous on n’a rien !
- On a tellement plus ! Regarde juste les anglophones du Canada, là… T’as aucune fierté à être Québécoise et à avoir la langue francophone ?
- Ben non, j’en ai aucune parce que…
- On parle français !
- [moqueuse / ironique] Waow !
- On est arrivés ici et on l’a gardé depuis qu’on est arrivés. À l’entour de nous, ça parle tout anglophone.
- Oui, on a réussi à régresser…
- À ‘régresser’ ! C’est tellement pas ‘régresser’ !
- Le monde entier parle anglais et nous, on se borne à rester parler français.
- Oui, parce qu’on est forts !
Au début de la savoureuse chronique adolescente À l’ouest de Pluton (Henry Bernadet et Myriam Verreault, 2008), au bord d’un terrain de sport où les garçons jouent au hockey, ce sont deux jeunes adolescentes du Québec d’aujourd’hui qui, en l’espace de soixante-neuf secondes chrono, tiennent, en se coupant régulièrement la parole, cette conversation linguistico-politique pour le moins animée.
Il y a cinquante ans, en 1969, le cinéaste Michel Brault enregistrait, pour son court-métrage Éloge du chiac, des débats linguistiques tout aussi enflammés. Les élèves d’une école secondaire de la province bilingue du Nouveau-Brunswick y discutaient à bâtons rompus des bienfaits comparés du français, de l’anglais et du « chiac », une sorte de dialecte local qui mélange allègrement des éléments des deux langues. Flexibilité versus pureté, localisme versus rayonnement international, identité linguistique versus impérialisme culturel…
> regarder Éloge du chiac en ligne sur le site de l'ONF (Office national du film du Canada)
Pour revenir aux deux pasionaria blondes d’À l’ouest de Pluton, s’il y a bien un élément culturel québécois dont elles pourraient être fières – pour autant qu’elles le connaissent – c’est de leur grand cinéma documentaire des années soixante (décennie qui, en matière de « nouvelles vagues » cinématographiques, commence – c’est bien connu – avec trois ou quatre ans d’avance, au deuxième tiers des années cinquante).
Un moment de l’histoire du cinéma où une poignée de jeunes cinéastes, copains et quasi tous collègues au sein de l’Office national du Film (l’ONF qui venait alors, en 1956, de déménager d’Ottawa à Montréal - ce n’est pas anodin), allaient se retrouver à la pointe du cinéma mondial en termes de recherche de techniques et de tactiques inédites, plus légères, de captation du réel. Sans vraiment le savoir, sans en tout cas y mettre un nom, ils inventaient sur le terrain ce qu’on nommerait bientôt le "cinéma direct". — Philippe Delvosalle
Une nouvelle forme d’appréhension du réel dont il serait vite évident qu’elle passerait par de superbes images (caméra portée, fluidité des mouvements, audace des cadrages, jeux de questions/réponses entre le flou et le net, etc.), mais aussi par des sons et des mots, jusque-là jamais entendus, enregistrés et montés comme ça au cinéma.
Le son direct (impliquant la synchronisation du son et de la caméra au tournage) devenant dès lors une des clefs de voûte du cinéma direct. Et Marcel Carrière, l’ingénieux preneur de son de presque tous leurs coups d’éclats de l’époque (des Raquetteurs à Pour la suite du monde) mérite autant la paternité de ces films – d’ailleurs souvent signés collectivement – que ses collègues de l’image.
> regarder Les Raquetteurs en ligne sur le site de l'ONF (Office national du film du Canada)
Il est intéressant de remarquer qu’au moins deux films clés de l’histoire du cinéma québécois ont connu une genèse – une sorte d’ersatz de pré-scénario – sous forme de bandes magnétiques purement sonores, avant même que ne surgisse la première envie de leur première image. — Philippe Delvosalle
Tout d’abord, quand en 1963, Pierre Perrault s’entoure de Gilles Brault et de Marcel Carrière pour tourner à l’Île-aux-Coudres la reconstitution d’une pêche au marsouin qui n’y est plus pratiquée depuis presque quarante ans et dont les derniers témoins risquent de ne plus vivre très longtemps, il y a déjà fait de nombreux enregistrements sonores pour les émissions radio qu’il réalise depuis le début des années cinquante et au cours desquelles il s’efforce à chaque fois de tenter de « faire jaillir une parole vécue ».
J’ai fait du magnéto pendant des années. (…) Le magnétophone est précieux en tant que sorte de prolongation de notre mémoire ; comme la lentille, le télescope ou le microscope prolongent notre œil. — Pierre Perrault
> regarder Pour la suite du monde en ligne sur le site de l'ONF (Office national du film du Canada)
Une dizaine d’années plus tard, avant d’envisager de tourner avec Les Ordres une fiction (très documentée, très réaliste, mais rejouée par des acteurs) d’après un moment particulièrement traumatique de l’histoire du Québec (la « crise d’octobre 1970 » au cours de laquelle, en réponse à l’enlèvement par le Front de Libération du Québec d’un ministre québécois et d’un attaché commercial britannique, environ cinq cents sympathisants indépendantistes furent arrêtés, emprisonnés – et maltraités – sans autre forme de procès), Michel Brault se sera d’abord retrouvé à enregistrer un premier témoignage de prisonnier politique fraîchement libéré puis, effaré par ce que celui-ci lui racontait, une cinquantaine d’autres… L’envie du film, sa construction, son scénario découleraient de cette contre-enquête sur bande magnétique.
Et cette importance de la parole enregistrée – dans le film et/ou en amont du film – ne se résume pas à une équation technique (des caméras plus maniables et plus silencieuses reliées de manière synchrone à des magnétophones eux aussi plus légers). Elle a également une portée sociale, voire politique. — Philippe Delvosalle
Comme l’écrit Patrick Leboutte, infatigable aficionado du cinéma direct québécois (des livres aux DVD, des Éditions Yellow Now aux Éditions Montparnasse, en passant même par la couverture de son lumineux opuscule Ces films qui nous regardent édité par La Médiathèque en 2003) :
Tout au long des années soixante, le cinéma direct a libéré la parole, créant un formidable appel d’air. Dans le documentaire, il enterra la dictature du commentaire jusque-là asséné comme en chaire, désormais tenu de céder sa place à la multitude des corps filmés s’exprimant librement, sur leurs lieux de travail ou d’existence, qu’ils soient anonymes ou célèbres. Ce fut alors une incroyable envolée d’accents, d’intonations, de parlures, comme autant de lâchers de ballons épuisant la parole des maîtres sous la polyphonie des humbles et des êtres ordinaires. Et sans doute ne s’agissait-il pas d’un hasard si ce nouveau chant du monde nous venait d’abord d’Afrique (Jean Rouch), du Québec (Pierre Perrault) ou de la classe ouvrière (le cinéma des Groupes Medvedkine), pays réels ou genre humain assourdis par la langue des puissants – coloniaux, voisins anglophones ou patrons – où l’on fut longtemps prié de se taire. — Patrick Leboutte
Ou selon les mots de Michel Brault :
Pour faire du direct, en plus de toutes les conditions techniques, il faut que les gens que tu filmes génèrent leur propre langage. Ce sont eux qui décident de parler, qui décident quand parler puis qui décident qu’est-ce qu’ils vont dire. — Michel Brault
Une utopie cinématographique où artisans du cinéma et personnes filmées se libèrent en parallèle, eux aussi de manière synchrone, comme reliés par un fil invisible.
Philippe Delvosalle
- texte écrit à l'origine pour La Sélec hors série FIFF Namur en 2009 -
- image de bannière : photo de tournage de Pour la suite du monde -
> voir des dizaines d'autres films sur le site de l'ONF (Canada)
PS / Explication du titre : Vingt-cinq à quarante ans après la période la plus florissante du cinéma direct québécois, en 1989, le musicien René Lussier enregistre - avec e.a. quelques complices anglophones tels que Fred Frith ou Tom Cora – Le Trésor de la langue : traces d’un voyage linguistique qui, de la rue et des trottoirs jusqu’aux archives officielles des bibliothèques, le voit collecter les paroles de Québécois anonymes ou célèbres, puis les retravailler par collage et mise en musique. Chaque intervention parlée sert en effet de matériau de départ à une dictée musicale ; chaque mot, chaque phrase, chaque inflexion est transformée en partition pour différents instruments - préfigurant ainsi le Happiness Project de Charles Spearin (Arts & Crafts, 2009) - cf. La Sélec N°7 de la mi-octobre 2009.
- René Lussier est à droite sur la photo ci-dessus -