« Les mots de la fin » : entretien avec les documentaristes Agnès Lejeune et Gaëlle Hardy
> PointCulture : Quel a été le cheminement qui vous a menées à travailler sur ce sujet et, en tant que coréalisatrices, comment a fonctionné votre collaboration ?
> Agnès Lejeune : On a travaillé toutes les deux à la RTBF, au sein de Faits divers, un magazine qui abordait des sujets de société. On se connaît donc depuis une bonne vingtaine d’années, voire plus, et on a toujours eu une belle complicité dans le travail. En 2000, en tant que journaliste, j’ai couvert un sujet qui se passait à l’hôpital de la Citadelle, où une personne âgée avait obtenu une assistance pour mettre fin à ses jours. Suite à son décès, un infirmier du service a dénoncé les médecins pour assassinat. On est en 2000, l’année qui précède le vote de la loi sur l’euthanasie. Le parquet a alors décidé de descendre à l’hôpital, a fait une perquisition, saisi les dossiers et arrêté les médecins. L’un des médecins a été emprisonné plus d’une semaine. A la demande de la famille, qui nous a alerté, j’ai fini par faire un sujet sur cette affaire et c’est ainsi que j’ai commencé à réfléchir sur la question de la fin de vie. L’émission se terminait sur l’interview d’un médecin, à qui je demandais : « Comment allez-vous continuer à travailler ? ». Ce à quoi il avait répondu, en substance : « De mieux en mieux et de manière encore plus transparente, on ne va pas se laisser intimider par les parquets ». Le médecin en question, c’était François Damas, qu’on retrouve dans notre film. En 2013, il a écrit un livre, intitulé La mort choisie. Comprendre l’euthanasie et ses enjeux, que nous avons lu toutes les deux. Depuis lors j’ai été régulièrement en contact avec lui. On a fini par se convaincre que ce serait intéressant d’aller en repérage à sa consultation.
> Gaëlle Hardy : Agnès m’a proposé de lire le livre, qui relate ce que le médecin expérimente dans le cadre de sa consultation. Au moment de concrétiser le projet et de se rendre pour la première fois à l’hôpital, j’ai quelques réticences car mon père a lui-même eu une fin de vie difficile. Je me demande si j’ai vraiment envie de m’embarquer dans un sujet aussi lourd, si j’ai les épaules nécessaires, etc. Finalement, j’ai été très surprise : je constate que les gens sont là pour partager un moment de vie avec le médecin, expliquer le parcours qui les a menés là. Ce dialogue, lors duquel les gens regardent la mort en face, est quelque chose de tout à fait partageable, sans que cela implique de suivre toutes les souffrances liées à leurs derniers mois. On est d’abord allé repérer sans caméra, simplement en prenant des notes. Petit à petit, on se met à écrire. Comme pour notre film précédent Au bonheur des dames, ça a vraiment été une écriture à quatre mains, pour laquelle Agnès commence à esquisser une partie plus journalistique, factuelle, sur le dossier. Ensuite, on se lance dans le reste, synopsis, note d’intention, scénario, … On se retrouve toutes les deux l’une en face de l’autre et on écrit, ce qui donne toujours un ping pong assez fluide et constructif.
> PC : Le film met l’accent sur l’afflux de patients français qui viennent demander l’euthanasie en Belgique, faute d’y être autorisés chez eux. On comprend que l’engagement du docteur Damas contribue à éclairer le débat sur le sujet en dehors de nos frontières nationales. On pourrait donc prêter un certain avant-gardisme à la Belgique. Pourtant, l’un des témoignages recueillis par le documentaire déplore le peu de soutien des institutions belges à l’égard des médecins qui pratiquent l’euthanasie. Comment explique-t-on ce paradoxe ?
> A. L. : A travers cette consultation, l’idée était de voir comment une population comme la nôtre, ici en Belgique, a pu s’approprier cette loi vingt ans après qu’elle a été votée : c’est le sujet de départ. Est-ce qu’une loi pareille change culturellement le rapport à la fin de vie, qu’on ait accès à l’euthanasie ou pas ? Cela dépasse la question de l’euthanasie puisque, en autorisant cette possibilité, cela nous permet à tous de penser notre fin de vie autrement. Il faut bien garder en tête que les gens qui viennent à la consultation ne sont pas tous là pour une demande de ce type. Néanmoins, ils regardent la mort en face et ils élaborent des scénarii, c’est pour ça que les sept cas qu’on a fini par choisir constituent un panel de situations courantes que l’on a trouvé dans nos repérages.
Il y avait deux français quand on était en tournage, ce qui est représentatif de ce que reçoit chaque semaine le docteur Damas, parmi un nombre évidemment beaucoup plus important de patients belges. En Belgique, une question se pose encore, vingt ans après, à savoir que tous les hôpitaux ne proposent pas encore ce type de consultation et la population, en majeure partie, ignore jusqu’à son existence. S’ils y vont, c’est parce que les généralistes les y envoient. Il s’agissait de voir comment on fonctionnait en Belgique, bien que le film réponde aussi à un besoin qu’on a identifié en France. On revient tout juste d’Alès, où on a été montrer le film et c’est inouï de sentir la différence avec laquelle la fin de vie est prise en charge.
> G. H. : Sur la question des médecins et leur responsabilité, aucun d’entre eux n’est obligé de pratiquer l’euthanasie. Ce qui crée un problème, à un moment donné, quand ceux qui ne sont pas à l’aise avec le sujet essaient de refiler la patate chaude. C’est souvent des médecins plus âgés qui s’en emparent et prêtent main forte aux plus jeunes. Ces derniers sont visiblement plus mal à l’aise, en moyenne, comme s’ils n’étaient pas encore prêts... C’est une démarche qui demande énormément d’engagement et de temps... et qui n’est pas très rémunératrice.
> A.L. : Ce qui est troublant, c’est que, malgré le fait qu’il existe une loi censée protéger à la fois les patients et les soignants, il y a encore des médecins qui ressentent les pressions du parquet, voire même des directions hospitalières. Encore ces dernières années, on a pu voir des médecins dénoncés par une famille qui n’était pas d’accord avec la décision et qui se sont retrouvés avec une plainte instruite par le parquet. La majorité de ces cas finissent par s’arranger mais il y a encore eu un procès d’assises il y a deux ou trois ans en Flandres : les médecins ont fini par être acquittés mais, quand bien même, pour eux c’est énorme ! Au point que certains d’entre eux avouent que leurs jeunes collègues leur demandent de signer à leur place...
> Pour la plupart, les patients qui figurent dans le film répondent aux critères légaux censés légitimer toute demande d’euthanasie, à l'exception d’une personne souffrant de maux davantage psychiques que physiques. Où en est-on de la reconnaissance dans le chef des médecins (notamment les psychiatres), des demandes d’euthanasie qui émanent d’individus dépressifs, voire psychotiques ? N’a-t-on pas un sujet de même nature avec les personnes devenues complètement dépendantes ?
> A. L. : Les médecins disent que les demandes de personnes ayant des problèmes de santé mentale sont les plus difficiles à traiter. Les décisions à prendre en la matière sont beaucoup plus lourdes et peuvent les faire hésiter longuement. L’avis favorable d’un deuxième psychiatre est d’ailleurs nécessaire. Il s’agit donc d’un long et difficile processus. Sur environ 2700 cas d’euthanasie recensés en Belgique l’année dernière, il y a une trentaine de cas psychiatriques, qui ont donc malgré tout fini par accéder à leur demande.
> G. H : Concernant les personnes qui ont des dégénérescences cérébrales - de type maladie d’Alzheimer, etc. -, là aussi c’est très compliqué car s’ils n’ont pas décidé au bon moment de mettre en ordre leurs affaires et de se faire euthanasier quand ils sont encore en pleine possession de leurs moyens, ils n’ont plus l’autonomie suffisante pour décider pour eux-mêmes.
> A. L. : A ce propos, en Belgique, il y a eu le cas d’Hugo Claus, un écrivain flamand. Il était atteint de la maladie d’Alzheimer et s’est fait euthanasier en négociant avec son médecin les critères qui serviraient à l’alerter et signifier pour lui qu’il ne pourrait bientôt plus exprimer sa volonté.
> A propos du générique de fin : vous y remerciez les patients et leurs proches d’avoir accepté la présence des caméras. Malgré tout, on note la pudeur qui est la vôtre lors de l’euthanasie d’un des patients, pour laquelle vous ne proposez que le son, images de substitution à l’appui. En tant que documentariste, comment trouve-t-on la distance appropriée pour aborder un tel sujet ? Comment s’insère-t-on dans un processus aussi intime qu’une fin de vie ?
> A. L. : C’était une question qu’on était obligées de se poser. On avait déjà décidé qu’on ne montrerait pas une euthanasie, pas plus que la déchéance des personnes dans les derniers mois de leur vie. Ce n’était pas ça qui nous intéressait, mais plutôt pouvoir rendre compte de comment s’élabore ce moment où l’on sent qu’on arrive au bout, comment on en parle, comment ça se négocie avec les soignants et sa famille. C’était ça que l’on recherchait car ça nous apparaissait un peu comme un viatique à transmettre à ceux qui restent.
> G. H. : On a installé un dispositif très fixe à l’intérieur du cabinet de consultation, même si on était quand même quatre en plus du médecin et des patients. Par exemple, on n'avait pas de perche-man qui prenait le son pour éviter de gêner les interactions. A chaque fois, le médecin expliquait la démarche aux patients, que l’on rencontrait pour la première fois à ce moment-là, ce qui ne permettait pas de tisser une relation préalablement au tournage. Par contre, je pense que tous ceux qui figurent dans le film étaient convaincus de se trouver à un moment de leur parcours à partager, transmettre au spectateur. Ce pour quoi ils venaient étaient tellement important pour eux, que notre présence devenait tout à fait accessoire.
> A. L. : Il faut aussi comprendre que l’entretien avec le médecin dure près d’une heure. On a donc du faire le travail de montage, sans se contenter de choisir les bons moments. Il a fallu à chaque fois reconstruire l’enjeu de la consultation en à peine sept ou huit minutes, mais tout le monde s’y est finalement reconnu !
Propos recueillis par Simon Delwart.
Crédits images : Le Parc Distribution
Agenda des projections
Sortie en Belgique francophone le 30 mars 2022.
Séances spéciales (en présence de l'équipe du film) :
30/03/2022 à 20h - Caméo (Namur)
31/03/2022 à 20h30 - Plaza ArtHouse Cinema (Mons)
19/04/2022 à 19h00 - Imagix (Tournai)
21/04/2022 à 20h00 - Côté Parc (Charleroi)
04/05/2022 à 19h30 - Kinograph (Bruxelles)
05/05/2022 à 20h00 - Cinépointcom (Marche-en-Famenne)
Pour plus d'infos sur les séances programmées, le site web ainsi que la page Facebook du film.
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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