Lumumba de Raoul Peck (2000)
Sommaire
La fin au début
Le générique introductif du film s’égrène sur des photos sépia et en noir et blanc de la colonie belge du Congo. Des clichés où l’on prend la pose et on se tourne vers l’objectif de celui qui prend la photo, certes, mais où les indigènes ont la chaîne au cou ou aux pieds, travaillent dans les champs, sur les chantiers, comme porteurs multitâches, corvéables à merci, ou encore en tant que personnel de maison, serveurs en terrasse... D’autres nous les montrent subissant des châtiments corporels, des mutilations, quand ils n’ont pas tout simplement été mis à mort devants des « Blancs » presque impassibles, toujours présentés de façon avantageuse, décontractée ou vaquant à leurs activités quotidiennes dans le décor sécurisé de carte postale de la « colonie ».
Le film s’ouvre réellement à la couleur sur une colonne de véhicules sillonnant les pistes poussiéreuses du Katanga, à la nuit tombante, début 1961. À l’arrière de l’un des camions, une poignée d’hommes, probablement tous Congolais, qui ont visiblement été molestés et tabassés, attendent leur sort funeste. Patrice Emery Lumumba est parmi eux. Quelques plans plus tard, deux des mercenaires (blancs pour le coup) découpent le corps à la machette pour en brûler les restes afin qu’il ne reste plus rien de la substance « physique » de l’homme. Son exécution proprement dite surviendra à l'écran dans la dernière partie du film.
Une trajectoire irrésistible !
Les balises sont ainsi posées entre la fin théorique de la colonisation belge et sa disparition brutale. Raoul Peck, dans ce film, s’attachera surtout au Patrice Lumumba combattant de l’indépendance congolaise de 1960, l’homme par qui le « discours scandale est arrivé », l’infatigable porte-étendard d'un Congo libre et uni, d’une Afrique émancipée et d’un développement économique et social harmonieux…
Le récit débute par l’arrivée d’un jeune homme en costume européen dans le Kinshasa des années 1950. Il est un évolué, c’est à dire qu’il sait, aux yeux des Belges, lire et écrire, et possède des connaissances suffisantes pour travailler en tant qu’employé pour le compte d’une brasserie.
Le vent des indépendances commence à souffler sur le continent africain en cette fin de décennie 1950, et notre homme s’engage rapidement dans la lutte pour un Congo indépendant. Mais les oppositions et désaccords sont multiples, tant sur le front intérieur (il n’y a aucun consensus ni entente entre les factions politiques congolaises qui émergent à ce moment-là) qu'avec les autorités (belges) de la colonie, qui l’arrêtent et le jettent en prison, où il reçoit des mauvais traitements à répétition. Il n’en sortira que pour participer aux réunions à Bruxelles sur l’indépendance du Congo, fixée le 30 juin 1960.
Une indépendance obtenue à l’arrache mais dans un climat presque insurrectionnel, où la rapidité du passage de témoin du pouvoir de la Belgique aux autorités locales naissantes se fait sans préparation aucune (on compte six diplômés de niveau supérieur sur l’ensemble du territoire de l’ex-colonie en 1959), et si les Belges se voient bien contraints de remettre les clés du pouvoir politique, ils ne semblent pas pressés de lâcher les postes de commandement qu’ils occupent encore dans la police (la force publique) et l’armée. Et dans un climat international de guerre froide et d’affrontement Est-Ouest, les richesses exceptionnelles du sol de l’immense Congo attisent bien des convoitises et les velléités de partition de certaines régions de la jeune nation (le Katanga fait rapidement sécession).
Un destin tragique
Préfigurant l’attitude future des non-alignés, mais vu comme un révolutionnaire après son fameux discours vérité (et coup de poing) devant le tout jeune roi Baudouin et les autorités belges le jour de l’indépendance, Patrice Lumumba est vu comme l’homme et le Premier ministre à abattre.
Idéaliste et peut être un peu trop confiant en son autorité naturelle et sa bonne étoile, l’homme, qui n’est pas aussi effacé et conciliant que le président Joseph Kasa-Vubu, ni aussi ambitieux et manipulateur que le chef de l’armée Joseph Mobutu, et qui ne peut pas compter sur les soutiens extérieurs dont disposent Moïse Tshombé et les leaders de la sécession katangaise, Patrice Lumumba ne restera au pouvoir que le temps d’une petite dizaine de semaines, dans un climat quasi insurrectionnel, où le jeune Premier ministre doit faire arrêter les pillages par une police (voir plus haut) qui ne lui obéit pas, une armée qui organise la mise à sac des régions où elle est censée rétablir l'ordre, et une classe politique qui s’entre-déchire sous le regard d’Occidentaux qui entendent bien préserver leurs billes économiques et finissent par envoyer des troupes pour protéger leurs ressortissants et intérêts.
Révoqué puis arrêté, il disparaît dans des circonstances dramatiques restées en partie non-élucidées et dont les responsabilités n’ont toujours pas été clairement établies. Mais, pour Raoul Peck, qui fait de ce meurtre, exécuté sans jugement au milieu de nulle part, d'un homme déjà lâché par presque tous, le pivot central de son film, les responsables sont clairement connus et désignés !
Aura post mortem
Raoul Peck filme un Patrice Lumumba qui peut sembler parfois presque chétif, mais déterminé dans sa mission de créer un grand pays au bénéfice des Congolais. C’est ce combat perdu d’avance que l’on voit à l’écran. De ses origines et du Patrice Lumumba intime, on ne saura presque rien. Lumumba est un film fresque, filmé au cordeau, qui ne perd jamais de sa lisibilité, malgré l’extrême complexité de la situation politique qu'il évoque et la pluralité des acteurs, dont certains demeurent dans l’ombre. Seul bémol à noter : ces personnages de Belges (francophones) affublés d’accents maladroits, par des acteurs et actrices qui chercheraient à les imiter ? ! Si, en filigrane, il y a bien l’échec d’un homme broyé sous des logiques implacables et impitoyablement résilientes, le film met en miroir les trajectoires opposées de Lumumba et de Mobutu, qui passe en peu de temps de discret et posé compagnon de lutte de Lumumba à chef de l’armée et comploteur, pour finir par se voir conférer les pleins pouvoirs du chef d’État au parcours bien connu…