Magma, triennale d’art contemporain
Aborder l’art contemporain par le biais de la fluidité, c’est parler d’adaptation, d’évolution et de notre manière de vivre ces changements perpétuels autant dans nos déplacements physiques que dans les relations sociales et virtuelles. La question que posent ces expositions, c’est :
« La fluidité permet-elle de dépasser les polarités moi-l’autre, humain-nature, homme-femme, matériel-immatériel, stagnation-mouvement ? Pouvons-nous être multiple, fluctuant et en tirer force ? Être à la fois fluide et ancré ? » — note d’intention de la Triennale
Les espaces d’exposition sont multiples, avec trois lieux emblématiques d’Ottignies et de Louvain-la-Neuve, ainsi que Wolubilis / La Médiatine et Le Botanique à Bruxelles et le Centre Wallonie Bruxelles à Paris. Près de trente artistes ont été sélectionnés par Adrien Grimmeau, commissaire, avec la collaboration de Muriel Andrin qui l’a assisté dans le développement du concept. Les artistes choisis sont d’origines diverses mais beaucoup ont un ancrage en Belgique. Certains ont créé des œuvres pour la triennale, d’autres ont été choisis à partir d’une note d’intention préliminaire qui aborde des questions très contemporaines, de la notion du genre à l’importance de la matière, parmi beaucoup d’autres (pour plus de détails, le dossier de presse est disponible sur le site de l’événement).
Ma visite s’est concentrée sur le Brabant Wallon (il est tout à fait possible de visiter les trois endroits en une journée, voire même une longue après-midi) et ce compte-rendu parlera tout particulièrement de mes expériences personnelles dans les trois lieux et de quelques œuvres qui m’ont marquée. Peut-être vivrez-vous votre visite d’une manière tout à fait différente ? Le but avoué des commissaires est de créer une expérience « spectatorielle ».
Construit à la fin des années 1970 dans le style fonctionnaliste, le centre culturel d’Ottignies s’impose par ses murs en béton rythmés de bandes verticales. Une fois à l’intérieur, l’ambiance est toute différente, et le visiteur est accueilli par une table à la forme organique recouverte d’objets très hétéroclites ; ce sont en fait des œuvres réalisées par certains des artistes, des dessins, des sculptures, des artéfacts aux textures particulières. Le regard est ensuite attiré par une vidéo de Kate Gilmore, Sudden as a massacre (2011) : cinq jeunes femmes en jolies robes à fleurs et froufrous démantibulent un cube de glaise, avec vigueur au début, proches de l’épuisement à la fin, lançant les mottes autour d’elles. Est-ce que ce cube cache quelque chose ? Les interprétations divergent et seule la fin le dira. Cette vidéo est très sensorielle et organique : elle provoque des réactions très diverses – la médiatrice présente sur place m’a raconté que les enfants, par exemple, se focalisaient sur le trésor à dévoiler et… sur le fait que les femmes allaient salir leur robe.
Mais l’exposition ne s’arrête pas au foyer ; elle permet de visiter les parties moins connues du centre culturel, de déambuler dans son architecture labyrinthique, des loges à l’espace bétonné sous la scène. Mon expérience a été quelque peu angoissante : j’étais seule (un jour de semaine), les murs et les plafonds craquaient, j’entendais parfois d’autres sons un peu sinistres au loin, et les espaces sont petits et bas de plafond. Les loges abritent des œuvres qui s’adaptent à l’espace réduit, des vidéos aussi, et puis au détour d’un couloir, une surprise : un costume en laine colorée à taille humaine, Mauvaies herbe (2021), réalisé par Stephan Goldrajch. Le travail n’est pas encore terminé, l’artiste n’a pas encore trouvé d’identité, de finalité pour son costume, et c’est un des buts de la Triennale, celui de présenter du travail en cours, des esquisses, des projets en réflexion.
Un couloir circulaire, envahi d’étagères couvertes d’archives et de classeurs bien rangés, présente une collection de photos. On entre ici dans l’intime, dans la vie de Marie-Jo, qui travaille au centre culturel comme femme de ménage – la seule personne présente pendant la fermeture due au confinement. Beata Szparagowska l’a suivie dans les espaces, l’a photographiée (et filmée) et s’est nourrie du lieu. Ces images marquent par l’importance de la lumière, et des jeux d’éclairage sur le visage, le corps de cette femme. Et surtout par la complicité entre les deux femmes qu’on ressent à chaque photo.
Le parcours dans le bâtiment ressemble à un jeu de piste où il faut traquer les œuvres, allant d’une découverte à l’autre, et se terminant par une issue de secours, une petite porte basse donnant dans la rue et dévoilant une dernière installation. Ce retour à la lumière du jour a un côté un peu brutal après l’immersion dans les sous-sols.
Mon deuxième arrêt était le Musée L, situé dans un bâtiment à l’architecture brutaliste typique des premières années de Louvain-la-Neuve (il a été construit entre 1970 et 1975). Ici sont exposées des œuvres de taille modeste, à part quelques installations. Il faut les chercher, certaines se cachent dans les vitrines entre des objets anciens, comme les assemblages en techniques mixtes de Laurette Atrux-Tallau, d’autres se trouvent dans des recoins. Cette partie de la Triennale est beaucoup moins spectaculaire mais il s’agit malgré tout d’une expérience particulière. A nouveau, les masques (2018) en laine de Stephan Goldrajch ont attiré mon regard. Plus discret, le dessin de la drave printanière avec mousse (2021) (une plante minuscule qui poussent notamment à Louvain-la-Neuve, annonçant le printemps) de Lise Duclaux m’a parlé avec son côté organique et délicat, mais aussi ses racines bien plus grandes que la plante elle-même.
J’ai terminé l’après-midi par le lieu le plus insolite, le parking des Sciences, face au Musée L. La Triennale comptait s’installer au départ sur un étage de l’immense parking du RER mais des inondations multiples cet été ont exigé le choix d’un autre lieu. Par un hasard de circonstances, le parking des Sciences venait d’être rénové, son sol est brillant, ses murs d’un blanc étincelant. Une exposition dans un parking souterrain était une nouvelle expérience pour moi. J’ai beaucoup apprécié son horizontalité, exigeant pour les œuvres une autre mise en place – beaucoup de lieux exposant de l’art contemporain sont hauts de plafond et inspirent une certaine monumentalité. Elle n’est pas absente ici, elle s’étire juste différemment. Les ambiances créées de cette manière sont particulières et le son résonne violemment (surtout quand deux classes d’adolescents visitent en même temps).
Monolithe d’Elise Peroi est une de ces œuvres qui se déploie sans doute dans une autre géométrie que celle prévue à l’origine (je pourrais me tromper, je n’ai pas vérifié) : au plus profond du parking, dans le dernier espace, s’impose une surface plus horizontale que vraiment penchée, assez sinistre au premier abord, mais montrant des textures qui semblent diverses. Il en émane une certaine rudesse, et puis quand on s’approche, l’œuvre révèle tous ses détails : il s’agit d’un immense tapis aux poils tout doux, invitant (presque) à s’y prélasser.
Qu’elles soient très discrètes ou monumentales, les œuvres des divers artistes exposés à Magma jouent avec la fluidité, les repères qui s’effacent ; certaines perturbent, déstabilisent, d’autres invitent à la contemplation sensorielle. Elles incitent à découvrir les lieux différemment, créant un nouveau récit, une nouvelle temporalité, et à sortir d’une certaine ligne de conduite toute tracée, complètement droite, pour prendre un chemin de traverse. C’est une expérience physique, corporelle, dominée par les sens.
Texte : Anne-Sophie De Sutter
Crédits photos : Silvia Cappellari - bannière : Naomi Lilith Quashie, Construction d’une identité #4
Avec Hélène Amouzou, Laurette Atrux-Tallau, Stephan Balleux, Kitty Crowther, David de Tscharner, Lise Duclaux, Patrick Everaert, Jot Fau, Maika Garnica, Lara Gasparotto, Pélagie Gbaguidi, Kate Gilmore, Vincent Glowinski, Stephan Goldrajch, Camille Henrot, Graciela Iturbide, Mehdi-Georges Lahlou, Hippolyte Leibovici, Eva L’Hoest, mountaincutters, Élise Peroi, Yoel Pytowski, Naomi Lilith Quashie, Aura Satz, Elly Strik, Beata Szparagowska, Sarah Vanagt
Une organisation du Centre culturel d’Ottignies-Louvain-la-Neuve. En coproduction avec UCLouvain, Musée L, Centre culturel du Brabant wallon, Le Botanique - Centre culturel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Centre culturel Wolubilis, Centre Wallonie-Bruxelles à Paris. En collaboration avec l’Atelier Théâtre Jean Vilar et les Ateliers d'art de la Baraque.
La Triennale est encore ouverte jusqu’au 28/11/2021 à Ottignies et Louvain-la-Neuve. Un pass de 12€ permet de visiter toutes les expositions. Toutes les informations pour votre visite (heures d’ouverture, accessibilité…) se trouvent sur le site magmatriennale10.be.