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Migration et musiques (2) : Entretien avec Marco Martiniello

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La musique voyage aujourd’hui souvent seule, quand les disques circulent plus facilement que les gens. Mais elle se déplace aussi dans les bagages des populations qui migrent, pour qui elle est un repère central dans la préservation, ou la construction, d’une identité. Elle est à la fois un lien avec les origines et une négociation avec la culture d’accueil. Comme la langue, elle est un enjeu d’intégration comme d’authenticité. Elle se développe dans un rapport de force avec une culture qui se veut dominante, et elle doit choisir entre s’adapter, lutter, disparaître, se mélanger ou encore se figer. Le professeur Marco Martiniello (Université de Liège) étudie depuis de nombreuses années les phénomènes migratoires et la place de la musique dans le dialogue des cultures.

Avant de parler du rapport de la migration à la musique, il convient sans doute de commencer par expliciter les termes et chercher à comprendre l’importance de la musique pour l’être humain, tant individuellement que comme membre d’un groupe social.

- Marco Martiniello (Université de Liège) : Évidemment, commencer par définir la musique semble une question stupide, parce que tout le monde sait ce qu’est la musique. Moi, en tant que sociologue, ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les œuvres musicales telles qu’elles sont écrites, ou jouées, la cohérence interne. Je n’ai pas de discours sur l’esthétique, mais pour moi, la musique c’est non seulement ces œuvres qui sont enregistrées ou diffusées mais aussi toutes les interactions sociales qui les accompagnent, et bien sûr toutes les politiques publiques qui essaient d’intervenir, ou pas, d’ailleurs, dans ce domaine. Je regarde la musique comme un phénomène social total, qui peut exercer une influence sur tous les aspects de la vie des êtres humains en société mais aussi en isolation puisque parfois, on est en contact avec la musique quand on essaie de s’extraire d’un contexte social qui est trop marqué. Cela dit, pour répondre à la question, la sociologie ne suffit pas et je me suis donc intéressé aussi à ce qu’en dit la neuroscience. La plupart des spécialistes s’accordent pour dire que l’être humain a une sensibilité particulière pour ce qu’on appelle la musique, c’est-à-dire le bruit organisé. Tout le monde n’est pas sensible à toutes les musiques, mais il y a très peu d’êtres humains qui ne sont pas sensibles à une forme ou l’autre de musique. Il y a des mécanismes chimiques qui se produisent au niveau du cerveau et qui amènent des réponses au niveau corporel lorsqu’on entend telle ou telle musique. C’est quelque chose qu’il faut prendre en compte puisque cela signifie que nous sommes tous sensibles à la musique, plus sans doute qu’à toute autre forme artistique. On remarque aussi que la musique est universelle, pas dans le sens d’un langage universel mais dans le sens où il n’y a pas de société qui n’ait pas de musique, même quand elles ne reconnaissent pas le terme « musique ».

Tout cela explique pourquoi les musiques peuvent jouer un rôle non seulement dans la construction identitaire mais aussi dans la négociation des identités, et symboliquement dans la manière dont les groupes s’identifient. La musique peut être un marqueur extrêmement important. L’exemple le plus simple, c’est celui des hymnes nationaux. Durant les siècles qui ont vu la consolidation des États-nations, pour mobiliser les gens derrière un projet national, on a utilisé plusieurs choses : les emblèmes, les drapeaux, les passeports, les chants et les hymnes. Là on voit très bien l’interaction avec les dimensions dont je parlais. Sans être nationaliste, lorsque qu’on entend, durant le tournoi des six nations de rugby, l’hymne écossais ou gallois, il est clair que ça crée quelque chose de très fort même pour des personnes qui ne sont pas des Écossais, ni des Gallois. C’est à la fois quelque chose qui permet de rassembler mais bien sûr aussi d’exclure. C’est un moyen de se reconnaître dans une identité partagée et, en tant que sociologue, j’observe qu’il y a une forme de communion qui se produit, pendant quelques minutes. Pour qu’on en arrive là, il faut qu’il y ait eu auparavant une cristallisation identitaire, que la musique renforce. On peut aussi s’intéresser à la « bande sonore » des mouvements sociaux, du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis au mouvement Black Lives Matter.
Le déplacement des cultures, d’une part, et l’enregistrement, d’une autre, ont rompu ce lien direct entre la musique et le terrain. La musique a une fonction en dehors de la population d’origine, c’est le cas de l’Exotica. Mais c’est seulement un premier pas. On accepte la culture des autres mais pas forcément les autres eux-mêmes.


Cette déterritorialisation des cultures, des musiques, est bien sûr liée à l’expérience coloniale. C’est une modalité de voyage de la musique, mais la musique voyage aussi avec les gens et donc si on voit ce que sont aujourd’hui les musiques populaires aux États-Unis, ce n’est pas que les musiques ont été artificiellement déracinées du continent africain, asiatique ou européen, c’est aussi que les gens ont voyagé, en emmenant leur bagage musical et ont donné naissance à de nouveaux langages, parfois considérés comme l’expression minoritaire de certains groupes immigrés, parfois devenus le symbole de certaines régions, ou bien même devenus « mainstream ». Si on prend l’exemple des musiques cajuns et zydeco en Louisiane, au départ dans les années 1920, la musique des Cajuns qui chantent en français, c’est une musique extrêmement marginale qui est étudiée avant tout par les musicologues. Ce n’est que plus tardivement que c’est devenu un atout touristique pour la Louisiane, alors qu’auparavant les gens n’avaient pas le droit de parler français.

Maintenant ce n’est pas parce qu’on aime les écrevisses et les musiques cajuns qu’on aime les gens de la Louisiane, et même dans un pays comme la Belgique, ce n’est pas parce qu’on aime certaines musiques qui sont portées par des artistes issus de l’immigration qu’on va avoir une attitude plus positive face à la migration. Les gens ne voient pas ces musiques comme liées aux migrations. Même chose pour la nourriture, personne ne relie le « spaghetti bolognaise » à l’arrivée des immigrés italiens en Belgique (d’autant que le plat n’existe pas en Italie). Il y a une manière d’ignorer ou de nier ces apports-là. Il y a également, à l’opposé, une partie de la population, principalement dans la jeunesse urbaine, qui va être intéressée par la musique du monde, les cuisines du monde, qui va être engagée dans les plateformes de soutien aux migrants, qui va aller aux festivals Couleur Café ou Esperanza. Mais là, même s’il y a une forme de cohérence, on ne sort pas pour autant d’une forme d’exotisme aussi. C’est un grand débat, peut-on sortir de l’exotisme à travers des formes de consommation, culinaires comme musicales ? Mais la question est complexe, parce que même si certains mouvements sont identifiés politiquement, il y a des anomalies. Dans la musique country aux États-Unis, par exemple, il y a des artistes de gauche comme Steve Earle et d’autres de droite. En revanche, je pense qu’il y a très peu de militants d’extrême droite en Belgique qui écoutent de la musique gnawa, par exemple. Il y a aussi des évolutions au sein de la musique qui font basculer des musiques marginales, révolutionnaires, dans le mainstream, voire dans la ringardise. Le rock n’ roll, le jazz, la techno ne signifient pas la même chose d’une génération à l’autre. Et les codes vestimentaires et comportementaux qui les accompagnent changent aussi de signification, comme les Doc Martens des skinheads, aujourd’hui trouvables partout.

Dans chaque famille italienne de Belgique il y avait quelqu’un qui jouait de l’accordéon. — Marco Martiniello

- Comment s’opère le choix entre multiculturalisme et identitarisme ?

- Je vais vous donner l’exemple de l’immigration italienne en Belgique. Les immigrés sont toujours arrivés avec leurs chants, leurs instruments, leurs accordéons surtout. Dans chaque famille italienne de Belgique il y avait quelqu’un qui jouait de l’accordéon. Certains ont joué les chansons du pays d’origine, mais d’autres ont aussi raconté leur expérience liée à la migration. Comme la poésie ou la littérature, la musique est un moyen de raconter l’expérience migratoire. On le fait parfois en maintenant les formes musicales de la région – voire du village – d’origine, mais souvent les générations suivantes n’ont pas voulu nécessairement reproduire la musique des parents. Outre le temps, la question de la génération est importante en musique. Cela a donné naissance à des créations hybrides où on a mélangé des langages, des idiomes musicaux parfois très différents. L’importance du pays d’accueil est fondamentale. C’est là que je vais être un peu polémique : ce n’est pas la même chose d’arriver dans un pays comme la Belgique francophone où il n’y a pas de musique locale très vivace et d’arriver dans un pays où la musique traditionnelle est encore bien vivante et partagée à l’occasion des fêtes, etc. La musique wallonne n’a pas été très présente dans les cinquante dernières années en Belgique. Donc les migrants n’ont pas eu le sentiment de devoir s’assimiler à une culture locale forte, et ils ont développé des idiomes hybrides qui mélangeaient la langue et la musique de leur pays d’origine à ce qu’écoutaient alors les jeunes en Belgique, c’est-à-dire des musiques qui venaient déjà d’ailleurs, de France, d’Angleterre, voire des États-Unis.

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On le voit très bien dans Marina, le film sur Rocco Granata. La chanson Marina mélange des influences italiennes avec du rock'n’roll, pas avec de la chanson flamande. On arrive ensuite à quelque chose qui a été exporté, traduit dans toutes les langues, mais personne au Japon ou au Mexique ne va faire immédiatement le lien entre cette chanson et l’expérience des mineurs italiens de Belgique. Pour garder l’exemple de l’immigration italienne, le souci des gens qui veulent faire venir ici des musiques italiennes, c’est de faire parvenir des musiques qui ne sont pas dominantes dans le pays d’origine, qui ne sont pas ce qu’écoutent les jeunes là-bas.

Les nouvelles générations sont passées à autre chose, des musiques funk ou hip-hop, parfois même des musiques hybrides qui ont des liens avec la tradition, mais plus les musiques anciennes régionales. Et malgré mon admiration pour ces musiques anciennes, et le travail d’ethnomusicologues comme Alan Lomax, je pense qu’il ne faut absolument pas enfermer les nouvelles générations dans un intégrisme musical. Cet intégrisme, on le trouve dans toutes les musiques. Pour certains, il n’y a plus de blues depuis les années 1920, le jazz est mort, le rock est fini. Tout est mort et il y a cette quête de l’authenticité qui rejoint vite une quête de l’exotisme. C’est quelque chose qui doit être interprété sociologiquement mais qui personnellement ne m’intéresse pas. Dans les contextes que j’ai étudiés, j’ai essayé de m’intéresser aux formes musicales qui semblaient être les plus porteuses en termes d’interactions sociales. C’est pour ça que je refuse de me limiter à un genre. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment les gens créent des choses en partant de l’ancien, ou en le rejetant, et en mélangeant ce qu’ils trouvent sur place ou ce qu’ils importent là où ils sont arrivés. Ce n’est pas authentique peut-être, mais sociologiquement, c’est important.

- Vouloir conserver la pureté de la musique, c’est aussi vouloir conserver ces musiques à l’extérieur. C’est leur interdire de s’assimiler et d’évoluer. Il y a une grande différence entre les générations dans l’immigration, les générations qui sont nées ici ont souvent un regard plus critique sur leur pays d’accueil.

- Les rapports intergénérationnels sont les mêmes dans toutes les populations, mais je crois qu’il y a tout de même des particularités au sein de la migration parce que la deuxième génération, qui ne sont donc pas des immigrés puisqu’ils sont nés ici, là où leurs parents sont arrivés, a toujours l’image d’une histoire qui a commencé ailleurs, ce que n’ont pas les jeunes qui ne sont pas vus comme – ou ne sont pas – issus de l’immigration et dont la présence n’est pas considérée comme illégitime. Souvent on voit que la première génération essaie de ne pas faire de bruit, la deuxième génération a aussi une volonté forte d’assimilation et c’est la troisième qui va chercher à retrouver ses racines.

En Belgique on est en général à la troisième génération, celle dont les grands-parents ont immigré. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est là où l’intégration de fait est la plus forte, où l’enracinement dans la société est le plus fort, qu’on va rejeter la société dans laquelle on est. Pour les générations précédentes, jusqu’aux années 1980, on pensait qu’on allait faire mieux que les parents, qu’on allait plus facilement pouvoir prendre l’ascenseur social. On voit maintenant que ce n’est pas nécessairement le cas, et la troisième – voire la quatrième – génération va remettre en question le fonctionnement de la société. L’idée est qu’ « on ne veut plus d’une société qui n’a pas voulu de nous », pour schématiser. Ces dynamiques s’expriment évidemment aussi dans la musique.

Le rap en Belgique est fortement lié à la fin de la deuxième génération et au début de la troisième génération de l’immigration nord-africaine (d’abord, mais pas seulement) et il y a toute une expression de ce malaise à travers la musique de la première génération belge de hip-hop. Mais maintenant on est passé à complètement autre chose. On ne peut plus dire que le hip-hop belge est l’expression d’une expérience migratoire, surtout quand on commence à faire de l’argent et qu’on ne s’appelle plus Mohammed mais Roméo Elvis. Dans la troisième génération, il y a une tentative de retrouver ses racines. Chez les Marocains, les Turcs, les Congolais, on va s’intéresser aux musiques du pays d’origine. Chez les Grecs, on va redécouvrir le rebetiko, que probablement les parents ne connaissaient certainement pas bien. Certains vont simplement chercher à répliquer cette musique, mais d’autres vont essayer d’inscrire cet héritage qu’ils considèrent comme le leur dans ce qu’ils veulent faire artistiquement ici et aujourd’hui.

- Il y a à ce sujet une différence avec certaines diasporas qui ont pu conserver un lien direct avec le pays d’origine et suivre son actualité musicale. C’est le cas par exemple des Angolais du Portugal avec le kuduro, ou des Jamaïcains de Grande-Bretagne avec le reggae…

- C'est un mouvement ancien. On peut se souvenir qu’une grande partie du rebetiko a été produit à New York dans les années 1920. C’est la même chose pour la chanson napolitaine, qui était enregistrée aux États-Unis par la diaspora et réimportée à Naples. C’est aujourd’hui plus facile avec les moyens technologiques dont nous disposons, l’échange est beaucoup plus rapide. Cette différence entre musique diasporique et musique de la migration est en train de s’amoindrir. Il y avait auparavant un long temps d’attente qui s’est à présent résorbé. Mais certaines communautés échappent à cette évolution.

Il y a aujourd’hui encore aux États-Unis un circuit musical organisé par des associations italiennes américaines, donc des gens qui n’ont plus d’italien que le nom de famille, qui font venir des chanteurs et chanteuses italiens qui sont vus au pays comme de vieilles gloires désuètes. C’est comme s’ils ignoraient tout de l’Italie actuelle et de sa musique. Et pourtant ces concerts ont un énorme succès et attirent, malgré le prix des places, toute la bonne société italo-américaine. Même s’ils ont tout pour être au fait de ce qui se passe en Italie, c’est comme s’ils faisaient tout pour préserver une italianité qui n’existe plus, qui n’existe que là. Est-ce que c’est un comportement diasporique ou celui d’une communauté immigrée ?

- La musique et les gens ne voyagent pas à la même vitesse

- En même temps que se développe le processus d’intégration, puisqu’il y a toujours intégration quel que soit le degré qu’elle atteint, on voit qu’on va garder une ethnicité symbolique du pays d’origine des parents ou des grands-parents mais qui ne correspond pas forcément à l’état de la culture dans ce pays d’origine-là. Dans ce sens, c’est plus ici au service d’une identité symbolique que d’une identité nationale ancrée dans une réelle culture. Parfois il y a des artistes qui peuvent séduire les deux et parler autant aux immigrés installés ici de longue date et à ceux qui viennent d’arriver.

Ce n’est pas toujours facile de savoir pourquoi les gens partent et les causes souvent s’enchevêtrent. — Marco Martiniello

- On a tendance à mélanger les circonstances de l’immigration. Réfugiés, migrants économiques, expats, etc. Ont-ils la même musique ? Les circonstances de l’immigration sont toujours différentes, d’une communauté à l’autre, voire d’une personne à l’autre.

- En revanche, la réponse des pays d’arrivée est toujours la même : tenter de mettre les gens dans une catégorie. Parce que si on veut faire des politiques publiques, il faut des catégories. Et donc on a la catégorie du réfugié, du demandeur d’asile, du travailleur plus ou moins qualifié, la personne qui arrive dans le cadre du regroupement familial, l’étudiant étranger, etc. Mais ce n’est pas parce que je suis un étudiant étranger, par exemple, que je suis venu uniquement pour étudier. Ce n’est pas parce que je suis reconnu comme réfugié que je ne suis qu’un réfugié, j’ai peut-être des diplômes et je vais peut-être chercher un emploi qui correspond à ces qualifications. Tout ça s’enchevêtre mais, quelle que soit la catégorie, la musique reste un élément par lequel on a objectivement, ou on pense avoir subjectivement, un lien avec ailleurs qu’ici. Je crois que la musique intervient toujours.

Marseille. Vieux quartiers - (c) Club cartophile marseillais. Site www.club-cartophile-marseillais.fr.jpg

- Est-ce qu’il peut y avoir une politique d’accueil culturel, dans la mesure où il existerait une politique d’accueil tout court, autre que policière ?

- La politique culturelle a été considérée, en Belgique francophone, sans considérer l’apport, ou même la présence, des populations liées à la migration. C’était la même chose en France. Il y a toujours cette tension entre l’objectif de la démocratisation de la culture et celui d’assurer une démocratie culturelle. D’un côté, il s’agissait d’amener la « bonne » culture dans tous les foyers, sans questionner ce qu’était la « bonne » culture, et de l’autre côté une tendance à construire la culture de la société en considérant toutes les expressions, de quelque niveau que ce soit. Jusqu’à une époque pas très ancienne, imaginer que l’immigration pouvait constituer une source d’enrichissement artistique n’était pas à l’ordre du jour. Or on se trouve actuellement dans une situation où la société est extrêmement diversifiée, où il y a des formes d’expression artistique très différentes, donc je pense qu’il faut adapter les politiques culturelles en fonction de ça. On voit maintenant que même les grandes institutions culturelles ont commencé à se poser la question. Peut-on encore s’en tenir à une définition implicite de ce qu’est la « haute » culture ? La programmation des grandes institutions culturelles britanniques est très différente de ce qu’elle était il y a trente ans. Ici, j’ai l’impression qu’on n’est encore qu’au début de cette réflexion-là. On voit que la question est sur la table mais le moment n’est peut-être pas propice pour réinventer les politiques culturelles puisqu’elles sont déjà attaquées. Dans l’état actuel des choses, beaucoup de gens s’organisent, se débrouillent, en l’absence de reconnaissance et de soutien financier.

En Belgique francophone, 90 % du budget est encore alloué aux « hautes » cultures — Marco Martiniello

Il reste une part congrue pour les cultures dites populaires et quasiment rien pour les formes élitaires des cultures immigrées, comme la musique classique arabe par exemple.

- C’est alors une ouverture sur le monde, dans son ensemble, et pas une ouverture aux populations issues de l’immigration présentes dans le pays.

C’est avant tout alors de la diplomatie culturelle, et cela ne s’adresse presque jamais à la culture populaire de l’immigration. Je pense que la politique culturelle doit répondre à la diversification de la société. Les migrations sont un élément, pas le seul, de cette diversification

- Il y a depuis dix ans des discours qui cherchent à démontrer que le multiculturalisme n’est pas possible.

- Ça dépend comment on utilise ce terme. Aujourd’hui on parle d’inter-culturalisme. Notre société, comme je le disais, est extraordinairement diversifiée, ce qui constitue les ressources culturelles et artistiques dans la société belge d’aujourd’hui est bien différent de ce que c’était il y a trente ou quarante ans. C’est un fait, nos sociétés sont multiculturelles dans le sens où il y a des interactions plus ou moins réussies entre des éléments qui étaient auparavant associés à une culture régionale ou nationale. Les choses bougent, les gens interagissent, créent des choses.

Qu’on le veuille ou non, c’est une réalité : nous sommes dans des sociétés multiculturelles, diversifiées. — Marco Martiniello

Si on n’accepte pas ce fait, que peut-on faire, sinon tenter d’imposer l’idée d’une culture, d’un endroit, et demander aux gens de s’y conformer ? C’est ce que fait la NVA, qui dicte ce qu’est « être Flamand », ce que sont les caractéristiques du « bon » Flamand et qui considère que celui qui ne s’y conforme pas ne fait pas partie de cette société. Ce courant est beaucoup moins fort en Wallonie historiquement, et moins encore à Bruxelles, où maintenant l’état de la réflexion c’est comment inclure toute cette diversité dans la construction d’un projet bruxellois, qui ne peut pas être basé sur l’homogénéité mais qui doit être basé sur l’hétérogénéité.

- Le terme multiculturalité lui-même est attaqué. Les gens qui s’opposent à la multiculturalité semblent croire que le phénomène est majoritaire, qu’il a « gagné ».

- Ça a commencé il y a plusieurs dizaines d’années aux États-Unis avec le même discours récurrent : c’est la dictature des minorités qui veulent imposer leurs lois. Moi je reçois régulièrement sur FB des messages d’insultes très violents. C’est le type de réaction auquel on s’expose quand on tient le discours que je tiens, on doit en tenir compte même si on ne l’accepte pas. Le multiculturalisme est attaqué comme un discours « officiel », installé et accepté, alors qu’il ne l’est pas du tout. C’est pour ça que ça s’inscrit dans un combat politique. On brandit un spectre qui, en fait, sert à effrayer les gens. Personne n’est obligé en Belgique de manger du couscous ou des pâtes, ou de porter le foulard. Ces réactions sont d’autant plus remarquables que la Belgique n’est pas à l’origine un pays avec une très grande homogénéité. Il y a à Bruxelles un projet de remise à jour d’un projet multiculturel. Je pense que c’est vers ça qu’on doit aller, sinon, qu’on le veuille ou non, on va simplement réintroduire des notions d’homogénéité, de pureté identitaire, culturelle, voire raciale. Ce sont des idées dépassées, malgré certains succès électoraux, qui ne peuvent pas durer des années encore. On ne peut pas ne pas prendre la mesure de la diversification de ces sociétés, notamment dans les politiques culturelles, mais pas seulement. On est aujourd’hui dans une période de crispation, parce que ceux qui défendent l’homogénéité sont ceux qui ont peur de cette ouverture, de cette diversification, et donc cherchent à trouver refuge dans des identités circonscrites. Cela ne touche pas seulement les populations majoritaires, mais aussi certaines populations minoritaires. Nous sommes dans un moment charnière, et on ne sait pas combien de temps il va durer.

Interview : Benoit Deuxant

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Marco Martiniello est licencié en sociologie de l’Université de Liège et docteur en sciences politiques et sociales de l’Institut Universitaire Européen, Florence). Il est aussi agrégé de l’enseignement supérieur. Il est directeur de recherches au Fonds National de la Recherche Scientifique (FRS-FNRS) et directeur du CEDEM dont il est cofondateur. Il enseigne dans le champ des études migratoires et ethniques à l’ULg et au Collège d’Europe (Natolin, Pologne), ses travaux relèvent de la sociologie politique. Ils portent sur les questions de politiques migratoires, de citoyenneté, de multiculturalisme, de racisme et de mobilisation politique des immigrés et des minorités en Europe et en Amérique du Nord. Il s’intéresse de plus au transnationalisme et aux formes d’expression artistique des minorités.