Festival "En ville !" | « Nous la mangerons, c’est la moindre des choses » (Elsa Maury)
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L’être humain, auquel l’accès à l’intériorité de l’animal est interdit, est condamné à laisser rebondir sa culpabilité à la surface, mate et dure, de ce dernier. — Tristan Garcia, Chat noir, chien blanc
Depuis quelques années, notamment sous l’égide de l’éthologie, le règne animal est devenu le point de mire d’un intérêt renouvelé à la faveur duquel ses sensibles sujets bénéficient désormais d’une attention plus respectueuse et éclairée. Là où l’on ne voyait que mécaniques d’instincts, absence de langage et moindre intelligence, un individu soudain se dessine. À l’égard de cette personne qu’est l’animal, la curiosité doit assumer sa part de désarroi en prenant le parti de s’aventurer sur les territoires embarrassants de l’interdépendance et de l’exploitation tels que déployés par des millénaires de pratiques d’élevage et de domestication. Devenus critiques, ces chemins de regard demeurent trop escarpés pour que, étant le siège de causes inconciliables, ils puissent déployer l’espace d’un débat serein.
Rendre ces moments plus beaux, plus paisibles
Loin de se joindre au tumulte ambiant, si ce n’est par la portée morale de son travail, Elsa Maury consacre ses capacités d’engagement à l’analyse et à l’observation. Un premier volet de ce qui constitue l’argument d’une thèse, menée conjointement à l’ERG et l’Université de Liège, a été préalablement exposé à la Centrale en 2016, sous le titre : Bien manger, bien tuer, bien manger. Si la position d’observatrice que la plasticienne se donne n’est pas des plus confortables, c’est que les dimensions affectives liées à la production de viande sont justement au centre de son travail. Ainsi, le processus de recherche au long cours dans lequel s’inscrit Nous la mangerons se focalise explicitement sur la mise en rapport des pratiques d’élevage et d’abattage envisagées comme instances de vie et de mort. Là où tant d’essais sur la question animale n’en délivrent qu’une vision politisée, acte nécessaire mais souvent répétitif sans être plus complet et davantage enfiévré que rigoureux, Elsa Maury prend à rebours les enjeux éthiques et environnementaux dans une démarche qui fouille la chair au cœur des disciplines de l’anthropologie et de l’éthologie.
Je propose de faire corps avec la pratique de Nathalie, en m’attardant sur des manières de converser corporellement avec des animaux, et de les manger jusqu’au bout. — Elsa Maury
Autant que faire se peut, le regard de la réalisatrice épouse celui de Nathalie Salavois, laquelle signe elle-même le texte de ses interventions. Sur ce front sensible et solidaire, il faut encore compter les brebis, moutons et agneaux auxquels la caméra fait honneur, parce que ceux-ci sont autant des sujets que la femme qui en a la charge. Ce n’est certainement pas l’effet d’un hasard si la bande-son comporte davantage de bêlements que de paroles articulées : le texte de l’éleveuse est à lire sur des panneaux noirs, sa voix ne nous parvenant que dans ses adresses au troupeau. En outre, le générique de fin ne se fait pas faute de saluer la participation de chacun de ses compagnons laineux, désignés par un surnom, Cocotte, Etmoi, ou, plus souvent, par un numéro : 80092, 90096, 90036, 00046, 70107... Par son ambiguïté absolue, cette liste composée de chiffres d’une grandeur désespérante rappelle la chanson bien connue de Philippe Katerine :
Je l'ai acheté 52 francs 55
Chez le boucher chauve
Rue de la Bastille à Nantes
Je l'ai mangé chaud le midi
Froid le soir
Avec une bouteille de vin rouge
Je l'ai adoré, le poulet
Poulet n° 728120
Je t'aime, je pense à toi.
Pour le troupeau, et donc pour moi.
En la personne de la bergère, la réalisatrice a longuement recherché – et trouvé – un écho suffisamment proche de ses propres questionnements. Cette rencontre n’est pas explicitée. En effet, Elsa Maury n’apparaît pas à l’image, de même que, sous l'angle du contexte, beaucoup de choses n’apparaissent pas à l’image. Ce qui se présente à l’écran procède d’un évidement, d’une éviction. Aussi étrange que cela puisse paraître pour un film qui se déroule à l’air libre, Nous la mangerons est un huis-clos, un lieu essentiellement circonscrit par les personnes qui le définissent : une femme, un troupeau. Hormis quelques employées de l’abattoir et une intervention médicale, rares sont les personnes humaines qui rentrent dans le plan. À tel point que l’image conduit presque à croire en une indépendance totale de la bergère. Cette atmosphère de forclusion conjuguée à la relative opacité de la femme, opacité qui devient totale quand il s’agit de ses animaux, tirent le documentaire au seuil d’une autre forme, celle de l’essai philosophique.
C’est sur un fond de grande réserve que le film se révèle le plus signifiant. En tant que support visuel élaboré, le documentaire n’a pas vocation de « faire voir », mais de s’interroger lui-même, et d’être interrogé. L’image y prévaut sur l’action, l’acte y dérive de la pensée. La délicatesse de la mise en scène soutient l’extrême resserrement d’un sujet avant tout méditatif. Délicatesse ? Quoi qu’on imagine, le mot ici n’est pas déplacé. Omniprésente, la mise à mort (le devenir viande de l’animal condamné) emplit l’écran d’une façon qui neutralise, jusqu’au dégoût, ce que ce fait peut éventuellement susciter. Ainsi, l’autopsie pratiquée sur une brebis tuée parce que malade risque de ne provoquer chez le spectateur que des émotions d’ordre intellectuel : fascination (les couleurs vibrantes des tissus révélés), une certaine curiosité, un intérêt pour le discours expert de la vétérinaire ou l’effroi (diverses familles de vers colonisent les intestins de la pauvre bête). Quoique intense et profonde, cette séquence est trop entière pour dire quoi que ce soit d’autre sur le réel dans lequel elle s’inscrit. À la limite, c’est un tableau, un Chardin, un Rembrandt, un Soutine, un Bacon – œuvres d'un contenu esseulé. La toile écume dans son cadre, mais elle ne s’en échappera pas : le cadre est le couteau qui la sépare du monde.
La séquence est emblématique d’une manière de filmer par soustraction. Ce n’est certes pas la mort qu’on évacue, mais le pourquoi de la mort. Le pourquoi, qui se situe dans le monde ordinaire, le pourquoi que nul n’ignore. Cependant, on peut le résoudre ainsi : la mort est la condition de vie du troupeau. La mort, plutôt que de rejoindre l’antithèse qu’elle supporte et qui est de nier la vie, s’ouvre, accueille et embrasse l’idée d’un devenir, d’une survivance de la chair qui transcende les êtres. Logique abstraite, biblique, vitaliste : Si le grain ne meurt… (cf ci-dessus : La Crucifixion de Bacon)
Bien entendu, une autre logique voudrait qu’on ne tue pas. L’espérance de vie d’un ovin est d’une dizaine d’années. L’élevage lui laisse au maximum quatre ans, souvent moins. Mais le pourquoi d’une mort si précoce n’est pas la question. On demande plutôt le comment. Le problème qui se pose – qui s’impose – à l’éleveuse s’énonce ainsi : comment tuer, comment le faire bien ?
Comme si elles pouvaient comprendre
Ce que la bergère dit, le plus souvent, c’est qu’elle ne sait pas. Les brebis, les moutons et les agneaux non plus ne savent pas. Élever et tuer, ce sont des choses qui s’apprennent. Il y a des gestes, des techniques qui soignent, d’autres qui achèvent. La condition d’apprenante qui est celle de la bergère renvoie à celle de la mère dont les devoirs à l’égard de sa progéniture ne reposent a priori sur aucun acquis. Cette maternité distinctive, endossée, voulue, s’agissant de l’éleveuse, n’est pas seulement une évidence, parce qu’elle est femme, qu’elle met au monde et nourrit souvent elle-même les agneaux au biberon, elle est nécessaire. L’analogie parle d’un rapport foncièrement inégalitaire entre un être puissant et des êtres vulnérables vivant à ses dépens, sous sa dépendance, elle parle d’une inversion ou d’un dépassement de l’opposition entre violence et tendresse. Ainsi donc, pour soigner, il faut parfois infliger la douleur, tandis que la mort peut être offerte avec une immense douceur. L’analogie rencontre toutefois un point limite, l’endroit où, d’un trait rouge, la frontière entre les espèces resurgit… Une mère tuerait-elle ses petits ? Prendrait-elle la décision de bannir, comme le fait Nathalie Salavois, son enfant le plus turbulent ?
En tant que personnage, en tant qu’actrice d’un questionnement philosophique, la bergère incarne nos propres tâtonnements, élans contradictoires envers les bêtes qui nous émeuvent, que nous cherchons passionnément à comprendre et à traiter du mieux que nous le pouvons, mais qui, parce qu’elles sont les plus vulnérables, tombent inévitablement dans cette alternative binaire selon laquelle soit on les protège jusqu’au bout, soit on finit par les sacrifier à nos faims carnassières. Sortir de cette dichotomie implique de faire évoluer nos regards. Elsa Maury, Nathalie Salavois et ses compagnons laineux nous offrent de sonder l’hypothèse d’un espace relationnel où tendresse et force peuvent ne pas tant œuvrer pour la mort que lui trouver une issue.
Calendrier des projections
Première belge au festival EN VILLE !
LUNDI 3 AOÛT 2020 à 20:15
En présence d'Elsa Maury
Chaussée de Wavre 18 - 1050 Ixelles
02 538 17 57 - contact@leptitcine.be
États Généraux du Film Documentaire de Lussas ONLINE
Programmation « Expériences du Regard »
SAMEDI 22 AOÛT à 20:30
Discussion avec Elsa Maury suite à la diffusion en ligne
Visionnable sur la plateforme Tënk (hors-Belgique)
Première publique bruxelloise
JEUDI 17 SEPTEMBRE à 19:00
En présence d'Elsa Maury
Avenue de la Couronne 227 - 1050 Ixelles
reservations@cvb.be - 02 221 10 50
Première liégeoise au Festival Coupe Circuit
JEUDI 1er OCTOBRE en soirée
En présence d'Elsa Maury
PointCulture ULB Ixelles
MARDI 17 NOVEMBRE à 18h
En présence d'Elsa Maury
Dans le cadre du Mois du Doc
Site du PointCulture ULB Ixelles
Texte et captures d'écran : Catherine De Poortere
Image (2) : photo de la main sur le dos d'une brebis : © CVB
Les intertitres sont extraits du texte de Nathalie Salavois.
Cet article fait partie du dossier Les véganes et l'antispécisme.
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