Pléonexie, une notion pour expliquer notre monde.
« Prenons, par exemple, le texte ancien où Glaucon, dans le livre II de La République, se demande "jusqu'où la passion (épithumia) peut conduire". Question rhétorique car Glaucon lui-même pressent la réponse. Il indique en effet, une ligne plus loin, qu'elle conduit à la "pléonexie". Qu'est-ce que la pléonexie? C'est le "désir d'avoir toujours plus" – le terme est formé de pléon (plus) et echein (avoir), donc littéralement "avoir plus", mais avec, en grec, un sens qui dénote l'injustice, à la suite d'actions faites sur le dos d'autres individus. Mais plus de quoi ? Plus de biens, plus d'argent, plus de possessions, plus de jouissance, plus de pouvoir, bref, plus de tout ce qui sert à satisfaire l'orgueil, l'amour de soi, la cupidité, la concupiscence. C'est bien sûr là que Socrate intervient pour identifier ce personnage comme destructeur de notre Cité, de l'être-ensemble. Le "pléonexe", le grand avide, est celui qui veut toujours plus, au risque même de tout détruire autour de lui. » — Dany-Robert Dufour
Le but de ce petit texte est de tenter de cerner la notion de pléonexie à partir de la présentation qu'en fait le philosophe Dany-Robert Dufour. Dans L'Individu qui vient...après le libéralisme, mais aussi dans certains de ses précédents livres, dont Le Divin marché et La Cité perverse, l'auteur s'attache à démonter les mécanismes et la nature des comportements et des récits produits par le néolibéralisme et, de manière plus générale, par la machine à générer l'économique et à tout transformer en disruption dans laquelle nous vivons. Que ce soit l'écrasement de toutes les formes de régulation autres que celles autorisées par les mécanismes de marché ou la prégnance de plus en plus marquée d'une sorte d'idéologie de l'amour de soi compris comme négation de l'être-ensemble, il dresse un portrait glaçant des dérives et des impasses dans lesquelles notre monde s'est enfermé. Mais pour ce qui concerne notre sujet, il parle surtout des profondes transformations morales et philosophiques qui se sont succédé depuis la Grèce pour aboutir aux dérèglements auxquels nous sommes confrontés. C'est dans ce cadre que l'idée d'un décrochage de plus en plus violent avec certaines conceptions héritées d'une longue tradition philosophique apparaît (Jean-Pierre Vernant, le grand helléniste, affirme que la philosophie – et l'ascèse qu'elle permet – s'est constituée contre la pléonexie, ce déchaînement des appétits). Il en est donc ainsi de la pléonexie, à propos de laquelle on pourrait parler de désinhibition, et dont l'acceptation de plus en plus décomplexée est responsable de déséquilibres de plus en plus massifs et ingérables.
Comme il est dit dans la citation, pléonexie est un terme forgé à partir des racines grecques pleon, plus, et echein, avoir. Il s'agit donc d'un comportement moral motivé par une soif d'accumulation de tous ordres, et ceci dans tous les domaines d'existence, aussi bien dans nos comportements individuels que collectifs. La pléonexie, c'est vouloir et avoir plus, toujours plus, et encore de plus en plus jusqu'à avoir de trop, et malgré cela ne jamais en avoir assez, c'est aussi fatalement avoir plus que sa part et être aveugle à la spoliation généralisée que cela entraîne, c'est être dans cet emballement jusqu'à ne plus pouvoir s'arrêter, jusqu'à ce que l'horizon mental lui-même soit englouti dans le processus d'accumulation et s'enlise dans cette pathologie en entraînant tout dans son délire et dans la destruction de tout ce qui fait vie commune et partageable, vie vivable, vie qui se soucie de l'équilibre entre les êtres. L'origine de cette notion vient donc de Grèce où elle renvoyait à la démesure (hubris), considérée, ainsi qu'il va de soi, comme une déviance, et bien plus que ça, un tabou, au même titre que l'inceste. C'est dire que la conscience d'avoir affaire à un type de comportement porteur de toutes les dangerosités était grande et nécessitait le développement de tout un système d'interdits. L'anthropologie, mais de manière plus générale, les sciences sociales, l'histoire, et bien évidemment la philosophie nous disent qu'on retrouve cette défiance dans beaucoup de groupes humains, si pas dans la plupart, et un des développements les plus fascinants proposés par le philosophe est celui qui consiste à décrire la série de basculements qui ont petit à petit transformé un monde pétri de prudence et de méfiance à l'égard de tout ce qui pouvait représenter la libération des instincts les plus accapareurs en une civilisation, la nôtre, où une bonne part des comportements est réglée sur l'ignorance des mécanismes censés atténuer et réguler les risques encourus, à moins que ce ne soit leur encouragement ou leur glorification, l'avidité sans frein, comme on le sait, étant un des principaux moteurs du système capitaliste.
Dufour nous renseigne donc sur ce qu'on pourrait appeler la scène philosophique de l'âme et les transformations radicales qui l'ont amenée à se mouler dans des habits dont on s'est longtemps méfié. Il propose aussi, articulant les aspects subjectifs aux interrogations ayant trait à l'économie, la sociologie ou la philosophie un éclairage sans concession pour qui s'intéresse à des notions telles que la croissance ou la productivité et il interroge en profondeur les mécanismes qui font de la marchandisation généralisée un des fondements de ce qui nous relie désormais les uns aux autres, pour le pire semble-t-il.
Dany-Robert Dufour, L’Individu qui vient… après le libéralisme
« La philosophie ne sera d'ailleurs pas la seule à se fixer cette ligne de conduite (tenir à distance le pléonexe) puisque cette nécessité de le tenir à distance apparaît aussi dans les sagesses populaires, ces philosophies spontanées du tout-venant. Nous en sommes renseignés par Marcel Mauss, le grand anthropologue qui a découvert la loi de l'échange dans les sociétés traditionnelles : il n'hésita pas à parler d'une "horreur de la pléonexie" dans ces sociétés. Le riche devait "expier régulièrement sa fortune" car "l'expiation était la condition de la jouissance des biens". Ces expressions sont très fortes. Mauss était bien placé pour comprendre cette horreur. La pléonexie interrompt en effet le cycle ternaire de l'échange dans ces sociétés : la pléonexie ne veut plus "donner, recevoir, rendre", mais tout simplement "prendre". » — Dany-Robert Dufour