Retrouver le fil
Sommaire
Reprendre le fil, renouer les fils de ce qui, au cœur d’un système essoufflé, s’effrite et disperse le sens des vies individuelles et collectives. L’art contemporain textile, associant travail de la main et concept moderne, reliant artisanat et art pur, traditions et conceptualisation moderne, nous guide souvent dans des voies qui ressourcent nos stratégies narratives. À l’image de ce processus qui, comme nous le rappelle Mélanie Coisnes, directrice du TAMAT*, dans le texte du catalogue, a détourné des savoir-faire qui emprisonnaient les femmes dans des rôles de petites mains : « Malgré le fait que la majorité de ces personnes se contentent d’une simple reproduction de patrons, d’autres « plus rebelles » osent la création, nourries par un courant féministe qui se répand progressivement au sein de toutes les couches de la société. Elles prennent elles-mêmes le « fil » en main et sont, d’abord intuitivement, puis plus consciemment et systématiquement, créateur et exécutant du processus de réalisation, de A à Z. »
Repriser l’invisible
Et c’est ce que représente, concrètement et métaphoriquement, la courte vidéo intime d’Ethel Lilienfield, « Elle essayait de se réconcilier avec la nuit ». Une femme nue, sur son lit, probablement au cours d’une insomnie – ces instants où s’exacerbe le sentiment des failles, d’être sur un iceberg qui se sépare du reste du monde –, inlassablement s’occupe à recoudre ou entretisser des fils. Une œuvre cachée, devant elle, entre ses jambes. Se réconcilier avec la nuit c’est aussi faire en sorte que les faces nocturnes et diurnes d’une même existence ne s’opposent plus, que l’une ne détricote pas ce que l’autre tricote. Travail invisible – la vidéo ne dévoile jamais l’ouvrage – et ingrat autant qu’indispensable. À l’instar du travail domestique féminin – dont le reprisage – qui permit longtemps, sans être rémunéré, la reproduction de la force de travail nécessaire au capitalisme. Cette couture solitaire, à huis clos, est mise en écho avec le film « Azetta » de Jérôme Giller où la pratique du tissage, dans la culture berbère, se révèle dans toute sa socialisation, prise dans un fil ininterrompu de conversations, d’allées et venues, entre genres, générations, espace domestique et environnements historiques, naturels. Tissages matériel et immatériel vont de pair.
Rhizomes d’objets trouvés
Entre visible et invisible, Hélène de Gottal trace de subtils et entêtants rhizomes. Elle s’attache à ces innombrables petits objets éparpillés sur nos chemins et qui, soudain, aimantent l’attention de façon irrépressible, caillou, roche, galet, bâtonnet. Il devient impossible de ne pas le ramasser, de ne pas l’emporter, pour le toucher, le contempler, le questionner. Quelle histoire évoque-t-il en nous ? Que ravive-t-il en nos mémoires ?
Cet entrelacs d’investigations poétiques devient alors résille de dentelle enveloppant l’objet, le transformant en reliquaire d’un sens fugitif autant que vital, constellations et points de fuite.
Dans un autre registre, « Burqa », presque indétectable à l’œil pressé, fantomatique phosphorescent, célèbre avec force tout ce que dérobe et dissout la parure d’occultation et d’oppression des femmes. On dirait la dépouille d’un organisme des grands fonds ayant opté pour la stratégie de la transparence pour résister aux prédateurs.
L’empathie tissée entre humains et ses outils
Maren Dubnick s’attache à révéler d’autres dimensions invisibles au cœur des relations avec les objets qui nous prolongent. On connaît l’impact d’un travail répétitif sur le corps humain, la façon dont un outil « se greffe » sur l’organe qui le manipule en occasionnant des cloches puis des cals, ou l’impact que peut avoir une manipulation régulière de certaines machines ou certains instruments (jeux, sports) sur l’allure d’un individu, son maintien, la manière de se tenir et se mouvoir. On décrit cette osmose souvent du côté humain, normal. Mais qu’en est-il du côté outil ? Comment vivent-ils le fait d’être prolongement de nos gestes, usages, efforts ? Comment reçoivent-ils les ondes et frictions qu’on leur transmet pour atteindre nos objectifs ? Où sont leurs points sensibles, où se marquent les points d’empathie ? L’intervention de l’artiste sur une des colonnes de la maison indique une zone fatiguée, là où la portée fragilise le matériau de soutien. Elle intervient en embobinant de ficelle noire la partie endolorie, l’enveloppe d’un pansement, ectoplasme ligné qui prend la forme d’un nid presque invisible. Sa réalisation exige patience, méditation obsessionnelle, compassion rituelle. Là, incube une conscience différente de ce qui s’échange entre vivant et choses inertes. Et ainsi, avec une multitude d’aiguilles (tricot, couture, crochet), épingle de nourrices, compas, anneaux, clubs de golf… À chaque fois, la petite sculpture de fil célèbre les épousailles entre endosomatisme et exosomatisme.
La mémoire, métier à tisser de sous-bois
Parfaitement intégré au Grand salon, avec ses peintures murales nuageuses, ses dorures douces et les fenêtres donnant sur le jardin, un portique en deux parties, deux antennes qui dialoguent, à la manière d’un cerveau droit et cerveau gauche. Un métier à tisser transformé (dans le style de ces jouets hybrides, transformers) en miroirs mettant en abîme une magnifique peinture sur soie de sous-bois, vibrant. On croit voir se refléter au cœur du cerveau, là où se reflète les images extérieures, la texture même du sous-bois. Ensuite, l’artiste déstructure l’objet peint, fibre à fibre. L’image apparaît un peu comme dans ces films expérimentaux altérés par le feu, des brûlures, des déchirures.
Le métier à tisser sert autant à dé-tisser qu’à tisser, à retisser le dé-tissé, ainsi de suite. La trame même du sous-bois est mise à jour, avec ses failles, ses blessures, ses recompositions lentes.
Histoire de rappeler qu’une image, captée par le regard, enregistrée dans les cellules, rangée dans la mémoire, n’est jamais lisse et intègre, mais toujours altérée, transformée, lacunaire, s’estompant et revenant, intégrant d’autres éléments par associations et correspondances. Il n’y a jamais « une » image de sous-bois…
Exorcisme, intelligence collective, cordes libres
Mireille Asia Nyembo s’en prend au wax, tissu imprimé qui s’est imposé dans la culture congolaise, aux dépens de traditions textiles antérieures. Elle s’approprie une fibre végétale, le raphia, que procurent les feuilles du palmier du même nom et en tire divers matériaux, pigments, textures, écailles qu’elle administre ensuite à des échantillons de wax pour les désenvoûter, leur ôter leur dimension d’aliénation historique. Ce qui en ressort ressemble à une sculpture-exorcisme. Erwan Mahéo explore les flux et reflux qui construisent les imaginaires individuels et collectifs, leurs points de jonction, lors de rencontres entre artistes, dans des ateliers d’échanges. Son installation dans la bibliothèque est un ensemble de tableaux sur roulettes – référence aux panneaux d’écritures partagées d’exercices d’intelligence collective – où les tissus exposent des symboles abstraits et signes concrets comme moments forts d’une pensée plurielle émergeant, s’esquissant, s’entretissant. Alice Leens libère les cordes, les fibres de coton : plus question de les soumettre au design voulu par l’humain.
Elle autonomise les pulsions formelles et esthétiques que recèlent ces tissus et les laisse se développer sans limite, à la manière de plantes fantasmatiques ou de coquillages monumentaux, épousant les logiques de plissés, ruchés et autres fronces géométriques.
Ce qui séduit dans l’ornementation d’un vêtement, d’un tissu d’ameublement, en prenant une telle disproportion, intimide, fascine.
L’exposition FIL est aussi l’occasion de voir ou revoir le travail de deux artistes importants, devenus des classiques. Jose Maria Sicilia, avec ses cartographies où le vide et la transparence sont aussi importants que les contours aléatoires et les archipels colorés, empreintes, contours déchirés, chutes de tissu (ce qui reste au sol quand le vêtement est achevé). Des tableaux pour éduquer le regard à accorder autant d’attention au « rien » qu’au manifeste. Ensuite, deux pièces envoûtantes de Chiharu Shiota, sublimées dans l’atmosphère de la salle à manger, avec ses subtils jeux d’ombres et lumières.
Prolonger le fil jusqu’au TAMAT, Tournai
Ce qui est montré de façon événementielle à la Maison des Arts est une partie émergée d’un iceberg dont une grande partie se présente au TAMAT, musée de la tapisserie et des arts textiles. Il était donc juste que la Maison des Arts tisse des liens avec cette institution tournaisienne dont l’actualité est très riche, autant sensitive que cognitive. Allez-y, il y a de quoi voir : une courte exposition « pop-up » avec quelques œuvres attractives sur les liens entre fil et nature/culture. Une présentation captivante des collections permanentes, parcours d’un imaginaire tissé depuis la première partie du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui. Une vaste partie histoire et prospective : une synthèse de 40 ans de résidences d’artistes régulières. Une partie didactique où s’initier à voir, sentir, toucher, interpréter autrement l’art textile. Sans oublier les tapisseries historiques, remarquables, en dialogue actuellement avec une intervention (textile, évidement) de Carmen Groza.
Pierre Hemptinne
Exposition | FIL
9 artistes travaillent la matière textile
20.02 > 25.04
Visionnez les interviews des artistes exposés.
En partenariat avec le TAMAT