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Bernard Friot : salaire à vie

Salaire à vie

conférence, écologie, démocratie, Le travail, travail, pouvoirs, Bernard Friot

publié le par Alexandra Garin

Le 15 janvier, Bernard Friot, sociologue et économiste, est en conférence à Namur. Dans le cadre de la saison Le Travail de PointCulture. Ca se passe aux Abattoirs de Bomel où est présentée l’exposition « Temps de travail ». Voici une introduction à sa conception du « salaire à vie ».

Différence entre « salaire à vie » et « revenu universel ».

Le travail et l’engagement de Bernard Friot consistent à fournir des arguments en faveur de la création d’un salaire à vie pour tous-toutes. Cela sonne peut-être banal à première écoute si l’on associe cette idée à celle du revenu universel dont l’on débat beaucoup et dont il existe déjà plusieurs versions, selon que l’on se situe à droite ou à gauche. Mais le salaire à vie, ce n’est pas la même chose : la formule du revenu universel reconnaît que tout le monde a des besoins et doit disposer d’un minimum pour participer à la société de consommation, ça relève en quelque sorte du droit à disposer d’un pouvoir d’achat, sans toucher au système économique global.

Tandis que, « attribuer un salaire à la personne, c’est reconnaître que toute personne est en capacité de produire de la valeur économique » alors que le capitalisme, au contraire, suspecte tout le monde en permanence de ne pas être capable de produire ».

Valeurs du marché et du non-marchand.

Pour mesurer à quel point ce postulat de Bernard Friot est révolutionnaire, nous ferons un détour par Frédéric Lordon qui en spécifie toute la portée.

Un préalable est nécessaire en rappelant le statut de ce que l’on appelle « marchand et ce que l’on appelle non-marchand. La règle la plus générale considère « qu’une chose est économique lorsqu’elle fait l’objet d’une transaction sur le marché ». Pourtant, dans le calcul du PIB, une large production de biens n’ayant entraînés aucune transaction sur le marché, est prise en compte : « administrations publiques, des services d’éducations, de santé, etc. ». Alors que l’économie capitaliste discrédite et détruit les services publiques, la puissance publique, le « PIB non marchand » lui reste autant indispensable que minoré.

Quelle est la ligne de partage ? « Par exemple, un grand-père garde sa petite-fille : activité non économique. La petite fille est gardée (et non plus la petite-fille) est gardée par une société de de babysitting contre monnaie : activité économique. Mais c’est la même petite fille, et la même prestation de garderie dans les deux cas. Or le second viendra grossir le PIB quand le premier sera compté pour rien. Par construction, le retraité est considéré comme retiré de la valeur économique. » Pourtant, la production de bien, pour la société, n’est-elle pas équivalente ?

L’arbitraire capitaliste et el salariat.

Cette comparaison entre deux formes de babysitting et leur classement différent selon leur formule respective, rappelle « la prétention du secteur privé capitaliste à détenir le monopole de la qualification, c’est-à-dire à ne faire reconnaître comme valeur économique que ce qui passe par lui, que ce qui se trouve mis dans ses formes à lui : les formes de la production organisée sous le rapport social du salariat et en vue de la valeur d’échange. » Cette forme d’arbitraire n’est plus questionnée, il n’a fait l’objet d’aucune délibération démocratique, il est complètement naturalisé, les questions politiques qui la commande étant occultées sous l’impersonnelle mécanique du marché.


Un autre arbitraire plus démocratique.

Le premier élément révolutionnaire de la proposition de Bernard Friot est de dire qu’il faut changer d’arbitraire. Mais du plus grand nombre – pas au profit d’une minorité- et « surtout aura fait l’objet non d’une imposition subreptice mais d’une délibération explicite. » Et, précise Frédéric Lordon : « Friot envisage simplement une reconnaissance inconditionnelle de tout individu comme producteur de valeur économique, c’est-à-dire une reconnaissance inconditionnelle de toute activité comme valeur économique. » Avec cette base, ce ne sont plus les activités qui sont déclarées économiques et porteuses de valeur. La position de Friot veut rompre avec toutes les dynamiques réifiantes du marché (où la consommation réifie les désirs, les pulsions au service de la croissance). Ce sont les « individus s’activant » qui sont porteurs de valeurs économiques. « Aussi toute activité procédant de ces individus est-elle ipso facto déclarée valeur. Même quand elle consiste en apparemment… rien. »

Le basculement des valeurs.

Pour comprendre la puissance du salaire à vie, il faut bien se représenter, donc, à quel point il rompt avec l’actuel salariat en formalisant une nouvelle convention de valeur qui « part d’une tout autre prémisse : exister, c’est s’activer ; s’activer, c’est produire des effets ; quels qu’ils soient (sous réserve bien sûr de n’être pas légalement prohibés), les effets d’un homme au sein d’un groupe d’hommes sont une contribution à la vie collective. Une contribution qui mérite entant que telle d’être reconnue comme valeur et rémunérée. » Ce qui signifie que « le périmètre de la valeur rémunérable, de strictement économique, ou lié à la production matérielle, s’étend jusqu’à la valeur sociale au sens le plus large du terme. Une discussion de voisinage ne produit rien de matériel, mais produit bien « quelque chose » : du voisinage. » Ca donne une idée du bouleversement à venir et qui, plus que probablement, est la seule issue pour sortir du capitalisme en train de détruire notre écosystème. On sortirait d’une économie des choses matérielles assujettissant l’individu et son environnement. « Dans le flux vital d’activités d’un individu, plus rien n’est distingué, plus rien n’est isolé pour être évalué indépendamment. Il est donc logique que, foyer originaire de tout ce flux indistinct, il devienne directement, lui, et non plus ses œuvres, le porteur de valeur – et l’attributaire de la rémunération sociale qui en est la contrepartie. »

 

Pierre Hemptinne

Plus d'infos sur la conférence de Bernard Friot

Les citations sur Bernard Friot sont de Frédéric Lordon et tirées du livre : « La condition anarchique », Seuils 2018, page 91

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