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« Sans frapper », un documentaire d'Alexe Poukine

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publié le par Catherine De Poortere

À 19 ans, Ada se rend à trois reprises chez un homme qu'elle connaît. A trois reprises, il la viole. La plainte ne sera déposée que dix ans plus tard. De l'événement à sa reconnaissance, de la honte au témoignage, se dessine un cheminement qui engage la déconstruction du concept de viol. — « Au lieu de traquer ce qui n’allait pas chez moi, j’ai commencé à me demander ce qui n’allait pas dans ce que lui m’avait fait. » — .

Sommaire

— « Je revois des couleurs, rouge, orange, fauve, ça cogne, ça feule, ça sent fort. — »

Ada

Ada est le nom d’une héroïne de roman, grande sœur de Lolita, réputée pour le trouble qu’elle inspire autant que pour celui de sa conduite. Indécidable car indécise, elle est de ces êtres dont on ne sait jamais quel démon les anime, à moins que ce ne soit un ange. Le savent-ils eux-mêmes ? Sans destinataire, adressé à tous et à personne, n’appelant pas de réponse spécifique, ce halo d'érotisme qu'ils dégagent, il convient de le percevoir à sa juste mesure, de comprendre ce qui, en eux, relève d'un régime sensoriel d’ouverture au monde pour le distinguer de ce qui, vers l’autre, fait signe, invite, désire.

— « Tout ce qui faisait ma personne, ma douceur, ma vulnérabilité, ma sensibilité, toutes ces choses-là je les détestais parce que j’étais persuadée que c’était pour ça que je m’étais fait avoir. — »

S’il est un fait discutable mais avéré, c’est bien la scandaleuse éloquence du prénom quand il s’agit de qualifier une personne ou de raconter son histoire. Ce faussaire en étymologie de Nabokov ose même adjuger à Ada, prénom d'origine germanique, une source russe des plus douteuses : Ada, iz ada, issue de l’enfer.

En dehors de la fiction, Ada, de bien des manières, existe, et si son homonyme romanesque pouvait lui être d’une aide quelconque, ce serait, en son nom, de porter le message qu’aucune jeune fille ou femme n’est comptable des images et des idées vagues qui flottent autour d’elle, représentations auxquelles son âge, son apparence et ses gestes, par un funeste effet de conditionnement, la relient sans cesse, venant se coller à sa peau comme si, cette peau, ce n’était plus vraiment la sienne.

Le violeur idéal n'existe pas

Aussi importe-t-il moins d’apprendre qui est Ada Leiris que de comprendre pourquoi et comment Alexe Poukine s’est sentie tenue, en révélant le récit de la jeune femme et le viol qui en constitue le sinistre point focal, de ne pas filmer son visage. La raison tient au fait même de ce viol qui, en vérité, n’a pas l’air d’un viol. Ne coïncide pas avec l’idée que l’on se fait du viol. Jamais il ne viendrait à l’esprit d’Ada – 19 ans à l’époque – de renier ce qui fut, dira-ton, sa faute, d'avoir été au-devant d'un homme pressenti comme dangereux. Ce n’était pas un inconnu, pas un ami non plus ; elle a accepté un rendez-vous, l’a embrassé. Après un premier assaut d’une indéfendable brutalité, elle est revenue vers lui, et ce à deux reprises, totalisant un nombre de trois rencontres dans une même semaine.

— « Je doutais de mes souvenirs, je me disais t’es une perverse, menteuse, manipulatrice, t’es quelqu’un de mauvais. — »

En 2016, Isabelle Huppert suscitait le scandale dans le rôle d’une femme entretenant un rapport passionnel avec l’homme qui l’avait violée. Est-ce un hasard si ce film (Elle, Paul Verhoeven, 2016), jugé obscène par de nombreux critiques, opérait, non sans humour et avec une aigre intelligence, le diagnostic du déni qui fonde le concept du viol ? Certainement il y avait, venant des détracteurs les plus acharnés, ce réflexe de jeter la pierre à Michèle (Isabelle Huppert), coupable de ne pas ressembler à la victime idéale. La victime idéale, comme chacun le sait, s’écroule dans le sang et les larmes.

— « Dans la construction du violeur il y a quelque chose de monstrueux, comme ça personne ne s'y reconnaît. — »

En vrai, existe-t-elle seulement, cette victime idéale, corollaire du violeur idéal, ce monstre absolu posté en embuscade dans les lieux meurtriers ? Julien, le bourreau d’Ada, n'a certainement pas la tête de l'emploi, c’est un jeune homme sociable, fort apprécié. Pour sa peine, Ada peut toujours s'en aller rejoindre les statistiques, celles qui racontent que 80% des viols sont le fait d’un proche. Il n’en reste pas moins que de ne pas correspondre à la description du rôle qu’on se voit soudain forcé de tenir donne la nausée. Et dans cette honte spécifiquement sexuelle s’institue la sanction de la curiosité féminine, le revers du désir féminin. De responsable, la victime devient coupable.

La zone grise

Comme tout témoin d’un viol, le spectateur n’est pas exempt de préjugés, ce qui rend sa position forcément inconfortable. Trouble, inconfort sont les points de départ du travail documentaire d’Alexe Poukine. On parle ici d'une zone grise, d'un équivoque couvé par nos rapports affectifs, spectre flou d’angoisses et de désirs devant lequel toute entreprise de moralisation définitive transpire la mauvaise foi. Ce lieu où la belle devient la bête, et le bourreau victime.

— « Je pense que j’avais besoin de comprendre le sexe de possession, j’appelle ça comme ça. Et donc j’ai expérimenté en étant moi-même actrice d’une sexualité de possession, je me mettais dans ces situations parce que j’avais besoin de comprendre ce que c’est que d’être dans cette impulsion sexuelle pour pouvoir lui pardonner par derrière (…). C’était nécessaire pour le vivre mais en le décidant. — »

Geste politique : affronter le viol sur le terrain de cette zone grise. Convoquer le réel contre le concept, contre sa projection fantasmée, le regarder en face, assumer. Plus que de raconter, il s’agit de déconstruire. Ce programme de précision, Alexe Poukine l’accomplit avec tout le courage requis par la tâche.

Déconstruire

La caméra se pose devant une quinzaine de comédiennes et comédiens, femmes et hommes d’origines diverses, de tous âges, hétéros et homos, fumeurs ou pas, avec ou sans accent. Chacune et chacun est appelé à interpréter un bout du texte rédigé par Ada Leiris. Ensuite, place au commentaire : « Tu la comprends mieux ? » demande la réalisatrice à ses interprètes. Très vite on bascule dans la confidence, l’aveu. En effet, qui, sur ce thème-là, ne tient pas en secret dans le vif de sa mémoire quelque trauma ? Qui dans sa vie n’a pas été l'hôte d’une agression sexuelle ? L’effet est prodigieux, le dispositif réussissant cette prouesse de livrer un récit sensible dans la distance nécessaire pour que le spectateur ne se trouve pas commis d’office à la place de la victime, ou à celle du juge, ou à celle du voyeur, ou, vertige, à toutes les places réunies. Paradoxalement, le caractère confus de ce relai sans cesse reconduit autour d’un angle mort – le visage d’Ada – induit une plus grande ouverture de la situation. S’y dévoile une méthode d’élucidation très supérieure aux promesses cathartiques fondées sur l’identification à un sujet unique.

Rapporté ainsi, cet événement limite qu’est le viol permet un retour sur soi en tant qu'agresseur ou victime potentielle voire probable d'une agression sexuelle. A cet effet miroir déjà suffisamment intense s'en ajoute un second, retour sur soi-même en tant que spectateur-témoin dépositaire de la parole. N'oublions pas que, par l’indifférence et les jugements qu’elles s'attirent, toute cette attention néfaste à l'endroit de la plus grande vulnérabilité, les affaires de viol sont socialement un martyr à déposer. Parmi les multiples visages qui se succèdent à l’écran, quels sont ceux qui suscitent notre empathie ? Ceux qui nous semblent déplaisants – ou provocants, coupables ?

— « Je voulais avoir quelque chose de beau à voir qui pourrait me distraire. A ce moment-là j’étais constamment dans le souvenir de ma vie d’avant. Je voulais essayer de trouver ce sentiment d’unité qui était si évident avant. » — »

Safe place

Le dispositif veut encore que les interprètes soient filmés chez eux, dans leur propre intérieur. Il est surprenant que, dans des conditions soumises à d’aussi incalculables variations, l’arrière-plan installe à l’écran une telle unité de lumière. Plus encore, des tonalités douces, invitantes, dressent une vision de la sérénité – tableau peut-être provisoire mais sensible – dans laquelle la parole peut se déployer sans risque. On dirait volontiers qu’il s’agit d’un lieu sûr – safe place. Que ce soit en plan rapproché ou en plan moyen, visages et corps sont rejoints par la caméra avec une attention perceptible dans le moindre frémissement, un nuage de fumée, des étoffes dominées par le rouge, le bleu et le gris. Une façon de regarder qui rend toute sa grâce à un cerne, une peau marquée, des lèvres desséchées que l'on caresse nerveusement.

Cru mais sans complaisance, tâtonnant mais lucide, fragile mais puissant, le texte d’Ada se donne dans l'émotion difficile d'une révélation qui coûte. Là s'arrête la personne d'Ada, ici commence le devenir de son témoignage. Les interprètes ne font qu’amorcer une discussion qui doit continuer, c’est le début d’une longue chaine au terme de laquelle chacune et chacun est amené à sonder sa propre conscience. A quel moment de ma vie me suis-je trouvé dans la position du bourreau ? Dans celle de la victime ? Question à laquelle nul ne peut aisément répondre. Les sentiments aussi contraires que l’amour et le mépris peuvent également se traduire dans des pulsions adverses, domination et soumission. Cet événement qu’est la rencontre de deux corps est-il jamais moins qu’un risque absolu ?

— « C’est fondateur, ça te construit, ça te constitue. Ça fait 18 ans. Je ne sais même pas qui j’étais avant. — »

Nous ?

Le film se construit donc tout entier sur l’alternance d’éléments narratifs et de commentaires. Évidemment, cette forme sous-tend l’idée d’un maillage, d’une communauté de la parole. Dans ce qui se présente comme un chœur harmonieux, peut-on vraiment déceler autre chose que des solitudes qui, en s’additionnant, ne formeront jamais une unité consolatrice ? Cette lueur d’espoir qui, discrètement, filtre du documentaire ainsi que, ces temps-ci, d’une façon nettement moins discrète, des mouvements de libération de la parole (#metoo), a sans aucun doute une valeur politique. Le nous agit, mais il ne console pas. Il a même l’effet contraire. A-t-on seulement songé à ce que pouvait éprouver une personne dont le vécu le plus intime se voit soudain qualifier de « cas » et se voit, d’un seul coup, retirer tout ce qui fait la singularité de sa propre trajectoire, la jouissance de la blessure dirait la psychanalyse ? Il y a des identités de comportements qui terrassent, quand on en découvre le texte, il y a un savoir de la souffrance qui prive celle-ci de sa dernière grandeur, celle qui, par miracle, nous soutient devant l’abime. Quel soulagement cela peut-il représenter d’apprendre que d’autres souffrent du même mal et que c’est un mal générique, connu, enregistré, percé à jour de façon obscène jusque dans ses moindres détails ? Devant cette découverte en forme de catastrophe subsidiaire, se reconstruire devient l’effort additionnel qu’il faut fournir, jour après jour, heure après heure, pour tenter de recouvrer, non pas une prétendue santé psychique dont on n'a que faire, mais une intériorité désirante, un quant à soi érigé sur la capacité de parler en son nom propre, à la première personne du singulier.

— « La féminité à la con c’est d’être continuellement poreux au désir de l’autre plutôt que de formuler son propre désir. — »

Liens

Ada ou l'ardeur, de Vladimir Nabokov

Sans frapper, Alexe Poukine, Belgique, 2019.


Agenda des projections

Le Palace (Bruxelles)

Jeudi 24 septembre 2020 à 19h


Anciennes projections

Durant tout le mois de novembre, diverses projections dans le cadre du Mois du Doc

(suivre le lien pour le programme complet).

Dont :

Mercredi 6 novembre 2019 - 18h

PointCulture ULB Ixelles

Et :

Jeudi 7 novembre - 20h

Centre culturel Jacques Franck


Texte et captures d'écran : Catherine De Poortere

Les phrases mises en exergue sont toutes extraites du film.

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