Soyons de nouveaux diplomates, radicalement !
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Imaginaire contre cataclysme ?
Le GIEC a publié son dernier rapport en juin 2021 : « L’humanité à l’aube de retombées cataclysmiques ». À cette occasion, la RTBF reçoit un philosophe qui explique le besoin urgent de « changement d’imaginaire », individuel et collectif. Quelques jours après, dans une autre émission de la même radio, le Premier ministre belge s’exprime sur son plan de relance et il entend rassurer les auditeur·rice·s, pas de soucis, tout se met en place pour que la croissance reparte à la hausse, grâce aux contributions de tous et toutes, tout le monde est invité à « dépenser son argent ». À aucun moment il n’est interpellé sur le changement d’imaginaire devenu crucial. C’est bien le consumérisme lié à la croissance, pourtant responsable de la crise climatique et des futures « retombées cataclysmiques », qui reste la référence absolue. Les appels à « bifurquer » restent minorisés ou considérés comme irréalistes. On s’apprête même à re-autoriser le glyphosate. Frédéric Lordon a-t-il raison d’écrire que nous n’avons plus le temps des lentes révolutions anthropologiques ?
Quel rapport de force ?
L’impératif du changement d’imaginaire ne peut se réduire à lire et regarder des œuvres, des récits, des essais qui tracent d’autres chemins, esquissent d’autres devenirs au vivre humain sur la planète, en espérant que la viralité naturelle de ces idées et sensibilités en élargisse peu à peu l’audience et le poids électoral. Cela implique de modifier radicalement, au plus vite, les référentiels avec lesquels sont gérées les affaires humaines. Imaginer et faire doivent aller de pair. Les premières pièces à dessiner sont les rouages qui permettront à ce nouvel imaginaire d’instaurer un rapport de force salutaire et de gagner tous les étages de la société. Le moteur en est la circulation des idées, leur confrontation, leur degré de viralité, qui débouche sur des choix, des perspectives et orientations qui se traduisent en politique. Au cœur de cela, donc, le débat, la confrontation, les conflictualités organisés actuellement principalement de façon binaire avec des vainqueurs et des vaincus désignés par des processus d’audimat biaisés, et inscrits globalement dans un cadre qui ne remet pas en question le fondement même de cette organisation. Comment gérer autrement les affaires humaines en tirant mieux parti des lignes de conflits ?
La casse du siècle : quelle diplomatie ?
C’est à cette tâche – « faire face à la casse du siècle » – que se consacre le dernier ouvrage d’Yves Citton, un précis de diplomatie réinventée, « Faire avec. Conflits, coalitions, contagions ». C’est le fruit d’une interprétation de textes écrits par d’autres, entretissés, et leur conférant ainsi la possibilité d’un ancrage concret. Les premières pages s’emploient à rappeler la gravité de notre situation. « Face à l’énormité des enjeux et à l’inertie des collusions héritées entre technocraties gouvernementales, mécanismes législatifs, politiques industrielles et infrastructures logistiques, il devient toujours plus difficile de croire à une transition douce induite par des manifestations pacifistes (selon la tradition largement majoritaire dans les milieux écologistes). Il est donc toujours plus tentant de recourir à des opérations de guérilla pour combattre les guerres effectivement menées contre nos milieux de vie par le « Capital » (envisagé comme l’axiomatique générale de telles collusions) ».
« Au fur et à mesure que l’irréparable se commet, avec des conséquences de plus en plus dramatiquement inacceptables, on peut s’attendre à ce que les résistances au capitalisme écocidaire se radicalisent, hésitant de moins en moins à des actions directes visant à détruire ce qui détruit nos milieux de vie. » — Yves Citton
Éduquer à la diplomatie interespèces des interdépendances
Les bases d’une nouvelle diplomatie, Yves Citton va les chercher chez Baptiste Morizot, qui analyse depuis une dizaine d’années « les modes possibles de coexistence entre loups, humains, prairies, chiens de berger et troupeaux d’animaux domestiqués ». Il s’agit de fonder une « diplomatie interespèces des interdépendances ». Un peu à la manière de Bruno Latour, qui invite chacun·e à explorer et décrire son territoire à partir de l’entretissage des liens de tout ce qui lui permet d’y vivre, constatant que ce tissage réunit dans un même ensemble interconnecté des forces amies et ennemies, cette diplomatie fait bouger les lignes entre adversaires coincés dans leurs tranchées, valorise les interdépendances et fait prendre conscience que c’est leur prise en considération, rigoureusement, qui permettrait de réparer et entretenir notre biosphère. L’ennemi est ce qui menace l’indispensable interdépendance, ce que tisse le vivant, toutes espèces confondues. Selon les consignes de Morizot, cité par Citton : « négociation avec tous les membres du tissage qui le font tenir et tiennent par lui ; lutte contre tous ceux qui le détruisent, l’exploitent en le fragilisant structurellement ».
« heureusement, des armées (pacifiques) de bénévoles sont déjà au travail à tous les niveaux de nos sociétés, et le défi tient ici à savoir mobiliser ces tisseurs de quotidien contre les ennemis communs du tissage – ce qui semble naturel, mais requerra tout un travail d’éducation mutuelle et de coévolution entre la revendication militante et l’attention soignante. » — Yves Citton
Cette activité diplomatique – menée à grande échelle s.v.p. – « vise bien à diminuer les douleurs individuelles et à multiplier les puissances communes en instaurant de nouveaux rythmes (d’observation, d’attention, de délimitation, d’intervention, d’ajustement) et de nouvelles échelles (qui désincarcèrent les conflits à la fois des tranchées territoriales où ils s’enferrent et des abstractions idéologiques où ils se réifient). » La tâche est énorme car la casse du siècle est phénoménale : « Au fur et à mesure que les problèmes sociaux exacerbés par les saccages environnementaux se feront plus pressants, nous devons imaginer des sorties par le haut de situations apparemment inextricables en mobilisant nos capacités à coaliser des majorités ponctuelles formées de minorités agrégées. » Une éducation à cette « diplomatie interespèces des interdépendances » devrait rapidement se mettre en place, à commencer par tous les acteurs de la médiation culturelle (éducation permanente, centres culturels, bibliothèques, théâtres) et enfin, dans un avenir le plus rapproché possible, dans les écoles (c’est tout le programme scolaire qui devrait être revu en fonction de ces principes diplomatiques, bouleversant le socle des compétences). Il est indispensable d’éduquer à contrer le « solutionnisme », rhétorique qui vise à maintenir les choses en l’état (le système va générer par lui-même les solutions), à tous les niveaux de la vie quotidienne, en fragilisant les tissages diplomates. Il faut aussi éduquer au fait que cette diplomatie est sans fin, sans victoire, sans « revanche ». « Non seulement il convient d’imaginer des guerres sans victoire, mais il nous faut tout autant concevoir des diplomaties sans véritable espoir de paix. (…) La paix n’est jamais conclusive ni décisive, mais seulement, au mieux, durable (pour un certain temps). L’ajustement n’est pas un état pérenne, mais un processus interminable. Plutôt qu’une lutte finale ou un combat décisif, l’agir vise à hausser le niveau de diplomatie (méta-polémique) pour baisser le niveau de nuisances (sans espérer les éradiquer). »
Faire avec, c’est bifurquer
Après avoir défini de façon rigoureuse et imagée le « faire avec » qui donne corps à la nouvelle diplomatie – un « faire avec » inspiré de Michel de Certeau, « faire avec l’état donné des rapports de force en développant de usages inattendus susceptibles de prendre le contrepied et la contrebande des habitudes dominantes et des aliénations prédatrices » –, Yves Citton propose des stratégies de coalition et des techniques de contagion accessibles à tous/toutes. Toujours en effectuant un habile et explosif collage de sources inspirantes – différents penseurs, théoriciens, rêveurs –, ce qui aide chacun·e à trouver l’occurrence adaptée à sa sensibilité pour mettre le doigt dans l’engrenage de ce nouvel imaginaire.
Pierre Hemptinne
À retrouver dans l'émission
La Grande table idées par Olivia Gesbert
Yves Citton : penser à une nouvelle conflictualité politique
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