Still Standing For Culture : entretien avec Jean-Philippe Delobel, animateur-réalisateur chez Clara ASBL
> PointCulture : La réalisation du film est signée Clara ASBL avec l’Université Populaire d’Anderlecht. Pourriez-vous nous présenter ces deux entités et préciser quels ont été leurs rôles respectifs dans ce projet collectif ?
Jean-Philippe Delobel : Les deux asbl sont reconnues par la FWB dans le champ de l’Éducation permanente.
CLARA asbl a pour mission de favoriser et de développer avec des outils vidéo : une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société, des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation, des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique. Toutes ses productions vidéo sont en libre accès sur www.clara.be.
L’UPA, Université Populaire d’Anderlecht, est une structure pédagogique à vocation sociale créée pour lutter contre la fracture numérique dans le quartier de Cureghem.
Ses actions sur le terrain sont de favoriser l’accès, l’apprentissage et la maîtrise du multimédia et le soutien aux personnes les plus vulnérables d’un point de vue culturel, social et économique et de développer des ateliers d’analyse et de critique de problématiques sociétales.
Clara asbl a proposé pour la seconde fois au groupe des « Mordu-e-s » de l’UPA de s’investir dans une animation (dont le coût est gratuit) pour traiter d’une thématique à définir collectivement ou d’un enjeu précis pour au final prendre la forme d’une production vidéo.
Le premier film réalisé avec l’UPA en 2018 traitait du sujet de l’isolement des personnes âgées : Guy, Maguy, Georges et les autres
À partir des idées émises et débattues collectivement par le groupe rassemblé autour d’une thématique, l’animation permet ainsi de s’initier au processus de réalisation d’une production vidéo et à ses différentes étapes : conception, écriture, repérages, tournage, montage, diffusion avec deux casquettes : celle de réalisateur et de scénariste.
Des projections publiques (avec débat) du produit final sont ensuite prévues afin de mettre en lumière le travail réalisé collectivement.
> PC : En tant qu’acteur d’éducation permanente et citoyen, que signifie pour vous faire partie de cette programmation Still Standing For Culture, en dehors de tout cadre légal ? Un mot sur votre collaboration avec le Centre Bruegel ?
J-P. D. : Dès les premières journées organisées par Still Standing For Culture (en février et mars), nous étions déjà présents pour apporter notre soutien à la Culture et à l’Éducation permanente. Cela nous semblait indispensable, tant ces deux secteurs figurent parmi les secteurs les plus oubliés de la gestion de la crise sanitaire.
En février, ce fut surtout pour nous revoir (la dernière fois datait de fin octobre 2020) et entrevoir de nouveaux projets dès que ce serait à nouveau possible.
Le 13 mars, nous avons fait partie de la programmation de Still Standing For Culture en diffusant toute la journée notre film Esprit bruxellois, es-tu-là ? dans la vitrine du café « Le Petit Lion » dans les Marolles, un des lieux qui figurent dans le film. David, un des patrons du Petit Lion (qui intervient dans le film) a immédiatement réagi positivement à notre proposition, étant lui-même très fortement impacté par la fermeture de son établissement.
Quant à notre connexion avec le Centre culturel Bruegel, elle remonte au tournage. Nous avons tourné une interview là-bas. Le centre culturel était très intéressé par notre projet sur l’esprit bruxellois. Il avait été convenu qu’une projection-débat serait organisée une fois le film terminé (février 2020). Malheureusement, crise covid oblige, cela n’a pas été possible à ce moment-là.
Le déconfinement de la culture à partir du 30 avril était l’occasion rêvée de concrétiser notre partenariat prévu de longue date et le succès des deux projections (plus de 50 personnes) fut un vrai succès à la fois public et critique. C’était en plus une vraie première publique.
> PC : Esprit bruxellois, es-tu là ? : un titre qui, formulé par une question ouverte, semble résumer à lui seul l’humble curiosité qui a présidé à l’élaboration du film. Néanmoins, la subjectivité du documentariste s’accompagne inévitablement de présupposés… Quels étaient les vôtres, en amont du tournage ?
J-P. D. : Après la problématique grave du premier film sur l’isolement des personnes âgées, le groupe des Mordu-e-s de l’UPA souhaitait emprunter une route plus « légère ». Chacun a alors mis sur la table des thèmes à explorer. La question de la mémoire individuelle et collective de Bruxelles a surgi lors des débats. La mémoire des lieux également. À la recherche des traces d’un passé révolu dans une ville-capitale qui se transforme et renait sans cesse. Parmi les Mordu-e-s, certains sont bruxellois depuis leur naissance ; d’autres y sont venus vivre ou viennent de l’étranger. De France notamment.
Le groupe s’est alors questionné sur son rapport intime à Bruxelles. Certains le vivent profondément. Ce sont des « echte Brusseleirs ». D’autres ne ressentent pas fortement cette culture et cet attachement à Bruxelles avec ce que cela implique : le parler bruxellois (non, peut-être !) et son accent, les Marolles et sa place du Jeu de balle, le stoemp, la zwanze, la Zinneke parade, Bossemans & Coppenolle, l’inévitable Manneken Pis et son esprit frondeur iconoclaste…
Très rapidement, après ces échanges sur l’identité de chacun, le thème de l’esprit bruxellois – ou plus exactement « brusseleir » – a fait consensus dans le groupe. Au hasard des rencontres effectuées sur le terrain lors de repérages et grâce aussi au réseau du groupe, l’idée était donc d’explorer ce fameux esprit, mix de dérision, d’autodérision et de truculence et voir s’il existait toujours. Avec cette question principale en tête : « Esprit bruxellois, es-tu là ? » Convient-il encore aujourd’hui de te transmettre et de te perpétuer ?
> PC : Aller à la rencontre de commerçants de spécialités culinaires typiques telles que le bodding et les caricoles apparaît comme une tentative de retrouver l’essence d’une Bruxelles supposément « traditionnelle ». Les conférences de Jean-Jacques De Gheyndt autour des dialectes bruxellois semblent également converger dans ce sens. Comment concilier cet héritage local en voie de désuétude avec le flou identitaire d’une jeunesse bruxelloise désormais cosmopolite et mondialisée ?
J-P. D. : Esprit vivant ou bientôt en conserve ? Bruxelles, c’est vrai, a bien changé. De Bruxelles, ville, elle était déjà deux fois capitale : de la Belgique et de l’Europe. Elle est désormais la deuxième ville la plus cosmopolite du monde, véritable brassage culturel et carrefour multiculturel. Nous nous en sommes rendu compte lors de la réalisation du film.
Qui peut revendiquer l’identité bruxelloise aujourd’hui ? Celui qui parle le bruxellois, manger des plats typiques comme le stoemp, fréquenter des cafés, des lieux, des quartiers comme les Marolles ?
Les jeunes d'aujourd'hui sont-ils encore intéressés par l’esprit et la culture bruxelloise ? Parle-t-il encore le brusseleir ? Jean-Jacques De Gheyndt, lors de ses conférences mensuelles en brusseleir, accueille parfois des jeunes accompagnés de leurs parents. Ces jeunes en ressortent ravis et heureux d’avoir découvert cet esprit bruxellois dont ils ignorent beaucoup.
Beaucoup de jeunes figuraient parmi les spectateurs lors des deux projections du 30 avril. J’ai eu l’impression qu’ils découvraient l’esprit bruxellois pour la première fois. À ces jeunes, je leur dis que le vrai esprit bruxellois, il faut aller à sa rencontre, il se mérite. Et surtout, il faut sortir de l’idée que cet esprit n’est alimenté que par le tourisme, le folklore, le Manneken Pis, le Meiboom, le Théâtre Toone, le fameux tram 33 nostalgique de Brel, entre autres… Dès lors, il est intéressant d’être curieux, de faire la démarche de rencontrer des Bruxellois et de s'intéresser à leur culture (pas seulement au folklore), c’est l’essence même de notre film.
> PC : Intervenant du film, Philippe Lambert (député européen) signale un « manque d’interpénétration de la bulle européenne dans la ville », en faisant référence aux institutions. Doux euphémisme quand on sait qu’on a dû raser tout un quartier pour faire place à l’Espace Léopold (à ce sujet voir le documentaire de Gwenaël Breës, Façadisme, choucroute et démocratie). Dans quelle mesure pensez-vous que l’exemple de Lise Schwimmer (autre intervenante du film) est représentatif de l’intégration de la plupart des eurocrates de passage à Bruxelles ?
J-P. D. : Lise Schwimmer n’est pas représentative de l’intégration des eurocrates à Bruxelles. Elle s’investit dans sa ville au contraire de la majorité des eurocrates qui restent prudemment dans leur bulle. C’est justement ce qui nous intéressait avec Lise, Française en mission longue durée à la Commission européenne, elle habite Cureghem et elle s’investit durablement dans la vie sociale des Marolles en apportant son aide bénévole à une association pour les sans-abris. Ce que tout eurocrate devrait faire à mon sens, car c’est la meilleure manière de sentir le pouls de Bruxelles et de vivre pleinement sa citoyenneté bruxelloise.
Lise a fait le choix de la rencontre avec les Bruxellois depuis de nombreuses années ; son compagnon est marocain d’origine et maintenant avec son implication dans la vie de la cité, Lise a droit au chapitre, car c’est désormais aussi sa ville.
Propos recueillis par Simon Delwart.
Le film est visionnable librement et en version intégrale via ce lien.