Talk Talk revisited #2 : changements de personnalités
Sommaire
intro
épisode #1 - Mark Hollis, en réaction
On dit souvent qu’il est difficile pour un groupe de réussir son second album. Fin 1982, l’enjeu pour Talk Talk est d’autant plus complexe qu’il lui faut s’extirper du moule de la New Romantic dans lequel EMI l’a coincé. “On était sous une pression terrible”, dit Mark Hollis. “Il s’est passé des choses dont j’étais très mécontent. C’était ridicule. C’était dégoûtant. Mais je ne regrette pas qu’ils m’aient juste rendu plus inflexible pour ne plus jamais être pris comme ça.” Alors que la tournée du premier album n’est pas tout-à-fait terminée, Talk Talk enchaîne sans relâche la préparation du suivant. “Ces dernières années, on a tellement mis l’accent sur l’image qu’elle est devenue plus importante que la musique elle-même. Ce en quoi nous croyons, c’est : ‘Retournons à l’écriture de chansons’ !” Hollis prend les choses très au sérieux. “Chaque album doit être une avancée déterminante par rapport à celui qui le précède.” Son exigence artistique monte d’un cran. Mais il ne parvient pas à exprimer facilement ses visions aux autres – “ses consignes étaient monosyllabiques”, se souvient Rupert Black (The Pretenders), qui jouera une partie des claviers dans les tournées de 1985 et 1986. De la même manière, “Mark est devenu très frustré avec moi, dit le claviériste Simon Brenner, parce qu’il entendait des choses dans sa tête qu’il voulait que je joue mais je n’y arrivais pas”. Brenner, convaincu que le quatuor va désormais se doter d’un guitariste, ne cache pas sa surprise en voyant arriver à la place… un pianiste, en la personne de Phil Ramocon, au bagage classique et jazz, au style plus funk et qui est davantage familier du piano en bois. Brenner comprend que ses heures sont comptées, d’autant qu’Hollis a une approche de plus en plus ambiguë des synthétiseurs, ces “choses horribles” qu’il n’utilise que parce que “c’est une façon bon marché” de faire “de la musique multi-texturale”.
Les couleurs du caméléon
Cette fois, Talk Talk obtient un temps de studio plus long. Et plus question de se laisser imposer un producteur ! Après avoir espéré une collaboration avec Chris Thomas (Sex Pistols, Pretenders, etc. ), c’est avec Rhett Davies que le groupe entre dans un studio de la petite ville de Chipping Norton dans l’Oxfordshire, où il avait déjà travaillé sur son premier album. Davies a fait ses débuts avec Brian Eno dix ans plus tôt, et a travaillé depuis avec King Crimson, Roxy Music, Orchestral Manoeuvres in the Dark… La chanson My Foolish Friend, issue de cette session, sort en single début 1983. La presse anglaise n’est pas tendre avec ce titre dont le manque d’optimisme fait mauvais genre à l’ère du thatchérisme triomphant (les paroles et le clip, tourné dans la zone industrielle d’Halifax, évoquent la classe laborieuse et le chômage). “J’ai vraiment envisagé d’essayer d’écrire un texte qui ne soit pas dépressif, mais c’est assez difficile !”, ironise Hollis. Musicalement, l’étiquette de “sous-Duran Duran” continue de coller au groupe, ce qui a le don de mettre Mark hors de lui, d’autant qu’une très belle face B (Call In The Night Boys) laisse entendre pour la première fois ses aspirations acoustiques – piano, basse, violoncelle. Brenner, qui a co-écrit My Foolish Friend, n’a pas l’occasion de participer à la promotion du single : il est évincé de Talk Talk avant même le tournage du clip. “Divergences musicales”, explique Hollis. “Il était juste évident que ça ne marchait pas avec lui”, estime Paul Webb. “Mark a pris le contrôle”, déplore pour sa part Brenner. Dans les années suivantes, le claviériste participera à quelques projets dans l’air du temps mais qui ne dépasseront pas le stade du single, puis arrêtera la musique pendant une vingtaine d’années.
Le second album de Talk Talk, qui se poursuit sans lui, est censé s’intituler My Chameleon Hour. En biologie, il se dit que le changement de couleur serait apparu chez les caméléons comme un moyen de communication, le camouflage étant secondaire. La référence au reptile provient ici du roman The Dice Man dans lequel le psychiatre américain Luke Rhinehart, alias George Powers Cockcroft, décide de jouer chacune de ses actions au dé et transforme sa vie en un immense jeu de hasard. Dans une scène, le psychiatre subit une dizaine de changements de personnalité en une heure… “Cette idée semble tout à fait appropriée à ce que nous faisons”, s’enthousiasme Hollis, affirmant d’ailleurs s’en remettre au sort pour sélectionner ses nouveaux textes. Une méthode qui évoque à Rhett Davies le jeu de cartes Oblique Strategies, créé par Brian Eno et utilisé avec des artistes comme David Bowie ou Talking Heads dans la seconde moitié des années 1970. Mais l’heure du caméléon est déjà passée. La roue continue de tourner, envoyant les titres enregistrés avec Davies au frigo (deux d’entre eux sortiront en faces B de singles, et un dans la bande originale d’un film), et Hollis en quête d’un autre producteur.
Dans la même période, quelques démos sont arrangées par Phil Ramocon dont certaines découlent de la fusion entre différentes ébauches de chansons enregistrées par Hollis dans son nouvel appartement de Hackney. C’est le cas de Caroline, qui préfigure le futur Living in Another World, mais aussi de Such a Shame aux paroles inspirées par The Dice Man. Car contrairement à The Party’s Over qui reposait beaucoup sur des compositions collectives, ce nouvel album s’élabore principalement autour des idées d’Hollis, “compositeur individualiste et centralisateur” selon ses propres termes… jusqu’à sa rencontre avec Tim Friese-Greene.
Le début de la « quête organique »
Petit-fils d’un pionnier du cinématographe et fils de cinéaste, Timothy Alan Friese-Greene est surtout un producteur au CV éclectique, qui a tant produit des groupes de post punk sur le label indépendant Stiff Records que de la pop pour des majors. “Mark Hollis avait remarqué que j’avais plusieurs disques dans le hit-parade, celui de Tight Fit, celui de Blue Zoo et celui de Thomas Dolby. Selon lui, ce qui l’a incité à me contacter, c’est qu’aucun d’eux ne se ressemblait et que, par conséquent, je n’avais pas de signature sonore.” Friese-Greene ne trouve “rien de remarquable à Talk Talk à ce moment-là”, mais il cherche du travail et la relation entre les deux hommes fonctionne bien. Leur compréhension vient du fait qu’ils partagent de nombreux goûts musicaux et, selon Hollis, sont “tous deux passionnés par la musique française impressionniste du XIXe siècle.” Tout en se gardant bien de devenir membre du groupe, Friese-Greene dépasse vite le rôle de simple producteur, se met à jouer des claviers et accepte la proposition de composer avec Hollis pour compléter l’album. Ils se mettent autour d’un piano et il en résulte notamment It’s My Life, une chanson sur l’engagement, écrite avec “la ferme intention de créer la chanson pop parfaite”, comme s’il s’agissait d’un exercice de style qui permettra ensuite à ses auteurs de partir en quête de nouvelles formes.
Les dés sont jetés. Devenu un trio (Hollis, Harris, Webb), Talk Talk entre au Scorpio Sound Studio de Londres à l’été 1983 et s’entoure de plusieurs musiciens. Outre Ramacon au piano et Friese-Greene au synthé Oberheim, les claviers sont repris par Ian Curnow, musicien de studio qui a commencé à jouer dans les années 1970 sur un piano électrique Wurlitzer, avant de s’enthousiasmer pour les premiers synthétiseurs polyphoniques. Curnow arrive via ses contacts avec Colin Thurston et EMI, mais ne devient pas membre à part entière du groupe. Les sons de cloches, d’éléphants et de mouettes qui émaillent l’album, c’est lui et son Jupiter-8. En parallèle, la guitare fait son apparition sous les doigts d’Hollis et de Robbie McIntosh (The Pretenders, Paul McCartney, etc. ). Les percussions sont confiées à Morris Pert, issu de la musique contemporaine et du jazz-rock. Les cuivres à Henry Lowther, trompettiste jazz (Gil Evans, Dana Gillespie, John Mayall, etc. ) qui participera plus tard à Spirit of Eden et Laughing Stock. Et bien que non crédité, le bassiste Phil Spalding (Mike Oldfield, Ray Charles, etc. ) joue également sur un titre, The Last Time, le seul composé par Curnow. “Un morceau si simple que je n’arrive pas à comprendre pourquoi j’ai dû le jouer tout un après-midi et une soirée, s’interroge Spalding. Il n’y avait pas beaucoup de rires dans le studio avec ces gars, c’est sûr.” Face à lui, Friese-Greene à la console faisait “manifestement l’intermédiaire” des sentiments d’un Hollis taiseux et assis dans l’ombre. “C’est ce que nous avons tous vécu”, dit Curnow en évoquant la “poursuite de l’excellence” qui plane sur le processus d’enregistrement, et dans lequel le rôle du “synthesist” s’avère bien inconfortable. “Le seul synthétiseur que Mark acceptait est celui qui est envoyé dans un ampli, puis repris par un micro et une sono. Il devient donc un son organique parce qu’il est dans la pièce, dans l’air… C’était le début de sa quête d’organicité.”
C’est quoi un single ? Quelque chose avec lequel vous faites bouillir un œuf ? — Mark Hollis
It’s My Life est un album plus varié et subtil que le précédent. La voix d’Hollis semble trouver sa justesse dans un certain relâchement, et respire la sincérité. On y entend aussi un sens de la mélodie qui s’affine, une approche des arrangements s’inspirant “de gens comme Claude Debussy, de sorte que le chant doit être une texture”, et une intention bien sentie “de mettre ensemble un tas de différentes sphères de la musique”. “Par exemple, sur ‘Tomorrow Started’, l’intro vous rappelle Erik Satie, le couplet est peut-être plus proche de Pharoah Sanders, et puis le rythme de Marvin Gaye entre en jeu. Et tout cela reflète le fait que ma vie entière a été un long processus d’adaptation à de nombreux types de musique différents”, confie Hollis… Un peu à l’image des pièces de puzzle volant sur la pochette de James Marsh, en mélangeant des éléments aquatiques et animaliers à des emprunts faits à un tableau de l’époque victorienne, The Boyhood of Raleigh de John Everett Millais, où un marin s’adresse à deux jeunes garçons au bord de la mer.
Sorti début 1984, dix-huit mois après son prédécesseur, l’album donne lieu à trois singles qui cartonnent en Amérique du Nord, en Nouvelle-Zélande et dans plusieurs pays d’Europe, mais pas en Angleterre où aucun d’entre eux ne dépasse la quarante-sixième place des charts, loin derrière les positions atteintes par Today et Talk Talk lors du premier album. “Une situation idéale pour moi, juge Hollis. Si j’étais reconnu dans la rue, je souffrirais de claustrophobie, comme si on m’enfermait.”
Les trois clips issus de l’album sont signés par Tim Pope, réalisateur fétiche de The Cure, qui découvre en Hollis quelqu’un de “très difficile”, “épineux”, “très obtus”, “la personne la plus extrême que j’ai jamais rencontrée”. Néanmoins les deux hommes s’entendent bien, deviennent amis et Pope arrache à Hollis ses premiers sourires face caméra. Leur collaboration donne en premier lieu la vidéo de It’s My Life, composée d’images d’animaux en liberté entrecoupées de plans tournés au zoo de Londres où Hollis garde ostensiblement sa bouche fermée, “cousue” par un effet d’animation. Une réponse à la politique d’EMI d’imposer le lipping dans les clips, et qui va déplaire à la major : une seconde version est tournée où Hollis doit mimer les paroles. Vient ensuite le clip de Such a Shame, qui reprend l’idée de The Dice Man en mettant en scène Hollis en crise d’identité : “On a lancé les dés après chaque scène pour déterminer quel personnage Mark interpréterait dans la suivante, explique Pope. Il avait vraiment besoin de travailler comme ça. Il avait aussi besoin de beaucoup d’intimité sur le tournage.” Mais c’est le clip de Dum Dum Girl, une chanson sur la prostitution, qui plaît le plus à Hollis : conçu “en réaction à toutes ces vidéos qui coûtent énormément d’argent et sont si éloignées de la musique”, il y chante en live, au milieu d’un champ de la campagne du Bedfordshire. “Nous n’avons rien fait d’autre que d’enregistrer des chansons. Notre succès n’est dû ni à un look intempestif ni à des vidéos provocantes. Nous sommes des types simples et nous nous présentons comme tels.”
Seuls contre tous
La plupart des images de Talk Talk qui circulent encore trente-cinq ans plus tard, datent de la courte période allant de 1984 à 1986. Ayant troqué les codes vestimentaires de minets pour les baskets-jeans, Paul, Lee et Mark vont multiplier les plateaux télé en manifestant de moins en moins d’entrain à réussir leurs playbacks. À partir du clip de Dum Dum Girl, Hollis ne va plus quitter les lunettes teintées qui protègent son regard sous la longueur retrouvée de sa chevelure. Elles l’aideront à supporter les deux tournées mondiales qui vont suivre les albums It’s My Life (dix mois, la première du groupe en tête d’affiche) puis The Colour of Spring (cinq mois). “Pour quiconque connaît Mark, l’idée de le voir sur scène devant des milliers de gens est complètement incongrue. C’est tellement contraire à sa personnalité, lui qui déteste dévoiler quoi que ce soit de lui-même”, note Friese-Greene.
Il fallait que je sois ivre en permanence. Ce n’était même pas un plaisir, mais une nécessité : sans alcool, j’étais incapable de monter sur scène. Je m’écroulais à la fin de chaque concert. — Mark Hollis
La combinaison des sept musiciens partis sur les routes donne une belle énergie à la musique, même si Hollis apparaît introverti sur scène. “Ce n’est pas le genre de gars qui tend les bras vers le public en criant : ‘Hello Wembley !’”, sourit le journaliste Jim Irvin. Déjà avec son premier groupe, “Mark se cachait un peu derrière sa guitare”, ajoute George Page, ancien guitariste de The Reaction. Hollis a toujours considéré le live comme essentiel, mais son enthousiasme est vite entamé par la routine, la répétition et le stress qu’induisent un rythme de six concerts par semaine. Traverser quotidiennement des pays qu’il n’a pas l’occasion de visiter le déprime. “Mark est un personnage si puissant qu’il influence l’air autour de lui. La torture qu’il ressentait a envahi tout le monde”, raconte Ian Curnow, claviériste sur les deux tournées. Muni d’un magnétophone, Hollis tente de passer le temps en élaborant de nouvelles idées, sans grand succès. Après les concerts, tandis que Paul et d’autres sortent en clubs, lui s’enferme dans sa chambre d’hôtel “pour apprendre le hautbois et jouer aux échecs” (en fait, le cor anglais, accordé à la quinte inférieure au hautbois ordinaire), poursuit Curnow. Peu à peu, l’alcool est devenu sa béquille. “Il fallait que je sois ivre en permanence, dira Hollis. Ce n’était même pas un plaisir, mais une nécessité : sans alcool, j’étais incapable de monter sur scène. Je m’écroulais à la fin de chaque concert.”
Quand Talk Talk débarque dans un festival, cela se traduit par des altercations avec d’autres groupes. Le manager Keith Aspden dit avoir dû souvent intervenir, notamment lors d’un début de bagarre opposant Hollis à des membres de Spandau Ballet et de Frankie Goes to Hollywood. “On était des salauds”, tranche Lee Harris. “Personne ne semblait nous apprécier, et on aimait plutôt ça. On n’aimait pas les poseurs, ce truc de supériorité. On se foutait de leurs gueules, on faisait tout pour les emmerder.” Dans le livre Spirit of Talk Talk, Rupert Black se rappelle d’un concert au stade olympique de Munich où Mark, Paul et Lee enferment dans la loge et arrosent d’alcool un membre d’INXS, qui fait leur première partie… Les représentants d’EMI qui viennent les visiter en coulisses ne sont pas beaucoup mieux accueillis, se voyant offrir le “Five Fingered Slap”, un cocktail destiné à les assommer à partir “de tout l’alcool laissé dans la loge” selon les souvenirs précis de Webb : vodka, gin, rhum, vin rouge, “et une touche de bière”.
La camaraderie règne, conférant au trio “cette arrogance souvent inappropriée, mais intrépide et confiante, qui va de paire avec la jeunesse”, selon les mots de Webb. Chacun semble vivre dans sa propre bulle, partiellement connectée à la terre ferme, mais lié aux autres dans une sorte de gravitation qu’Hollis définit comme “une vie intérieure, une chimie des esprits.” “Paul et Lee sont des gens que j’aime, avec qui j’aime être et voyager.” Au cours de la promotion qui se poursuit intensivement en marge des tournées, les trois comparses sont devenus durablement “cyniques à l’égard de la presse musicale”, à force de “citations erronées” et de jugements impartiaux, et se sont spécialisés dans l’art de mettre mal à l’aise leurs interlocuteurs médiatiques. Ils ont élaboré une gamme de stratagèmes de sabotage : lever les yeux au ciel, soupirer, boire une autre bière, refuser de regarder la caméra, fixer ses chaussures, parler d’autre chose, et au mieux donner des réponses absurdes… “Nos plaisanteries sur l’Essex nous faisaient souvent rire à gorge déployée”, raconte Webb en précisant qu’Hollis était souvent l’instigateur de cette “routine comique surréaliste” qu’Harris et lui-même déployaient ensuite jusqu’à sa fin logique. “Ceux qui ne connaissaient pas ce genre d’humour ne comprenaient pas ce sur quoi nous nous battions la moitié du temps, ce qui rendait tout encore plus drôle. La plupart des journalistes et des photographes trouvaient notre humour au mieux déconcertant, au pire juvénile et grossier.” Difficile pour l’interlocuteur désarçonné de déceler les propos sincères au milieu d’un flot d’absurdités, d’autant que la désinvolture du trio paraît contradictoire avec la sensibilité de ses paroles, de ses mélodies et de ses orchestrations. Une journaliste française commente ainsi : “On a l’étrange sensation de se trouver au beau milieu d’un asile psychiatrique.” Un magazine international estime pour sa part que “Talk Talk est un exemple remarquable de la mince frontière entre le génie et le pur crétinisme.” Et l’un des plus grands journaux musicaux d’Angleterre, manifestement peu sensible à ce mélange caractéristique de dérision Cockney et d’humour de l’Essex, n’est pas en reste : “Mark ressemble à un homme qui baille avec une bouche pleine de colle. Il n’a rien à dire, mais il a beaucoup à perdre.” Une sentence assénée suite à la lassitude dont ce “crétin prétentieux” d’Hollis fit preuve en refusant de répondre à des questions sur Spandau Ballet, le succès et l’image : “Je n’ai aucune envie d’être une popstar, je veux juste faire des disques.”
Toute musique a une influence, que ce soit par l’action ou la réaction. — Mark Hollis
En décembre 1984, de retour à Londres après la tournée de It’s My Life, Hollis se concentre immédiatement sur l’album suivant, qu’il a quatre mois pour composer. Il s’enferme avec “un piano, une petite lampe et l’obscurité autour” et procède “par essais et erreurs”, cherchant à exprimer ses sentiments à partir d’une maîtrise technique “très pauvre” du piano qui lui permet de composer “intuitivement, avec émotion”. La technique vient après, au moment d’élaborer ces idées avec Tim Friese-Greene, qui semble doté de toutes les qualités qu’Hollis a recherché depuis 1977 dans ses collaborations avec différents compositeurs, producteurs et arrangeurs. “Il me comprend parfaitement. Il sait dénoncer mes points faibles et contourner ainsi mes restrictions. Il est comme un seconde oreille.” Ce qu’Hollis ressent, Friese-Greene lui explique. “C’est la même chose avec la musique de Talk Talk : je la crée instinctivement et il en perçoit les structures techniques, les implications harmonieuses, et il les développe.”
Hollis, qui consacre “beaucoup de temps à couvrir différents domaines de la musique – mais un à la fois”, en suivant des ramifications comme on peut se perdre dans une ville, est plongé depuis des mois dans la musique classique impressionniste. Outre Debussy et Satie, il a en tête On Hearing the First Cuckoo of Spring et In The Summer Garden de Frederick Delius, des compositions de Jean Sibelius, mais aussi la musique de chambre de Maurice Ravel… dont la renommée du Boléro, “cette œuvre hideuse”, est à ses yeux “une grande tragédie” alors qu’il existe ses petites pièces de chambre et ses arrangements “superbes” de poèmes de Stéphane Mallarmé. Ces influences ont “une importance primordiale” dans l’élaboration des premières bandes du nouvel album et dans la manière de concevoir les backing-tracks “en termes visuels”. La méthode est assumée : “Je me souviens de cette interview où le vieux Stravinsky était accusé d’avoir volé un autre gars, et il a juste dit qu’il aimait tellement ce compositeur qu’il se sentait autorisé à en prendre des parties.” Hollis revendique d’autant plus ce type d’emprunts qu’il se considère comme un musicien techniquement inepte, développant ses procédés de composition en décodant ceux des autres. “Un jour, je suis entré dans une salle de répétition et je suis tombé sur Mark, se souvient Ian Curnow. Il était au piano en train d’essayer de déconstruire une pièce de Miles Davis pour en comprendre la structure et s’en inspirer pour son propre travail.” Simon Brenner raconte que, lors de sa rencontre avec Mark en 1981, ils ont passé beaucoup de temps à écouter ensemble de nombreux disques, “déchiffrant les détails de tout, de ‘Carmina Burana’ à King Crimson et Bob Marley.” Cette manière de décoder les structures musicales fait aussi d’Hollis le réceptacle d’inspirations éclectiques dont il nourrit ses propres dérives créatives. “Pour moi, le plus grand espoir d’originalité est d’emprunter à des domaines du plus grand nombre possible de musiques dans les plus petites quantités.”
Cherchant à renouveler leurs procédés d’écriture, Hollis et Friese-Greene travaillent cette fois à partir de boucles. Une technique particulièrement perceptible sur des titres comme Life’s What You Make It ou le majestueux John Cope, finalement relégué en face B d’un single. Pour le premier, ils citent pas moins de trois influences : le riff de piano constant qui remplace la basse est inspiré des sections rythmiques de Can sur Tago Mago, le rythme de la batterie emprunte à celui de Running Up That Hill de Kate Bush, l’orgue est joué à la manière de Green Onions de Booker T… Quant au second morceau, il se développe sous les auspices de la ligne de guitare de Heart Of Gold de Neil Young.
Des références littéraires parsèment aussi l’album. À en croire Hollis, le texte de Living in Another World (Speech gets harder / There’s no sense in writing) est inspiré de ses lectures de Jean-Paul Sartre. Celui de Life’s What You Make It se base sur une phrase de Tennesse Williams dans A Streetcar Named Desire, “à propos de cette femme qui passe sa vie dans un trou noir et s’enfonce dans ses regrets”. Le titre et le thème de It’s Getting Late in the Evening (potentiel tube pop à l’orchestration minimale, finalement relégué à la face B d’un 45 tours) sont tirés d’une vieille chanson gospel contre l’esclavage… Des références religieuses commencent aussi à émailler les paroles d’Hollis, telles celles de Happiness is Easy qui concernent les guerres et les abus menés au nom de la religion, ou celles de Pictures of Bernadette (qui termine elle aussi en face B d’un single) évoquant, selon les interprétations, soit une rupture amoureuse, soit les visions mariales de Bernadette Soubirous dans les années 1850 à Lourdes…
Dernière mue avant métamorphose
Le tandem Hollis-Friese-Greene est devenu la force motrice du groupe. Pour autant, “ne croyez pas que nous sommes dictatoriaux au point d’imposer tous les arrangements, que les musiciens de Talk Talk ne sont que nos employés”, insiste Hollis en utilisant l’image d’une équipe de football : “il y a un capitaine qui décide de la stratégie, mais tout le monde s’amuse à jouer ensemble”. Et du monde, il y en a de plus en plus dans le studio. Hollis a désormais les moyens de concrétiser son désir d’un collectif à géométrie variable et invite des instrumentistes aux sensibilités et aux parcours variés. “Pas des musiciens de studio”, insiste-t-il. Outre Ian Curnow, Robbie McIntosh et Morris Pert déjà présents sur It’s My Life, une dizaine de musiciens contribuent au disque, dont l’harmoniciste Mark Feltham (Nine Below Zero, KLF, Rory Gallagher, etc. ), le guitariste David Rhodes (Peter Gabriel), le contrebassiste Danny Thompson (Marianne Faithfull, Kate Bush, John Mayall), le bassiste Alan Gorrie (Average White Band, etc. )… et deux chorales.
L’album est enregistré à Londres, les backing tracks au Wessex Studio, et les sessions principales au Battery Studio où Friese-Greene a déjà travaillé avec Tight Fit. “Par rapport à ‘Spirit of Eden’, c’étaient encore des sessions assez classiques, mais avec déjà beaucoup d’espace pour l’improvisation”, compare le percussionniste Martin Ditcham (Sade, Chris Rea). Hollis et Friese-Greene jouent eux aussi des instruments, parmi lesquels orgue et piano – qu’ils vont partager avec Steve Winwood (Traffic) à l’orgue Hammond. Leur goût pour la spontanéité et le hasard se prononce : tirant les leçons du précédent album, ils donnent cette fois peu d’indications aux musiciens. “Parfois ça donnait quelque chose, parfois, on effaçait tout une fois qu’ils étaient partis”, précise Friese-Greene. “On est devenus adeptes du ‘bouton rouge’, écrit Lee Harris. Rien n’était sûr, pas même la voix…” Dans la foulée, Paul Webb voit disparaître certaines de ses parties de basse au profit d’Alan Gorrie ou de Danny Thompson. Une grande partie des sessions de Steve Winwood, enregistrées à Los Angeles où habite le musicien, est effacée. “Mark et Tim étaient devenus un couple étrange avec leur propre langage. C’était un peu comme à la cour des rois de France où tout le monde se devait de rire à leur blague”, dit Keith Aspden. “Tim jouait un rôle de ‘barrière créative’ autour de Mark”, ajoute Ian Curnow, qui ressent l’existence d’un “sanctuaire intérieur” auquel les musiciens invités ne peuvent accéder – ce qui a pour effet, selon lui, de les reléguer à un statut d’exécutants.
Il faut dire que lorsqu’il arrive en studio, en ayant préparé plein de sons, le claviériste se voit uniquement demander de “mettre un preset de flûte” sur quelques pistes et de faire des solos avec le “Eddie sound” (référence à Eddie Van Halen), un son de guitare électrique créé synthétiquement lors du précédent album. Pendant un solo, ses doigts sont même scotchés avec du gaffer tape, une pratique destinée à casser la virtuosité et qu’Hollis reproduira sur Spirit of Eden avec le violoniste Nigel Kennedy. “Le problème avec la technologie, c’est qu’elle ignore le sentiment”, explique Hollis, qui veut mettre de l’espace et du “mouvement intérieur” dans sa musique – s’identifiant en cela aux albums de Miles Davis et Gil Evans tels Sketches of Spain et Porgy & Bess. “Quand les synthés sont apparus, il fallait au moins en jouer, dit-il. Maintenant, tout ce que vous avez à faire, c’est d’écrire votre rôle et de le faire jouer par un tas de puces.” À qui lui objecte que les développements technologiques procurent aux synthétiseurs de plus grandes possibilités d’expressivité, il répond : “Prenez le son du piano Kurzweil qui est généralement considéré comme l’une des copies les plus précises d’un piano : je suppose que c’est un progrès en termes de copie du son, mais ce n’est pas un progrès en termes de sensation réelle.”
En écoutant pour la première fois le disque et ses atmosphères boisées, ses envolées lyriques (Happiness Is Easy, Time It’s Time), ses accents soul (I Don’t Believe in You) et organiques (Give it Up), ses moments de dissonance impressionniste (Chameleon Day, charnière vers la transformation à venir), ses mélodies insinuées par les apports de différents instruments, Aspden est convaincu qu’il manque de tubes. Mais il sent s’étioler son influence sur le groupe et demande à EMI d’intervenir. Hollis et Friese-Greene acceptent. Ils retravaillent Living in Another World et composent Life’s What You Make It, premier single de l’album. Dans le clip qui l’accompagne, Talk Talk revient à la thématique animale, en mettant visuellement l’accent sur le “réalisme” qui manque cruellement selon eux aux vidéos de l’époque. “On pense que les animaux sont plus humains que les humains”, proclame Webb avec une certaine candeur. “J’aime les animaux. J’aimerais que les gens y pensent davantage”, appuie Hollis. Et Harris d’acquiescer. “Très préoccupés par le sort de la Terre mère”, les trois hommes sont sensibles à la cause des animaux, qu’ils se refusent d’ailleurs de manger. La pochette de leur disque est ornée de papillons, symbole de métamorphose. En harmonie avec un titre, The Colour of Spring, dont l’origine se trouve dans April 5th, rêverie sur les changements de saisons où Hollis évoque implicitement Flick, une enseignante née un 5 avril, dont il partage la vie et avec qui il vient de se marier. “Que celui qui s’est acheté le disque découpe le nom du groupe et accroche les papillons à son mur”, préconise Hollis…
Au retour d’un break de deux mois dans le Lake District, il découvre que Life’s What You Make It est un énorme succès – y compris, pour la première fois, en Angleterre. Le tube propulse Talk Talk sur les routes pour une nouvelle tournée qu’Hollis veut plus courte que la précédente. Pendant six mois, le groupe joue à guichets fermés devant des audiences de 8000 à 16.000 personnes. Quatre singles se succèdent, grimpant haut dans les charts de nombreux pays. Pour EMI, la route est toute tracée : Talk Talk, qui vient de vendre deux millions de disques, est voué dès son prochain album à entrer dans la cour des “groupe à stades” tels U2 ou Simple Minds. Sauf que… Mark Hollis n’a plus envie. Samedi 13 septembre 1986, face à la foule agglutinée sur la Plaza Mayor de Salamanca, il quitte la scène à pas feutrés. Il vient d’interpréter Renée, une chanson née une première fois avec The Reaction en 1978 et qu’il affectionne particulièrement. Dans sa tête, il sait que ce concert est le dernier. À 31 ans, il s’apprête à avoir son premier enfant et ne voit pas comment concilier une vie de famille avec des tournées qui rendent sa vie “très malsaine”. Il annonce sa décision à son manager le lendemain, dans l’avion qui les ramène en Angleterre. Avec cette nouvelle donne, Talk Talk est mûr pour la mutation.
Gwen Breës
Mercredi 10 novembre : intro
Mercredi 10 novembre : épisode #1 - Mark Hollis, en réaction
Mercredi 17 novembre : épisode #2 - Changements de personnalités (1983-1986)
Mercredi 24 novembre : épisode #3 - L'Enfer de Spirit of Eden (1987-1988)
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Projections du film In a Silent Way
Sortie en salle
- à partir du 24/11/2021 au Cinéma Aventure (Bruxelles)
et d'autres projections à venir à Bruxelles et en Wallonie
- le 09/12/2021 au Caméo à Namur
- le 19/12/201 à La Sauvenière à Liège
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Sources
- Interviews de Ian Curnow, Martin Ditcham, James Marsh, Jim Irvin (2016-2018)
- Posts de Phil Ramocon sur Facebook, novembre 2020
- Post de Lee Harris sur Facebook, 27 février 2019
- Page Facebook de Rustin Man, 26 septembre 2019, 25 février 2020, 1er mai 2020
- Citations sur le site Echoes of Talk Talk
- “Spirit of Talk Talk”, Toby Benjamin, Chris Roberts & James Marsh, Rocket 88, 2015 (préface de Simon Brenner + interview de Rupert Black)
- “What we’ve got is a contrast which ranges from gentleness to stages of absolute manicness”, Marianne Ebertowski, Zig Zag, juillet 1982
- “Come on, market me”, Adrian Devoy, Q, octobre 1988
- “Talk Talk”, Kim Magazine, 22 janvier 1983
- “Talk Talk talk”, Cliff Jones, International Musician, novembre 1991
- “Double Talk”, Betty Page, Record Mirror, 9 avrill 1983
- “Letter: Simon Brenner on his Talk Talk bandmate Mark Hollis”, The Guardian, 12 mars 2019
- Interview de Tim Friese-Greene par John Clarckson, Penny Black Music, 24 mai 2006
- Témoignage de Phil Spalding sur son site internet
- “The Escapees”, Danny Kelly, NME, 15 septembre 1984
- “Sad Songs Say So Much”, Betty Page, Record Mirror, 4 août 1984
- “Lip Service”, Melody Maker, 17 mars 1984
- “Talk Talk with Mark Hollis”, Hayley Bartlett, Record Collector, janvier 1998
- “Foudre bénie”, Jean-Daniel Beauvallet, Les Inrockuptibles, septembre-octobre 1991
- Interview de Tim Pope, La Machine à remonter le temps, RTS, 26 février 2019
- Tim Pope et Mark Hollis sur le plateau de Music Box, 1986
- “Toc toc, c’est Talk Talk”, Pierre Arnoul, Rock This Town, novembre 1984
- “Lost Paradise”, Jim Irvin, Mojo, mars 2006
- “Talk Talk : Gagnants”, Cécile Tesseyre, Salut !, 1986
- “Tough Talking”, Richard Walmsley, International Musician and Recording World, avril 1986
- “The Colour of Spring”, Gavin Martin, NME, 22 février 1986
- “Le Fou Rire de Talk Talk”, Franck Vercleyen, Rock This Town, octobre 1991
- “Return from Eden”, Rob Young,The Wire, janvier 1998
- “Mark Hollis: Talking liberties”, Vox, 1998
- “La stratégie des papillons”, Gilles Verlant, Rock This Town, mars 1986
- “Talk Talk”, Record Mirror, 1er février 1986
- “Classic Album: Spirit of Eden”, Wyndham Wallace, Classic Pop, 2013
- “Talk Talk to me”, Tim Goodyear, Electronics & Music Maker, mars 1986
- “Ik ben dol op eenzaam zijn”, HitKrant, 15 mars 1986
- “After The Flood: Talk Talk’s Laughing Stock 20 Years On”, Wyndham Wallace, The Quietus, septembre 2011
- “Silence est d’or”, Les Inrockuptibles, janvier 1998
Cet article fait partie du dossier Talk Talk revisited : une série d'articles de Gwen Breës.
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