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Tanya Tagaq, chanteuse inuite

Tanya Taqag live at Massey Hall

musiques du monde, Canada, Tanya Tagaq, Inuit

publié le par Anne-Sophie De Sutter

Tanya Tagaq, artiste originaire du Grand Nord, vient en concert à Bruxelles et à Liège au début du mois d’octobre. Un portrait de cette chanteuse engagée dans la défense des droits du peuple inuit.

Sommaire

« Cela sonne comme si des démons sortaient d'elle, et plus qu'un seul à la fois » — Joseph Boyden dans une conversation avec Tanya Tagaq pour "Vice"

Dans la pénombre, les yeux fermés, Tanya Tagaq se connecte à un monde très particulier, celui du Grand Nord et du peuple inuit. Tous ses concerts commencent de cette manière : elle interprète une mélodie douce, et puis, s’emballe, utilisant des sons de gorge gutturaux, des chuchotements, des cris, des gémissements, des grognements pour donner vie à ce que l’écrivain Joseph Boyden (d’origine anglaise, écossaise et cree) nomme des démons, dans la citation ci-dessus. Ou serait-ce plutôt tout cet univers mythique, des créatures de l’eau et du ciel, des animaux sauvages, la voix des dieux, la force des aurores boréales, les nuits sans fin, le vent, le froid perçant… Tanya Tagaq semble habitée, mouvant, se contorsionnant au rythme des sons de sa voix. Ses concerts sont improvisés et uniques, et l’auditeur vit une expérience particulière, très organique, souvent très sensuelle, parfois angoissante ; il en sort changé, habité par ce monde inconnu.

Une artiste du Grand Nord

Née en 1975 à Ikaluktutiak, au Nunavut dans le nord-est du Canada, Tanya Tagaq Gillis est une chanteuse mêlant les traditions de son peuple à une approche plus contemporaine, entre rock et expérimentation. Elle est également photographe, peintre et écrivaine.

Comme beaucoup d’adolescents inuits, elle a été envoyée à 15 ans dans un pensionnat à Yellowknife (Territoires du Nord-Ouest), à plus de 800 kilomètres de chez elle et de sa communauté. À propos de cette expérience, elle dit :

« C'était un peu comme une prison dans laquelle chacune de nos minutes était comptabilisée. Nous étions très étroitement contrôlés, vous voyez. Mais c'était comme un pensionnat à l'époque où j'y suis allée. Les générations précédentes ont vécu des choses beaucoup plus dures. La plupart ont été abusés sexuellement, battus. » — extrait d’une interview de John Werthein pour CBS News

C’est lors de cette période que sa mère, qui a grandi dans une société inuite encore traditionnelle, lui envoie de vieilles cassettes de katajjaq pour adoucir son mal du pays. Elle apprend le chant de gorge tout seule, interprétant les deux voix, se reconnectant par la même occasion à un monde peuplé d’esprits ancestraux. Ce n’est que plus tard, lors d’un festival dans sa région de Nunavut, qu’elle chante pour la première fois en public. Elle est remarquée par Björk, qui lui demande de collaborer à son album Medúlla en 2004, puis sort un premier disque à son nom en 2005, Sinaa. Il est suivi en 2008 par Auk/Blood qu’elle réalise avec la participation de Buck 65 et Mike Patton, puis en 2012 par Animism qui recevra le prestigieux prix de la musique Polaris et par Retribution en 2016, des albums hautement revendicateurs et politiques, dénonçant les problèmes des Inuits.

Son dernier projet en date est un livre (également disponible en disque vinyle), Split Tooth, qui conte la vie d’une jeune adolescente grandissant pendant les années 1970 dans le Grand Nord. Elle s’est inspirée de sa propre vie, de ses journaux intimes, mais ajoute au récit de nombreux éléments mythologiques, créant un certain réalisme magique. Elle y alterne texte suivi et poésie, en anglais et en inuktitut, et le récit est illustré par des dessins de Jaime Hernandez.

Le katajjaq, une tradition unique

Habitant la région de l’Arctique depuis des millénaires, les différents peuples inuits se sont adaptés aux rudes conditions de la région. Ils comptent aujourd’hui environ 150 000 personnes réparties entre le Canada, le Groenland et les États-Unis. Leur musique est essentiellement vocale ; les instruments sont plutôt rares à cause de l’absence de bois, à part des tambours, joués en solo ou en groupe.

Pendant que les hommes étaient partis à la chasse, les femmes se divertissaient en chantant à deux. Elles se tiennent les bras et sont face à face ; elles se regardent dans les yeux et improvisent un chant dans lequel la mélodie a moins d’importance que le jeu des sons entre les deux protagonistes. Cette joute vocale s’arrête lorsque qu’une des deux femmes est à bout de souffle ou se met à rire. Le katajjaq est un jeu qui se base sur des sons gutturaux qui viennent du fond de la gorge, incluant les bruits des inspirations et expirations. Il est composé de motifs qui sont répétés, constituant une séquence, et chaque katajjaq peut contenir plusieurs séquences. Il ne possède pas de texte suivi mais est un assemblage de mots et syllabes qui forment des motifs rythmiques.

Ces traditions vocales ont longtemps continué à remplir une fonction sociale mais le contact avec d’autres populations, notamment les marins d’Écosse et d’Irlande, et l’apparition des disques et de la radio ont transformé les musiques. Elles ont été interdites par le colonisateur canadien mais ont survécu et sont à nouveau interprétées aujourd’hui, parfois sous des formes plus modernes.

Tanya Tagaq interprète une version personnelle du katajjaq. Elle prend à son compte les deux voix du chant, et improvise comme dans la tradition, mais en solo. Influencée par le monde actuel, elle y ajoute une énergie très rock et de l’électronique. Lors des concerts, elle est accompagnée par le percussionniste Jean Martin et le violoniste Jesse Zubot qui créent un paysage sonore parsemé d’effets électroniques.

Entre assimilation et renouveau

Tanya Tagaq est très investie dans le futur de sa communauté et dénonce les problèmes de celle-ci, qu’ils soient environnementaux, liés au postcolonialisme ou au genre. Elle exprime avec véhémence le manque de respect pour les droits des femmes et de la planète, ainsi que le manque de respect pour les droits des autochtones.

Les Inuits ont longtemps vécu en autarcie, selon un mode de vie millénaire, mais, dès la fin du 19e siècle, les autorités canadiennes se sont intéressées à la région pour développer le commerce et l’exploitation des ressources naturelles. L’Arctique est en effet riche en minerais et fourrures. Le gouvernement a par la même occasion imposé la loi canadienne à un peuple qui ne comprenait pas ces règles tout à fait étrangères à leur mode de vie. À la même époque, les missionnaires sont arrivés sur place, imposant leur code moral et entamant une évangélisation forcée et systématique.

Dans les années 1950, l’emprise du gouvernement s’est accentuée dans le but d’assimiler les Inuits aux Canadiens. Il a entrepris un plan de relocalisation de divers groupes, ce qui a mené à des catastrophes quand certaines familles ont été déplacées dans des zones sans aucunes ressources, à la veille de l’hiver. Des centres administratifs et économiques ont été créés, rassemblant soins médicaux et écoles. Au milieu des années 1960, les familles qui étaient disséminées sur les territoires se sont progressivement rassemblées dans ces villages, s’y installant définitivement et abandonnant le nomadisme ancestral, sous l’impulsion d’abord des missionnaires, puis des services gouvernementaux, mais aussi forcés par la famine et par de nouvelles règles de police. Le peuple inuit, autrefois autosuffisant et nomade, avait été transformé en quelques générations en une minorité pauvre et dépendante de l’État.

Le gouvernement a créé des nouveaux pensionnats dans quelques grandes villes où étaient envoyés les adolescents, continuant une tradition commencée à la fin du 19e siècle. Ils y apprenaient les valeurs religieuses et occidentales, tentant de gommer leur culture et leur langue ancienne. Ces endroits ont longtemps été des lieux d’assimilation forcée, ainsi que des endroits où les abus sexuels étaient courants. Dans les années 1960, ces pensionnats ont provoqué l’émergence d’une nouvelle génération d’Inuits bien plus conscients de leur passé et de ce qu’ils avaient perdu. Ils ont créé un mouvement de protestation, demandant le respect de leur culture et de leur territoire. Ils sont rassemblés en diverses organisations, certaines politiques, et ont obtenu (en partie – certaines négociations sont encore en cours) l’administration de leurs propres terres.

Bien qu’ils aient retrouvé une certaine autonomie, les Inuits restent un groupe marqué par les ravages de l’alcool, les suicides, les traumatismes causés par les pensionnats, la perte des territoires ancestraux. C’est aussi un groupe parmi lequel les féminicides sont très élevés. Depuis le début des années 1980, plus de 1000 femmes inuites ont été assassinées, disparaissant parfois sans laisser de traces. En 2015, le gouvernement canadien a annoncé l’ouverture d’une enquête nationale sur les disparitions et les meurtres des femmes autochtones.

Des chants de protestation

En 2014, lors de la cérémonie des prix musicaux Polaris, récompensant les meilleurs artistes canadiens, Tanya Tagaq a interprété un de ses morceaux devant un écran qui faisait défiler les noms de ces femmes. Sur son album Retribution, elle reprend le morceau « Rape Me » de Kurt Cobain pour exprimer sa profonde tristesse et vulnérabilité et pour décrire les effets destructifs des viols sur une vie.

Tanya Tagaq s’exprime aussi dans des domaines plus controversés aujourd’hui. Malgré de nombreux commentaires négatifs de la part de défenseurs des animaux, elle défend le droit des Inuits à se nourrir selon la tradition, et donc de pêcher les ombles et de chasser phoques et caribous. Parce qu’il ne s’agit pas que d’une tradition mais d’un moyen de subsistance.

« Les phoques que nous avons mangés pendant des millénaires (...). Et puis vous avez l'un ou l'autre groupe PETA ou ce putain de McCartney ou n'importe quelle personne qui pense savoir de quoi elle parle, protestant contre cela et nous décrivant comme les méchants. C'est une de nos dernières ressources ! Après l'interdiction européenne de tuer les phoques dans les années 1970, le taux de suicide a explosé parce que nous ne pouvions plus subvenir à nos besoins et à ceux de nos familles. Les gens doivent comprendre que les phoques ne sont pas du tout en voie de disparition. Si vous êtes opposé à la chasse aux phoques, vous ôtez la nourriture de la bouche d'enfants humains. » — extrait d’un texte publié sur Pitchfork

Elle dénonce également l’exploitation des terres sans aucun respect pour l’environnement dans son morceau « Retribution » :

« Notre mère commence à se fâcher/ La vengeance sera soudaine/ Nous dilapidons son sol et aspirons son sang doux et noir pour le brûler/ Nous transformons l'argent en dieu et salivons lors des opportunités pour froisser et chiffonner nos âmes pour ce papier, cet or/ L'argent nous a épuisé » — Tanya Tagaq - "Retribution"

Anne-Sophie De Sutter

photo de bannière : Tanya Tagaq live at Massey Hall, sur le site officiel de l'artiste

citations en version originale sur Vice, CBS News, Pitchfork, Retribution


Agenda des concerts

Muziekpublique
Mercredi 9 octobre 2019 - 20h
Théâtre Molière

Galerie de la Porte de Namur
3 square du Bastion
1050 Bruxelles

Tanya Tagaq y jouera avec ses accompagnateurs habituels, le percussionniste Jean Martin et le violoniste Jesse Zubot, mais également avec Christine Duncan au theremin, ainsi que Felipe Ugarte et Naia Gillis au txalaparta, un instrument traditionnel basque, sorte de xylophone.


En ouverture du Festival Voix de Femmes
Jeudi 10 octobre - 20h30
KulturA

13 rue Roture
Liège

Le festival Voix de Femmes consacre une partie de son programme aux Inuits, proposant des films et conférences sur le sujet.