ZAD d’Arlon : La guerre en cours
Tandis que le second numéro du Magazine de PointCulture de la thématique Révolte ! (à paraître début février) consacre tout un article qui revient sur la genèse de cette nouvelle ZAD, ses pourquoi et ses comment, il était à craindre qu’elle n’existe plus au moment de la parution du magazine. Mais ceux qui défendent ce petit bout de terre sauvage où la nature a repris ses droits répliquaient qu’ils ne céderaient pas le terrain et appelaient à être rejoints en masse pour faire barrage à la police. Sauf que, dernier rebondissement, le bourgmestre d’Arlon, Vincent Magnus, a démenti qu’une telle opération se prépare.
Cette sablière qui accueille des espèces animales et végétales en danger – ou en grand danger – d’extinction sur toute une partie de son site désormais classé « de grand intérêt biologique », a été vendue par la commune en mars 2017 à l’intercommunale Idélux. Depuis qu’Idélux a annoncé vouloir y construire un zoning – pudiquement rebaptisé « zone artisanale » –, les habitants d’Arlon et des environs, qui souffrent d’une multitude de projets immobiliers, s’y opposent. Pétitions, manifestations, altercations n’y ont rien changé – sauf le nom du projet.
Alors en octobre 2019, à l’appel des riverains, nombre de personnes sont venues s’installer là, pour occuper le terrain et empêcher les bulldozers de faire leur œuvre mortifère. Elles y sont toujours, gardiennes de l’alouette lulu et du triton à crête. — Anne Feuillère
L’histoire se répète, inexorablement ces dernières années, dans de nombreux pays européens. Des terrains, des forêts, des bois, des sites protégés sont visés par des projets d’urbanisation (aéroports secondaires, parkings ou zonings proto-industriels, installation d’entrepôts type Amazon ou Alibaba, quartiers hightech) que les riverains désapprouvent. Quand les citoyens ont arpenté toutes les procédures légales qui n’ont abouti qu’à des impasses, ils finissent par s’organiser et occupent le terrain en question pour faire barrage au béton. Tout en expérimentant collectivement des pratiques sociales basées sur l’autonomie et l’autogestion, ils s’installent dans une longue guerre de tranchées. Ce mardi 26 janvier s’annonçait donc comme un nouvel épisode dans la lutte qui oppose les occupants de la sablière de Schoppach à l’intercommunale Idélux.
Tandis que la ZAD lançait sur son site et ses réseaux sociaux dès lundi 18 janvier un appel à la rejoindre pour faire face à la menace, mardi 19 au soir la presse relayait un communiqué de presse du bourgmestre Vincent Magnus, qui apportait un démenti : « Il n’y aura pas d’opération de ce genre à cette date » peut-on lire sur le site de Vivreici [1], qui semble citer intégralement le communiqué (sur lequel on n’a toujours pas réussi à mettre la main) : « Le bourgmestre d’Arlon, Vincent Magnus, tient cependant à confirmer sa position : cette situation à la fois illégale et dangereuse n’est pas tolérable. Si elle perdure, elle aboutira à une opération d’expulsion. Le bourgmestre regrette cette nouvelle provocation de la part des Zadistes qui crée malheureusement un climat de tension autour d’Arlon. Il en appelle au calme et demande qu’aucun rassemblement n’ait lieu ce mardi 26 janvier 2021. Vincent Magnus réitère sa demande exprimée plusieurs fois auprès des Zadistes d’évacuer pacifiquement la zone qu’ils occupent illégalement depuis plus d’un an ». Et Sud Info de relayer les mêmes propos avant de conclure : « Comprendre : sans cela, l’expulsion aura bel et bien lieu. Selon nos informations, cela ne serait plus qu’une question de jours. [2]» À noter que ces deux articles ne sont pas signés.
Pourtant, dans le bulletin communal de mars 2020, le bourgmestre cdH semblait rassurant quant à ses ambitions en matière écologique : « La Ville d’Arlon a depuis longtemps compris que le développement durable et la préservation de notre environnement étaient des enjeux prioritaires. C’est là que se joue l’avenir de l’Humanité » [3]. Mais il n’annonçait pas l’arrêt du projet d’Idélux sur la sablière, mais souhaitait encourager l’économie circulaire. Et les contradictions se multiplient. Quand la Région wallonne a reçu de grandes subventions dans le cadre du programme européen LIFE qui s’insère dans Natura 2000 et vise à restaurer des habitats naturels ouverts dans trois anciens camps militaires du coin (Marche-en-Famenne, Elsenborn et le camp Lagland), ici on soutient aussi le projet de Roby Schintgen, un millionnaire luxembourgeois qui a racheté le Bois d’Arlon et se propose désormais de faire un golf sur un terrain de 190 hectares avec son club-house et ses dépendances… Fastoche, il a suffi que ses terrains soient déclassés, par le ministre de l’Aménagement du territoire de l’époque, de zone forestière en zone de loisirs. Petit coup de baguette magique simple comme un coup de téléphone. Mais il y a un hic, ce terrain borde le camp de Lagland et tout ce bazar de golf, de club-house et de pelouse longuement arrosée pourraient bien mettre à mal la réserve naturelle en question [4]. Plus récemment, en novembre 2020, tandis qu’on approuvait unanimement la candidature de la ville en tant que « commune pilote Wallonie cyclable », un vaste projet d’aménagement urbain qui vise à favoriser la mobilité douce (et qui est largement subventionné par la Région), on votait aussi, après plusieurs années de discussions et d’altercations, pour construire un parking sous le parc Léopold et ses arbres [5]. Là aussi, des citoyens tentaient de s’interposer, mais le cahier des charges était approuvé avec élégance juste avant une énième interpellation publique. Les arbres vont tomber, les travaux et leurs nuisances s’ensuivront pour plusieurs années, les voitures pourront finalement venir se garer dessous ce nouveau « parvis végétalisé » – un de plus sans doute à l’image de tant d’autres qui uniformisent désormais toutes les villes d’Europe. Les pouvoirs publics d’Arlon semblent ne pas avoir la même définition de « la préservation de l’environnement » que bon nombre de leurs concitoyens, qu’ils soient sur la ZAD ou au parc Léopold.
Alors le dialogue ne semble pas prêt d’être renoué, et ce démenti ne sonne pas tout-à-fait comme un démenti. Et s’il s’agit « d’une question de jours », cela pourrait bien être mardi donc... La ZAD de la Sablière a déjà dû faire face à de nombreuses menaces. Elle est constamment surveillée, mise sous pression, survolée et écoutée. Certains articles de la presse régionale ont même des allures de tout-à-l’égout quand ils traitent des opposants au zoning. Fin novembre 2019, les nouveaux venus sur le terrain annoncèrent une manifestation. Sentant la pression s’accentuer et l’odeur des gaz lacrymogènes venir, ils ont finalement annulé leur marche. Mais le jour dit, un dispositif presque militaire s’est quand même largement déployé autour de la ZAD, mettant Arlon en état de guerre. Plusieurs menaces d'expulsion du même genre ont déjà eu lieu, certifiées par huissier ou relayées par des sources diverses. Alors on ne sait plus qui provoque qui et les hypothèses vont bon train. L’expulsion aurait-elle été envisagée en catimini, à l’aube d’un petit matin salement « covidé », sans prendre en compte la force d’un réseau d’alliance et de solidarité, qui s’est très vite mobilisé, prêt à rallier la bataille, masqué, difficile à gazer et à ficher ? Est-ce qu’une fuite aurait averti les habitants de la Sablière de ce qui se tramait, quelques jours avant l’annonce officielle de l’expulsion, que la loi rend obligatoire 5 jours plus tôt ? S’agissait-il par ce démenti de semer la zizanie et de retarder ceux qui auraient pu venir en renfort ? Fallait-il juste un petit rappel à l’ordre menaçant ? Ou est-ce que le moment s’est avéré bien mal choisi pour une énième démonstration de force des coups de matraque qui, on l’a vu tout récemment, tuent encore et toujours aveuglément ?
Quant au rappel « qu’ils occupent illégalement » cette zone, on le sait depuis Aristote, justice et équité ne sont pas la même chose et la légalité n’est pas ce qui définit la légitimité. C’est ce principe qui guide toutes les formes de désobéissance civile depuis la nuit des révolutions : quand ceux qui sont gouvernés cessent de se reconnaître dans ceux qu’ils ont élus et refusent de se plier à des lois qu’ils jugent désormais iniques. — A. F.
Alors l’État, et les forces qui le représentent, ou bien s’incline ou bien gonfle le torse, s’arme et blesse pour mieux faire respecter des lois que ceux qu’il gouverne désavouent. Dans ce cas, le cercle vicieux est enclenché : plus l’État est désavoué, plus il tente de faire respecter ses lois à coups de matraques et plus il perd sa légitimité et plus il matraque, etc. C’est alors, parfois, que les émeutes se transforment en insurrection.
Anne Feuillère, journaliste indépendante
[1] http://www.vivreici.be/article
[3] https://www.arlon.be/ma-commune