Cinéma coréen (I) : un début d'addiction contrôlée
Sommaire
1 : The Host (Bong Joon-ho, 2006)
Un labo lié aux forces armées américaines présentes sur le sol coréen rejette des produits toxiques dans le fleuve Han qui traverse la capitale. Quelques années plus tard apparait une gigantesque créature – mi-poisson mi-amphibien – qui écrase tout sur son passage, et, plus rarement, enlève quelques humains pour les emmener dans son nid sous un des nombreux ponts de Séoul. L’une de ses captures est Hyun-seo, une petite fille maligne dont la famille tient un snack le long de l’eau. Et alors que la panique s’empare de la ville, que l’armée et la police instaurent l’état d’urgence le long du fleuve (mesures aussitôt violemment contestées par la société civile), c’est finalement les membres de cette improbable famille « dysfonctionnelle » élargie qui se mettent en chasse du monstre. Parmi eux, un grand-père prêt au sacrifice suprême, un père immature au courage insoupçonné, une sœur experte au tir à l’arc, un frangin sans boulot, aidés uniquement par un sans-abri à la recherche de son fils, lui aussi enlevé par la créature. Derrière le spectaculaire de ce film « pluvieux à torrents », à la conclusion inattendue et ses références répétées aux politiques d’ingérence des Américains en Asie (et à leurs conséquences : l’agent orange, la pollution, etc.), se dessine une vive critique du pouvoir coréen qui recourt volontiers au mensonge et à la force pour dissimuler son inefficacité et son mépris des populations.
2 : Dernier train pour Busan (Yeon Sang-ho, 2016)
Un courtier en bourse divorcé vit dans la capitale coréenne avec sa petite fille, envers laquelle il montre bien peu d’attention. Il finit d'ailleurs par céder à ses suppliques et décide de l’accompagner chez sa mère, qui vit à Busan, à l’autre bout du pays. Ils embarquent dans l’express pour Busan alors qu’une épidémie zombie submerge le pays et a déjà infecté une passagère de l’express au moment du départ. L’infection zombie et le chaos qui s’ensuit créent une situation de panique où les « survivants » des mêmes familles en début et queue de train se voient séparés par des compartiments peuplés de morts-vivants. Cette énième fable d’apocalypse, révélatrice des errements et lâchetés humains en cas de situation extrême (faire preuve de solidarité et d’abnégation pour maximiser les chances de survie de quelques-uns, ou tenter de tirer son plan en solitaire, quel qu’en soit le prix), prend, à l’instar du manga et film Snowpiercer (adapté par Bong Joon-ho), la forme d’une métaphore sociétale ferroviaire. Celle-ci est, certes, grinçante et hyper efficace dans sa réalisation et son tempo, mais garde un chouia d’espoir en l’humanité. Dans ce train-société qui fonce à vive allure sans qu’on sache pourquoi, se déroule un jeu de chaises musicales mortifère qui, après l’effondrement de ses plus fiers représentants (armée, politiciens, avocats), voit, un à un, ses membres les plus tenaces (simples quidams, SDF) rattrapés par l’infection… Mais peut-être pas en vain.
3 : The Chaser (Na Hong-jin, 2008)
Joong-ho, un ancien flic devenu proxénète, se retrouve à devoir mener l’enquête lorsqu’il constate la disparition de trois de ses filles. Il s’aperçoit qu’elles avaient toutes vu le même client, facilement identifié par son numéro de portable. Pris dans une course contre la montre effrénée, et en espérant sauver la dernière disparue en date (Mi-jin), Joong-ho doit composer avec un terrible couac des autorités judiciaires qui ont arrêté le tueur pour une banale histoire d’accident de roulage : bien que ce dernier ait confessé ses meurtres, Yeong-min, le serial killer a été relâché. Entretemps, Joong-ho a rencontré la fillette, orpheline de la disparue, totalement perdue. Dans ce polar noir et frénétique, inspiré de faits réels, qui se passe surtout durant la nuit, les femmes subissent une double violence, morale et physique : celle des hommes (dont celle de Joong-ho, anti-héro revenu de tout) et celle, plus symbolique et par défaut, d’un État défaillant et indifférent à leur sort.
4 : Memories of Murder (Bong Joon-ho, 2003)
Sur un scénario inspiré de faits réels et déjà adapté au théâtre – un tueur en série sévit en Corée du Sud durant les années 1980 – le film suit les pérégrinations de Park et Seo, les deux inspecteurs de police chargés de l'enquête sur ces meurtres à répétition. Rapidement, ces deux hommes que tout oppose – l’un vient de Séoul, l’autre végète dans la routine de la campagne autrefois tranquille –, piétinent dans leurs recherches, à mesure de la découverte de nouveaux corps. Sur toile de fond d’un pays qui opère une transition difficile d’un régime militaire fort à une démocratie « sous surveillance », les deux hommes, qui n'en sont plus à une bavure près, en viennent rapidement à recourir à des méthodes illégales, comme extorquer les aveux d'une série de coupables désignés, et à fabriquer de fausses preuves, puis à troquer la rigueur logique contre d’obscures pratiques de voyance chamanique ! Sans succès. Dans ce thriller parfaitement maîtrisé, qui multiplie fausses pistes et ruptures scénaristiques, et où il pleut presque autant que durant les plaies d’Égypte, dans un pays qu’on dirait tout amoché, on passe constamment du glauque au ridicule, et de l’horreur au rire contrit, en suivant le cheminement erratique et surprenant de nos deux tartuffes. On devine petit à petit que la résolution de l’enquête échappera au spectateur. Éprouvant et jubilatoire !
5 : (Sympathy for) Lady Vengeance (Park Chan-wook, 2005)
Lee Geum-ja, une jeune femme coréenne, se retrouve en prison pour l’enlèvement et le meurtre d’un enfant qu’elle n’a pas commis. Elle y prépare minutieusement, treize années durant, sa vengeance envers le vrai coupable. Il s'agit du dernier volet de la trilogie vengeresse entamée en 2002 avec Sympathy for Mister Vengeance et poursuivi par l’emblématique Old Boy (2004 - cf. ci-dessous). Après deux films aux esthétiques à chaque fois particulières, où l’exécution du processus de vengeance consume tout autant celui qui en est la cible que son auteur, Park Chan-wook suspend ou brise, dans cet ultime volet, le cercle vicieux de la loi dite du talion. Dans ce récit qui entremêle, parfois de façon abrupte, les différents moments d'une histoire étalée sur une quinzaine d’années, le réalisateur use d’une palette picturale soignée, d’une gamme de couleurs où le rouge domine, et de dégradés de noir et blanc qui conduisent le film aux portes d’un conte noir (la pureté immaculée de la neige tombante, le sang écarlate). Avec en sus une actrice qui glisse de l’innocence trahie vers un statut d’ange salvateur, en passant par celui de mère absente, sans jamais perdre de son insondable mystère.
6 : Peppermint Candy (Lee Chang-dong, 2000)
Alors qu’il débarque sans prévenir, complètement saoul, à un pique-nique qui célèbre les retrouvailles d’amis de vingt ans, Kim Yong-ho se suicide au vu de tous, en se jetant sur le passage d’un train express. Débute alors un film qui (en langage VHS) se rembobine vers son début / son origine par six flashbacks successifs. Dans une Corée du Sud lancée en marche forcée vers l’expansion économique et au milieu d'une société civile placée « sous contrôle », l’itinéraire de vie de Kim Yong-ho semble être celui d’un échec annoncé, d’un impossible dépassement des lourds déterminismes sociétaux et humains qui grèvent un individu et le condamnent au malheur. Entrepreneur malchanceux, mari violent, amant malheureux, agent de police sadique – et être humain incapable d’empathie –, le film remonte doucement vers l’origine du trauma : une rupture sentimentale, qui sonne le glas d'une innocence perdue. L’itinéraire d’un enfant (bien trop) gâté, qu’aucune pastille à la menthe ne saurait réconforter.
7 : 2 Sœurs (Kim Jee-woon, 2003)
Su-mi et Su-yeon, deux sœurs, reviennent chez elles après un séjour à l’hôpital. Leur relation avec leur belle-mère semble difficile. Presque fusionnelles, les deux filles promettent de s’épauler face à cette marâtre qui règne sur une imposante bâtisse isolée dans la campagne, et où d’étranges phénomènes ne tardent pas à se produire. Dans ce récit pour le moins déroutant, qui fonctionne selon le principe presque éculé d’un être/évènement dont on tait ou oublie le souvenir ou qu'on a relégué au placard et qui vient hanter les « vivants », les fausses pistes explicatives abondent, mais ne préludent en rien à l’explication « dernière » qu’on prendra pour « finale », avec les réserves d’usage liées à ce genre cinématographique ! Le film montre en parallèle les fragiles univers enfantins basés sur la magie, le secret et l’interdépendance fusionnelle, et le monde des adultes, régi par les ambitions personnelles et compromissions. 2 Sœurs est un film schizophrène et bicéphale, un conte familial maudit, construit comme un puzzle dont les pièces, une fois assemblées, offrent une image toujours floue, mais dont on ne peut plus détacher le regard.
8 : Je suis un cyborg (Park Chan-wook, 2006)
Young-goo en est persuadée, elle est un cyborg. Elle refuse par conséquent d’ingérer tour nourriture de nature organique et tente de s’alimenter via des chocs électriques, tout en faisant la causette à des distributeurs de canettes ! Internée en section psychiatrique où elle est bientôt à deux doigts de mourir d’inanition, elle est prise sous son aile par Il-soon, un pensionnaire masqué, persuadé de pouvoir dérober les âmes des personnes qu'il croise. Il va alors tenter par tous les moyens de faire accepter à Young-goo sa propre humanité. Ce film, sorti après sa trilogie de la vengeance, est empreint d’une surprenante légèreté, à laquelle son titre US (I‘m a Cyborg, But That’s OK) rendait davantage justice. À rebours de bon nombre de films de confinement, « l’asile » n’est pas ce lieu cloisonné, à l’écart, où finissent ceux que la société juge inaptes d’en faire partie, mais un espace hors du temps, certes difficile (les médecins et infirmiers n’ont aucune compassion), mais où l’imaginaire est sans limite (Young-goo se rêve en robot destructeur), où la facétie devient une manière d’exister entre soi, et où la romance est même du champ des possibles. Du burlesque psychiatrique fleur bleue?
9 : Mother (Bong Joon-ho, 2009)
Veuve de longue date, une mère surprotectrice élève seul son fils unique, Doon-joon, qui souffre de déficience mentale légère et se met régulièrement lui-même en danger. Après qu'une jeune fille ait été assassinée dans la région, c’est le fils, sur simple suspicion, qui est jeté en prison. La mère va alors, sans l’aide de quiconque, littéralement remuer ciel et terre pour l’innocenter. Le film tient autant du drame familial (le lien mère-fils est fusionnel et étouffant), de la comédie grinçante que de l’enquête policière (bâclée) dans un milieu rural où les croyances et peurs ancestrales demeurent vivaces. Et cette mère, jamais nommée, de s’improviser détective de terrain, puis de se muer en Hécate vengeresse pour qui la vérité sur le meurtre passe après son désir absolu de faire libérer son grand enfant. Dans un pays aux institutions déliquescentes (la justice désigne les coupables) où l’argent régit les rapports humains (la mère paie un dealer pour des conseils), celle-ci est une force de la nature tentant de sauver ce qui reste de sensible dans un reliquat de société humaine…
10 : Printemps, été, automne, hiver et printemps (Kim Ki-duk, 2003)
Un moine et maître bouddhiste et son disciple vivent dans un temple posé sur un lac entouré de forêts. Leurs relations et sentiments évoluent d’un printemps à l’autre, à l’aune du cycle naturel des saisons, mais aussi à mesure que l’enfant devient, étape après étape, enseignement après enseignement, un homme et un moine. Une initiation spirituelle et philosophique, qu’une expérience amoureuse erratique vécue « hors-champ » vient fragiliser puis lentement fortifier, du vécu de sa confrontation aux émotions humaines et à leur ambivalence destructrice. Mais de l’automne de son déchirement amoureux au printemps de sa guérison, en passant par un hiver de rédemption, ce « temps de vie » est montré via les fluctuations saisonnières de la lumière, l’évolution circulaire de la palette de couleurs naturelles, le lent vieillissement de ses protagonistes, des animaux au milieu desquels ils vivent, et la permanence de l’élément liquide qui les entoure. Un film d’une beauté étourdissante et toujours insaisissable.
11 : Tunnel (Kim Sung-hoon, 2017)
Alors qu’il rentre chez lui en voiture, un homme est enseveli sous l’effondrement d’un tunnel routier en montagne. Une opération nationale de sauvetage – très médiatisée et politisée – se met alors en place, tandis que les chances de survie de notre « héros », rapidement oublié des infos, s’amenuisent. Plutôt qu’un énième film de survie dont on devine le dénouement final heureux, Tunnel joue habilement sur l’entrecroisement malin de ses multiples lieux d’action : le mari confiné, sa femme, rapidement seule dans l’adversité, et un contexte national où l’incurie des pouvoirs publics et des acteurs privés n’ont d’égal que l’inconstance versatile des médias passés rapidement à un autre scoop. Même au plus fort du huis-clos sous-terrain, l’humour ne perd pas ses droits et, dans une société coréenne corrompue et avide de sensationnalisme, le couple demeure l’unique utopie qui vaille la peine qu’on se batte pour elle !
12 : Monster Boy (Jang Joon-hwan, 2013)
Adolescent discret et taciturne, Hwayi vit avec ses cinq pères dans la campagne coréenne. De fait, un quintet de braqueurs/tueurs froids et méthodiques qui échappe à la police depuis plus de deux décennies. Alors que Hwayi – rompu au maniement des armes et explosifs, et capable de tuer un homme de sang-froid – doit composer avec l’éveil de ses sentiments amoureux, il fait une stupéfiante découverte sur ses origines, qui contredit tout ce qu’on lui avait raconté jusque là. Et le jeune « pubère » de se métamorphoser en ange de la vengeance d’une impitoyable efficacité. Film noir d’une puissance rare, même en regard des standards coréens en la matière, Monster Boy n’est pas un autre film de vengeance (thème récurrent dans le cinéma national) ou encore un polar de conflit œdipien irrésolu de plus, mais un portrait détonnant d’une famille dysfonctionnelle au sein d’une société violente qui place l’innocence au rang des faiblesses humaines.
13 : Old Boy (Park Chan-wook, 2003)
Manga éponyme passé à l’écran en 2003, Old Boy est avant tout la pièce centrale d’un triptyque de la vengeance (à placer entre Sympathy for Mister Vengeance sorti en 2002, et Lady Vengeance en 2005, relaté ci-dessus). Mais aussi le mini choc visuel traumatique par lequel beaucoup ont fait connaissance avec le cinéma sud-coréen. Toute la force du film semble contenue dans le seul regard de chien fou de Oh Dae-su (formidable Choi Min-sik) à la coiffure hirsute, menaçant de frapper le spectateur d’un coup de marteau ou s’apprêtant à engloutir un poulpe encore vivant ! Auparavant, ce jeune père aura passé treize années dans une pièce sans fenêtre, sans jamais savoir pourquoi il est là, mais informé par la TV qu’il est suspecté de meurtre. Au bord de la folie mais fortifié par des années à frapper inlassablement à mains nues les murs de sa prison de briques, Oh Dae-su se lance sur la piste de la vérité et du commanditaire de son enlèvement. Mais cette quête de vengeance mêlée d'une double affaire d'inceste risque bien de consumer, de près comme de loin, tous ceux qui y ont été associés. Déroutant et magistral !
Yannick Hustache
UPDATE MARS 2020 : en temps de confinement, n'hésitez-pas à visiter :
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