Talk Talk revisited : une série d'articles de Gwen Breës
Il y a 30 ans, Talk Talk enregistrait "Laughing Stock", un album d’une intensité rare. Passé relativement inaperçu lors de sa sortie, il marqua un terme à la carrière éclair de ce groupe pop iconoclaste, entamée en 1981 et qui bifurqua après quelques tubes vers deux voyages sonores obscurs et renversants ("Spirit of Eden" en 1988, "Laughing Stock" en 1991). Ces deux disques intemporels ont traversé les époques, acquérant leur notoriété grâce au bouche-à-oreille et continuant à fasciner aujourd’hui.
En marge de la diffusion de son documentaire In a Silent Way au Brussels Art Film Festival et de sa sortie en salles, le réalisateur Gwen Breës propose un feuilleton en sept articles reconstituant un mouvement dont le point de départ se situe en pleine explosion du punk et forme un decrescendo jusqu’à l’épilogue solo de Mark Hollis en 1998. Puis il s’intéresse, dans le dernier épisode, à la relation que celui-ci a entretenue avec la musique pendant les vingt dernières années de sa vie.
Merci pour votre lettre et vos mots chaleureux. Je suis enchanté d’entendre que ces albums ont eu un effet aussi positif sur vous. Mais en ce qui concerne votre projet, je suis totalement opposé à un film qui serait en rapport avec ces albums, car je préfère qu’ils restent autonomes et puissent exister par eux-mêmes. Vous avez les meilleures intentions en tête, et cela me touche, mais j’espère que vous comprendrez et respecterez ma position. — Mark Hollis, lettre à Gwen Brëës
Ces quelques phrases sont signées Mark Hollis. Elles ont été adressées en 2016 à un réalisateur belge qui avait entamé un documentaire inspiré par les derniers disques de Talk Talk. L’échange suivait un premier courrier envoyé par l’avocat du musicien, stipulant l’interdiction d’utiliser sa musique dans un tel cadre… et demandant avec insistance d’abandonner ce film. Ce réalisateur, c’est moi. Personne ne me commanditait, si ce n’est ma propre envie de célébrer une musique qui accompagne intimement mon existence depuis la découverte de Spirit of Eden en 1988, la baffe de Laughing Stock en 1991, et la sensation de plénitude procurée par le solo sans titre d’Hollis en 1998.
À l’époque, Internet n’existait pas, ces albums ne faisaient pas couler beaucoup d’encre et des légendes contradictoires se répandaient sur leur processus de création. Je me demandais dans quel monde évoluaient ces rêveurs pour avoir pu défricher des recoins musicaux apparemment impénétrables. Je trouvais très inspirante l’histoire d’un groupe ayant fui la notoriété après l’avoir connue. Et puis, en 2006, je suis tombé sur Lost Paradise, un article de Jim Irvin apportant dans Mojo des clefs de lecture intéressantes. J’ai exploré de fond en comble les quelques sites alimentés par des archéologues de l’ombre [1] pour documenter le parcours méconnu de Talk Talk, j’ai lu des dizaines d’anciens articles et interviews, et me suis mis à écouter les nombreuses influences éclectiques évoquées par Mark Hollis, personnalité centrale de cette histoire… J’ai imaginé moult endroits où sa musique pouvait continuer à exister. D’un indice à l’autre, j’ai fini par retrouver sa trace. J’avais bien compris que l’homme n’était pas du genre à sauter au cou du premier venu, et je me doutais ne pas être le premier à caresser un projet si saugrenu (on appelle ça une obsession). Mais j’étais persuadé qu’il jouait encore, quelque part, et qu’il devait bien y avoir un moyen d’approcher sa musique. Un désir de film était né, comme une manière de donner forme à cette quête improbable, de prolonger l’imaginaire que cette musique avait fait naître en moi…
Or, voilà qu’avant même que j’aie cherché à le contacter, il avait eu vent de ma démarche… et m’avait fait envoyer une lettre d’avocat. D’un coup, je comprenais mieux pourquoi il n’existait aucun documentaire sur Talk Talk, et pourquoi mes tentatives de rencontrer des protagonistes de cette aventure musicale se heurtaient à un mur de silence. Le refus de parler de Mark Hollis n’était pas une surprise, je l’avais lu expliquer qu’il n’avait rien à dire ou que ses interviews ne pouvaient qu’abîmer sa musique. Mais je comprenais moins son hostilité de principe envers un documentaire. L’explication se trouvait-elle dans une volonté de garder la musique séparée de l’image ? Ou dans une réticence à « faire œuvre » ? « Je pense à chaque album comme à un chapitre, disait-il lorsqu’il enregistrait encore. Et d’un album à l’autre, je ne m’attendrais jamais à ce que quelqu’un qui aime un album aime le suivant. »
J’en étais toutefois arrivé à la conclusion qu’une fois publiée, une œuvre vit sa propre vie et appartient aussi à son public. Je n’allais pas découper sa musique en petits morceaux, ni lui plaquer des images par-dessus… d’autant qu’il m’interdisait de l’utiliser. Je décidais donc de poursuivre ce film dans l’espace ténu qui me semblait exister entre mon désir et le respect de sa volonté. D’une manière qui est fidèle, je l’espère, à l’héritage et à l’esprit de Talk Talk.
Mark Hollis est mort le 24 février 2019, une semaine avant que le montage du film démarre, mettant fin au projet de lui rendre hommage de son vivant.
En marge des images, j’ai glané pendant ces années de multiples éléments, à travers la rencontre de personnes ayant collaboré avec Talk Talk et la fouille des archives – seul moyen désormais de faire exister la parole de protagonistes devenus silencieux. Les assembler par l’écrit permet de recomposer une partie d’un puzzle inachevé, en considérant comme Phill Brown, l’ingénieur du son des deux derniers Talk Talk et du solo d’Hollis, que « rien n’est pertinent sans un peu d’histoire ». Ce n’est pas amoindrir la puissance de ces disques que de relier leur émergence à un contexte, celui d’une époque qui bascule du punk à la prédominance de l’apparence et de la technologie, de suivre la quête de cohérence et d’absolu menée par leurs auteurs sur un chemin émaillé de détours, d’embûches et de malentendus… De paradoxes, aussi, entre excentricité et pudeur, collectif et solo, culture populaire et exigence artistique, spontanéité et contrôle – « l’improvisation arrangée » des derniers albums… C’est simplement célébrer une trajectoire protéiforme et éclectique, en cherchant au-delà des mythes à mieux appréhender son état d’esprit. Spirit…
Gwen Breës
[1] Elles et ils se reconnaîtront : Henrik Aakjaer, Fred Coince, Cathryn Evans, mais aussi Toby Benjamin, Yael Bolender, Davide Curci, Françoise Gadoin, Emmanuel Guillon, Angela Kim, Albert Voorhorst, Lorraine Worsley, etc.
Gwen Breës : In a Silent Way (Belgique, 2020 - 88')
Avant-premières :
En compétition au BAFF - Brussels Art Film Festival
- le 12/11/2021 à 19h à la Cinematek Ledoux (Bruxelles)
- le 14/11/2021 à 16h30 au Plaza Arthouse Cinema (Mons)
en présence du cinéaste
Sortie en salle
- à partir du 24/11/2021 au Cinéma Aventure (Bruxelles)
et d'autres projections à venir à Bruxelles et en Wallonie
- le 09/12/2021 au Caméo à Namur
- le 19/12/201 à La Sauvenière à Liège
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