"Ecrivain radical aux idées bien arrêtées, Russell Banks ne se repose jamais sur ses lauriers. Lorsqu'on passe en revue la liste de ses romans publiés en français chez Actes Sud (une quinzaine), on est surpris par l'incroyable variété de ses sujets. Après nous avoir plongés dans le Liberia à feu et à sang avec "American Darling", paru en 2005, il nous ramène dans le passé - les années 1930 - d'une Amérique en Cinémascope, au coeur de la réserve des Adirondacks. En romancier accompli, il enchaîne les leurres et les chausse-trapes, tout au long d'un étrange récit hybride. Au début de l'histoire, quand le peintre Jordan Groves atterrit en hydravion sur le lac bordant le chalet des Cole, on se croirait en plein mélodrame hollywoodien. Le décor - pics acérés, forêts sauvages et eaux profondes - est somptueux. Le jour et l'heure (le 4 juillet 1936, en fin d'après-midi), propices aux embrasements.

Et en touchant la terre ferme, le musculeux artiste-aviateur est accueilli par Vanessa, la "fille adoptive" des Cole, une beauté énigmatique, qui a tout de la femme fatale. Venu simplement "inspecter" les tableaux d'un peintre à la mode dans la propriété de ces riches New-Yorkais, Groves va-t-il céder au coup de foudre et laisser en plan sa femme Alicia et ses deux jeunes fils? Mais plus l'histoire avance, plus elle se complexifie et plus on perd ses repères. Qui est le véritable héros du roman? Est-ce Vanessa? Est-ce Jordan? A moins qu'il ne s'agisse d'un "outsider", Hubert St. Germain, séduisant guide de montagne, honnête et sensible, qui perpétue la noble tradition des pionniers, en refusant de devenir le domestique des citadins qui ont préempté toute la vallée.

Et puis l'histoire, la grande, se fait de plus en plus pressante. Jordan Groves frôle avec son petit avion le zeppelin "Hindenburg", qui vole vers l'Allemagne nazie, couvert de croix gammées. Il s'interroge. Nombre d'écrivains engagés, comme son ami Dos Passos, sont partis en Espagne, en pleine guerre civile, pour soutenir la jeune république vacillante. Ce n'est que lorsqu'il nous a bien ferrés que l'écrivain américain délivre l'essentiel de son propos.

Dans le maelström d'un long et tragique dénouement, il ranime les questionnements de toute son oeuvre: la perversité des rapports sociaux, l'impossibilité de l'amour à s'épanouir dans une société biaisée par l'argent et le pouvoir, et les étranges télescopages entre histoires intimes et histoire tout court. Avec son décor dramatique, ses personnages ambigus, ses énigmes non résolues - passées (quel traumatisme Vanessa a-t-elle réellement subi dans son enfance?) et à venir (comment survivre au drame? ) -, "La Réserve" est un roman profondément déroutant et troublant. Russell Banks invente un nouveau genre, le marivaudage métaphysique, qui préfère les grands espaces aux boulevards." [Philippe Chevilley, Les Échos]

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