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LE CARREFOUR DE LA CHAUSSÉE D'ANTIN
Bernard HEIDSIECK

  • Ref. HB0133
  • AL DANTE, 2001. Enregistrement 1973.

À partir e.a. de l'échec lié à la publication de " Sitôt dit " (Seghers, 1955), sa première - et dernière - plaquette "classique" de poésie imprimée, Bernard Heidsieck (Paris, 1928) entreprend dès la seconde moitié des années cinquante, aux côtés d'autres défricheurs de la 'terra ingognita' de la "poésie sonore", tels que Henri Chopin, François Dufrêne ou Bryon Gysin, de libérer la poésie d'une trop stricte allégeance à la page et à l'écrit. "La poésie agonisait : il ne s'agissait pas moins de la ré-oxygéner ! Pour ce faire, il m'est apparu que de 'passive' qu'elle était sur le papier, il fallait la rendre 'active', l'en extraire donc, et lui restituer son énergie et son potentiel de communication dans l'oralité découverte. Ce n'était là qu'une révolution, qu'un total renversement de sa trajectoire" (B. Heidsieck in "Poèmes-Partitions", cité par Samuel Lequette in "Revue & Corrigée", n°82). Vers 1962-63, pour regrouper à la fois les pratiques de diction nue (la voix, rien que la voix) et les interventions vocales avec dispositif (instruments, bandes magnétiques... ), Heidsieck introduit le concept de "poésie action".

En 1972-73 (publication dans la série des "Passe-Partout", de janvier à décembre 1972 ; unique lecture / audition publique en décembre 1973), le poète présente "Le Carrefour de la Chaussée d'Antin". Il s'agit, pour reprendre ses propres termes d'une "tentative de topographie sonore d'un point chaud de Paris, d'un carrefour, au centre de la ville, où s'entrecroisent et se mêlent, de façon complémentaire ou contradictoire de nombreuses banques, des compagnies d'assurance, l'Opéra, les Galeries Lafayette, des gares, des cafés, des cinémas, des prostituées, des hôtels de passe, des boutiques multiples, de fringues, des manifestations politiques ou syndicales dont ce carrefour est un point de passage fréquent, des embouteillages, enfin, monstres, chaque jour, de voitures". Le texte et la pièce, qui dure une heure cinquante, sont structurés en douze parties correspondant aux six artères et aux six bâtiments et îlots constituant ce carrefour en étoile.

Réalisé à un moment où Georges Perec rend visite depuis quelques années - encore "en secret", sans divulgation au public - au Carrefour Mabillon dans le cadre de son projet sur douze ans lié à douze lieux parisiens et quelques années avant la déclinaison sous forme radiophonique de cette "Tentative de description de choses vues au Carrefour Mabillon" le 19 mai 1978, l'entreprise de Heidsieck est plus que la version "rive droite" du projet "rive gaucheµ de Perec. Au-delà de similitudes, dans l'idée même d'essai topographique qui sous-tend le projet mais aussi dans l'amour de la liste qui lui donne chair (ici, par ex., listes de boissons liées aux cafés ou de monnaies étrangères liées aux agents de change du quartier ; programmation soir par soir de l'Opéra), ce sont deux formes assez différentes de distanciation par rapport à leur sujet qui sont appliquées par les deux écrivains. Alors que Perec se plie volontairement à une description " dénotée " au sens barthien du terme (décrire, uniquement décrire), Heidsieck souligne la portée politique de son observation attentive d'un petit noeud - commercial, financier, culturel et sexuel - du système capitaliste marchand en incluant, dans l'espace stéréophonique de sa lecture-diffusion, de nombreuses citations de penseurs politiques de la société de consommation (Aron, Baudrillard, Debord, Marcuse, Vaneigem... ). La répétition fréquente de certaines phrases-chocs (p.ex. "Derrière la prospérité de la plupart des secteurs, il y a un enfer" - H. Lefèvre - ou "Société de consommation : civilisation de la poubelle. Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es !" - J. Baudrillard), dites sur les tons les plus variés, du plus " crédible " / "impliqué" au plus "a priori à côté de la plaque", à chaque fois par une dizaine de la trentaine de lecteurs de l'oeuvre, produit un 'Verfremdungseffekt' (effet d'étrangeté chez Brecht, habituellement traduit en français par "distanciation") qui, prenant l'auditeur à rebrousse-poil, le pousse à une écoute active (critique) et relativise ainsi une certaine dérive "prêchi-prêcha" de l'oeuvre.

(Philippe Delvosalle - mars 2010)

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