De tous les musiciens jazz c'est sans doute Thelonious Monk qui aura poussé le plus loin l'alchimie faussement cadencée et profondément subversive du swing. Alliant un jeu au classicisme rigoureux entremêlé de décalages subtils, la musique de Monk interpelle. Voire dérange. En effet beaucoup d'amateurs de jazz apprécieront l'approche romantique de son contemporain Bill Evans, marquant pour des décennies le carcan du trio piano jazz, mais ne supporteront pas le swing syncopé de Monk pourtant quelque part assez proche. Sur cet album au piano en solo on sent très bien cette manière syncopée " d'évanouir " le rythme : notes retenues et triolets en formes de volutes (réminiscence du stride) qui s'enroulent dans le vide faisant place à des espaces de liberté, terrain de jeu propice aux mélodies et notes impromptues. C'est de cet art furtif que subrepticement apparaît " un autre temps ". Faire ressentir une dimension cachée, faire ressentir dans le tempo un développement parallèle, voilà une des clés de voûte de la musique de Monk. Pour arriver à ce genre de maitrise il faut que le musicien ait énormément de recul sur ce qu'il joue, et pour le cas présent, Monk était très très loin... (voir dans une autre galaxie).

De cette condition de l'afro-américain ne trouvant pas sa place dans la société ségrégationniste américaine des années 50, la musique sera pour bon nombre un lieu d'échappatoire, soudant la communauté par des messages profonds. Le remède des maux qui tourmentent la condition de ces exclus sera souvent recherché ailleurs, dans d'ultimes appels lancés aux étoiles. D'un point de vue de l'histoire des afro-américains c'est un aspect très important pour comprendre l'essence même des différentes expressions et styles successifs. On comprend mieux par là ces musiciens en rupture, subversifs et naviguant à contre-courant, membres fédérateurs d'expressions symboliques comparables pourrait-on dire à autant de guérillas secrètes (hautement spirituelles et pacifiques) militant à recouvrer une dignité perdue. On comprend mieux par là aussi ce mitraillage constant de la ligne mélodique chez Monk (et chez d'autres), mitraillage de cette mécanique trop bien réglée et rutilante, à l'image de cette société américaine des années 50 qui l'écrase.

Avec Louis Armstrong, Duke Ellington, Miles Davis, John Coltrane ou encore Sun Ra, Monk est un des musiciens les plus influent de l'histoire du jazz. C'est un génie du piano. ESSENTIEL.

(BB)

Réédition (2011) de l'album original "Thelonious Alone In San Francisco" (1959) remastérisé (24-bit) + ajout d'une "master take" de "There's Danger in your eyes, Cherie".