Centré sur un groupe de femmes résidant dans le village de Dekolon, sur les rives du lac Sébu, au sud de l'archipel des Philippines, ce disque est issu d'un projet de l'association ALTAMIRA. Cette association travaille avec des populations à travers le monde afin de développer avec elles une production culturelle, musicale ou autre, mettant en valeur les ressources artistiques locales. Dans le cas présent, la conception et la réalisation d'un disque a été confié à un collectif artistique, baptisé Lemhadong. Ce collectif artistique rassemble des femmes, musiciennes et artisanes, faisant partie de l'ethnie Tboli, une minorité de l'île de Mindanao. Anciennement seuls habitants de l'île et vivant des ressources de la forêt, les Tboli sont depuis une cinquantaine d'année inclus dans la société philippine moderne, avec pour conséquence des changements profonds dans leur existence. Passant d'un mode de vie traditionnel à une inclusion " par la petite porte " dans un monde moderne aux codes radicalement différents, les Tboli tirent aujourd'hui leur subsistance de menus travaux d'artisanat, et de travaux agricoles pour les propriétaires terriens des environs. Dernières détentrices des traditions artistiques Tboli, les musiciennes du village de Lemhadong ont fondé ce collectif avec l'intention de réinventer l'identité des Tboli en tant que Communauté Culturelle Indigène. Réinstallant leur village dans une région en cours de déforestation, elles vivent au jour le jour de divers petits travaux, tout en maintenant et développant l'artisanat traditionnel, textiles, bijoux, métallurgie, etc. Quoique récoltant un peu d'argent en animant fêtes et mariages, ou en organisant des spectacles pour des touristes de passages, les femmes du Lac Sébu maintiennent leur musique dans la sphère intime, dans la vie quotidienne du village, tel que le veut la tradition. Le disque reproduit cette interpénétration de la musique et de la vie quotidienne en replaçant chaque pièce vocale ou musicale dans son contexte sonore, restituant l'omniprésence de la nature, de la forêt, dans la vie du village. Les Tboli ne combinant jamais deux instruments, ni un instrument et une voix, les pièces de musique sont soit instrumentales soit des chants seuls. Les morceaux sont donc ainsi par définition toujours des solos, mais ces solos sont toujours l'occasion d'un dialogue avec la forêt, que ce soit sous forme d'imitation de la nature, des animaux, des insectes, ou bien de mélodies offertes aux esprits de la forêt. Les thèmes des chansons, et des mélodies instrumentales qui en découlent sont proches de la vie de chaque jour au sein de la communauté Tboli: chant de récolte, berceuses, mais aussi chant de séduction et chagrins d'amours. Chaque morceau est l'occasion de découvrir un aspect de la musique Tboli et de ses diverses utilisations sociales, ainsi que des divers instruments utilisés à cet effet, du luth hegelong au gamelan klintang, en passant par la simple flûte few, en tige de riz, ou le Klutang, percussion fabriquée à partir d'un tronc d'arbre fendu. Loin d'être un document musical aseptisé, l'album est avant tout un témoignage humain, basé autant sur la vie du village au sein de son environnement et sur la vie courante des femmes de Lemhadong que sur une simple production musicale. Le projet met en évidence le trésor culturel et l'imaginaire dont sont dépositaires ces femmes illettrées, considérées comme arriérées par le reste de la population philippine. Réalisé sur une période de huit ans, il plonge au coeur de la vie de ces femmes et reflète la fierté qu'elles tirent de leurs connaissances et de leurs talents. (Benoit Deuxant)