Tout le monde a son album d'Autechre préféré, et chaque nouvelle sortie entraine la comparaison avec le reste de leur discographie. Exai est le treizième LP du groupe, leur trentième parution si on inclut les EP (généralement aussi long que les LP, d'ailleurs). Si ses prédécesseurs ont souvent déconcerté, trompant les attentes des critiques les plus avertis par des options radicalement obliques, des virages inattendus, cette nouvelle pierre à l'édifice musical qu'est Autechre semble elle s'inscrire dans la continuation logique de leur démarche récente (que je défie quiconque de résumer ici). Un groupe de cette importance et de cette renommée entraine chez son public de grandes espérances, des expectations aussi spécifiques que subjectives, qu'il est impossible de combler intégralement, et les commentaires qui accueille toute nouvelle production (celle-ci ne fait pas exception), appréciation, acclamation, accusation de trahison ou d'affaiblissement, crainte de redite ou au contraire de tangente trop marquée, témoigne de cette appropriation par le public de la création des musiciens. Que la vision de ce public ou de la critique corresponde à celle du groupe reste à vérifier. Ces précautions mises à part, il reste toutefois à tenter de définir ce qui compose exactement ce disque, indépendamment ou non de son inscription dans un work-in-progress qui couvrirait la carrière du duo. Et avec une durée de pas moins de deux heures (quatre disques dans sa version vinyle), l'album est proprement impossible à résumer sinon par touches, par à-coups ; la quantité de détails, de techniques et d'ingrédients qui rentre dans sa conception ne se révèle que par écoutes successives, pour peu qu'on ait la patience de revenir inlassablement sur l'objet, de s'y replonger presque studieusement. Certes on s'éloigne alors de la prétendue écoute spontanée qui devrait suffire à discerner un bon disque mais en dehors d'une conviction de principe, c'est ici un pas nécessaire. Rapidement considéré comme trop difficile, trop gris et trop long, même par ceux qui le défendent, le disque est pourtant étonnamment varié, passant de l'anarchie hyperkinétique des premières plages à une relecture ralentie de hiphop en son milieu pour se finir en balades industrielles. Le son qui démarrait avec les textures abrasives et la distorsion digitales des derniers albums s'adoucit progressivement au fil des morceaux pour rappeler ceux des années 2000, un peu métallique mais très élastique ; l'espace sonore lui-même évolue énormément et alterne entre le confinement oppressant et les grandes étendues réverbérantes. Sans doute est-il impossible d'aimer ce disque d'un bout à l'autre, mais chacun y trouvera ses moments de prédilection, une fois débarrassé du devoir de le juger, et de la tentation de le jauger à l'aune de ce qui l'a précédé. Il a derrière lui vingt ans de carrière au cours desquels le groupe a perfectionné sa démarche, la remettant en question constamment, et proposant à plusieurs reprises des directions inattendues qui leur accordaient une longueur d'avance sur tous les artistes qu'ils inspiraient et continuent d'influencer. Autechre est loin d'avoir tout dit mais la quantité d'approches nouvelles, de techniques inédites, dont ils sont les précurseurs impose une pression excessive sur la moindre de leur production, augmentant de manière injuste le risque d'accusation d'essoufflement à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une démarche qu'ils auraient déjà abordé, même lorsque le territoire ainsi découvert n'a jamais été complètement exploré. Autechre approfondit l'examen et la prospection de sa propre terre inconnue, cela mérite bien deux heures. (Benoit Deuxant)