Ces trois disques compilent l'intégralité des enrigstrements de ce songwriter trop méconnu ainsi que de nombreux inédits.

Découvert avec trente ans de retard, le folk poignant de Jackson C. Frank sera encore bon à écouter dans trente ans. Si vient un jour le temps de ranger cet album dans sa discothèque, il faudra faire une entorse à la règle du classement alphabétique. Il faudra aussi brûler quelques cierges pour remercier les fées du folk d'avoir permis la résurrection miraculeuse d'un disque et d'un chanteur oubliés depuis plus de trente ans. Composé de l'unique album enregistré par Jackson C. Frank en 1965 et augmenté de cinq titres datant de 1975, Blues run the game prouve qu'il existait donc un chaînon manquant entre Johnny Cash et Nick Drake. Ce disque revient de loin. Ce chanteur aussi. Né en 1943 dans l'Etat de New York, Jackson C. Frank a failli mourir à 11 ans dans l'incendie de son école primaire.

Apprenant la guitare pendant sa convalescence, il abandonne ensuite l'Amérique pour tenter sa chance sur la scène folk londonienne. Epaulé par Simon et Garfunkel (avec lesquels il partageait un appartement) ou Sandy Denny (dont il partageait la vie), Jackson C. Frank devait enregistrer son album dans un état de nervosité paralysante : cinq titres ont été capturés en douce, Paul Simon prétextant des essais de son pour que Frank accepte de jouer devant un micro. Jackson C. Frank n'était pas à sa place dans un studio d'enregistrement. Normal : sa musique est hors de l'espace-temps, du folk d'avant le folklore folk. Impossible, en effet, de découvrir ces chansons en compagnie d'un vieux baba, d'un fan de Donovan. Elles se présentent dans un mouchoir de poche, taillé dans la plus noble et solide des étoffes : le blues ou la country. Frank s'accompagne uniquement d'une guitare acoustique, à laquelle il ne fait pas de cadeaux. Pas d'enluminures, pas de joliesse, peu de technique. L'art de Jackson C. Frank est concentré dans l'intensité dramatique de son chant. Avec une amplitude qui rappelle parfois celle d'un Glen Campbell qui aurait mal tourné, la voix sobre et poignante de Jackson C. Frank enveloppe mais ne réchauffe pas. Il est un voyageur sans bagages, dont la solitude et la tristesse sans fond mais sans larmes font écho à la mélancolie âpre de ses ancêtres hillbillies.

De Jackson C. Frank, seule la biographie donne envie de déverser des litres de larmes. En 1965, paralysé par l'accueil dithyrambique réservé à sa musique, se jugeant incapable d'offrir une suite digne à son premier album, Jackson C. Frank est entré en dépression et rentré en Amérique. L'échec d'un mariage, la mort d'un enfant et un mélange de médicaments désastreux l'ont conduit à l'hôpital puis à la rue. Pendant vingt ans, malade et éborgné à la suite d'une agression, il fut clochard dans les rues de New York. Repêché il y a quelques années par un fan pour qui il faudra aussi brûler quelques cierges, il a aujourd'hui retrouvé une vie normale et, dit-on, se produit parfois dans les clubs locaux sous le nom de Jack Frank. (Stéphane Deschamps dans les Inrocks)