On a beau connaître le groupe, s'être familiarisé depuis plus ou moins longtemps avec sa musique et même l'avoir redécouvert récemment par le biais de l'excellente compilation Early, déjà concoctée par le label Soul Jazz, l'écoute d'un disque de A Certain Ratio première période - comprise entre 1978 et 1983 - reste toujours une expérience unique. Unique comme la musique née de l'imagination de ces cinq citoyens Mancuniens dont les ambitions artistiques devaient relever, pour la majorité de leurs contemporains, d'un déséquilibre pathologique. Il est vrai que vouloir marier les sonorités angoissantes d'un courant post punk alors en pleine débauche d'inventivité à l'élasticité rythmique telle que façonnée par la mouvance P-funk, cela a de quoi laisser planer de sérieux doutes sur la santé mentale de gens ayant eu une idée aussi saugrenue. Pour résumer, A Certain Ratio s'était mis en tête de présenter Wire et Joy Division à Parliament et Funkadelic. De cette greffe contre-nature sont ainsi nés certains des enregistrements les plus ahurissants du début des années 80, à commencer par ce To Each... (dont on s'empressera de railler une pochette absolument repoussante et d'un goût douteux), premier album (si l'on occulte la cassette The Graveyard And The Ballroom, sortie en février 1980, divisée en une première face studio et une seconde live) imaginé par Simon Topping (trompette et chant), Jeremy Kerr (basse), Donald Johnson (batterie), Martin Moscrop (guitare), Peter Terrell (électronique), alors tout juste rejoints par la chanteuse Martha Tilson. Enregistré dans le New Jersey, alors que le groupe séjourne dans le quartier new yorkais de Tribeca, sous la houlette du regretté Martin Hannett, ce disque, réalisé en avril 1981, n'est sans doute pas le plus abouti de la formation mancunienne (on lui préférera son successeur, Sextet), mais il n'en témoigne pas moins de cet esprit aventureux et conquérant, de cette volonté de se jouer des règles les plus élémentaires, des structures formatées, de ce désir de faire exploser les carcans. Alors que le timbre inquiétant de Topping n'est pas sans évoquer celui de son copain de label (Factory) Ian Curtis, les musiciens donnent naissance à un groove implacable et mutant, souligné par des percussions entêtantes et accompagné de trompettes affolées. Toujours à la limite de l'asphyxie (le long mantra tribal Winter Hill, originellement morceau de clôture du disque), les "chansons" de A Certain Ratio surprennent encore aujourd'hui par leur non-conformisme, leur caractère immuable, leur pouvoir hypnotique sur l'auditeur, qui ne peut sortir indemne d'une telle épreuve. Ici complété par les morceaux Abracadubra et Sommadub - deux instrumentaux également réalisés en 1981 sous l'identité Sir Horatio, et dont les titres annoncent la couleur... dub prononcée -, To Each... reste certainement, en dépit de quelques approximations, l'un des albums les plus insolites de l'histoire de la pop moderne. (Christophe Basterra dans Magic !)